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Apportez du vin ! Laissez d’abord la main de Hafiz
L’étreinte joyeuse de la tasse !
Mais à une seule condition
Aucun mot au-delà de cet endroit !
HAFIZ.
Environ un mois après notre retour de la guerre au Baloutchistan, Son Excellence le Vakil-ul-Mulk informa mon père qu’il l’honorerait en étant son invité au déjeuner du vendredi suivant.
Cette nouvelle jeta toute la maison dans un état de grande excitation ; et quand on se rappelle que le Vakil-ul-Mulk n’honora jamais un Khan d’une escorte de moins de trois cents sowars, en dehors des nobles de la province qui étaient présents et qui avaient aussi leur suite, on peut comprendre que même pour fournir un logement à tant de gens,
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beaucoup de gens et du fourrage pour autant de chevaux était, en soi, une lourde tâche ; et cette lourde tâche m’était imposée.
Cependant, grâce à Allah, le jardin de Mahun était apte à recevoir même un invité aussi distingué que le Vakil-ul-Mulk ; et, depuis
c’est l’un des jardins les plus célèbres de la Perse, elle-même une terre des plus célèbres pour ses jardins, il est juste que je vous décrive ses beautés.
Nous, les Perses, construisons, autant que possible, nos jardins sur une pente douce ; et le jardin que je décris a été construit de telle manière que deux ruisseaux d’eau cristalline se rencontraient devant le bâtiment [36] et formaient un immense lac, à la surface duquel de nombreux cygnes, oies et canards s’ébattaient.
Au-dessous de ce lac, il y avait sept chutes d’eau, comme il y a sept planètes ; et au-dessous encore de celles-ci, il y avait un second lac de dimensions plus petites, et une superbe porte décorée de tuiles bleues.
Le lecteur peut penser que c’est tout, mais non, non seulement dans les lacs, mais aussi entre les cascades, des jets d’eau jaillissaient dans l’air si haut que les éclaboussures qui tombaient ressemblaient à des masses de diamants. Et souvent, lorsque j’étais allongé dans la belle salle carrelée, le clapotis des jets d’eau et le murmure du ruisseau qui descendait à toute allure dans le jardin en terrasses entre les rosiers, adossé à des saules pleureurs, des platanes, des acacias, des cyprès et toute autre espèce d’arbre, m’ont étrangement ému ; j’ai pleuré de pure joie, et j’ai été ensuite bercé par le sentiment irrésistible de la beauté et le murmure de l’eau courante. Par Allah ! Je pense, en effet, que ce jardin n’est pas surpassé en beauté même par le célèbre jardin mentionné dans le Coran :
Le jardin d’Iram, orné de hauts piliers :
Il n’en avait pas été créé de semblable dans le monde.
Le jour dit, une heure avant midi, mon père, ses principaux officiers et moi-même, nous rendîmes à la porte principale du Vakil-ul-Mulk. Son Excellence était de très [37] bonne humeur et, en réponse à l’accueil de mon père et à son assurance que « le jardin lui était offert », répondit qu’il le considérait comme son propre fils. A cela, mon père, avec une humilité fière, répondit : « Je suis un esclave né dans votre famille. » Son Excellence me dit ensuite qu’il avait entendu de bonnes nouvelles à mon sujet, ce qui me fit baisser la tête par modestie.
Accompagné des nobles, le Vakil-ul-Mulk marcha le long du lac avec beaucoup de dignité et très lentement, car en Perse, seuls les Européens et les hommes de basse extraction marchent vite. Il fit ensuite apporter du pain et nourrit les cygnes assez longtemps, pendant que nous attendions debout en guise de service.
Enfin, Son Excellence entra seul dans la salle principale, et nous restâmes tous respectueusement dehors, près des fenêtres ouvertes.
En face des coussins sur lesquels s’étendait le Vakil-ul-Mulk, se trouvaient deux grands plateaux remplis de friandises préparées dans les appartements des femmes : caramel, pâte d’amandes, « oreilles d’éléphant » en pâtisserie, amandes brûlées, sucre étiré aussi fin que des cheveux, et bien d’autres friandises délicieuses qui ne se fabriquent qu’en Iran. Il y avait aussi une boîte de manne d’Ispahan. Entre les plateaux de friandises se trouvait un plateau [38] d’argent sur lequel était étalé un châle d’une finesse exquise, valant au moins deux cents tomans [25] ; et sur le châle se trouvait un paquet scellé contenant deux cents ashrafis ou pièces d’or.
Le Vakil-ul-Mulk goûta les friandises et, regardant les jets d’eau briller au soleil et le joli jardin, répéta :
S’il existe un Paradis sur la surface de la terre :
C’est ça, c’est ça, c’est ça.
Son Excellence invita alors son vizir et mon père à entrer par un signe de tête, et de la même manière il congédia les nobles et ses serviteurs, qui furent conduits par moi aux différentes pièces préparées pour eux, car les principaux serviteurs ont tous leurs états-majors séparés et doivent donc s’asseoir dans des pièces séparées.
Le Vakil-ul-Mulk goûta encore les friandises, et fit surtout l’éloge du caramel et aussi de la manne qui, avec les cailles, formèrent la nourriture des Beni Israël [1] pendant les quarante années qu’ils errèrent dans les déserts, et mon père s’inclina profondément pour lui exprimer sa reconnaissance.
Le thé fut ensuite servi et la pipe à eau spéciale du Vakil-ul-Mulk, en or battu parsemée de turquoises, pour laquelle l’Iran est célèbre, fut apportée.
Après l’avoir tiré en silence pendant une minute, Son Excellence demanda à son maître d’hôtel où il avait trouvé un tabac aussi excellent, et ce fonctionnaire répondit qu’il lui avait [39] été offert par mon père qui, pour honorer l’occasion propice, avait acheté un stock qui était arrivé à Kerman la veille de Shiraz. Il ajouta que mon père avait fourni une grande quantité de ce tabac s’il pouvait l’accepter. Son Excellence dit qu’il n’était pas nécessaire, mais accepta finalement le cadeau, et mon père donna ensuite au domestique une belle somme d’argent pour son comportement amical.
Après un moment, mon père représenta que le déjeuner était prêt à être servi et se rendit dans la pièce voisine pour surveiller l’étalement de la nappe, qui est faite de cuir Hamadan rouge et recouverte de chintz.
Les serveurs du Vakil-ul-Mulk, cependant, refusèrent de répandre le tissu sans ordre du chef des appartements privés, qui refusa également de prêter attention jusqu’à ce que la promesse chuchotée d’un cadeau fasse de lui l’énergie personnifiée.
Sur le bord du tissu, douze pains plats de farine très blanche étaient placés, et il y avait d’énormes plateaux de riz nature bouilli comme on le fait seulement en Perse, avec les parties savoureuses et dorées, flanqués d’autres monticules de riz, dans lesquels la chair d’agneaux et de poulets avec des raisins secs, des amandes et du safran étaient tous habilement mélangés.
Les bols de bouillon, les plats de viande cuits dans du jus de grenade ou de citron vert, ou avec des noix, étaient [40] plus petits et étaient placés sur une ligne extérieure, avec du fromage, du lait caillé, des légumes et des fruits en conserve.
Enfin tout fut prêt, jusqu’aux inestimables coupes de sorbet en porcelaine, dans lesquelles flottaient les cuillères translucides d’Abadeh dans une masse de glace pilée, le sorbet seul étant bu en public, et le Vakil-ul-Mulk, informé que le déjeuner était servi, se leva de son coussin et, marchant vers la pièce voisine, s’assit à la place d’honneur.
Après avoir mangé avec appétit, Son Excellence donna l’ordre de faire venir le Vizir et mon père. Ils se présentèrent, s’inclinèrent profondément et furent honorés d’être invités à rejoindre le Gouverneur général, après quoi ils s’assirent très respectueusement à la dernière place. C’était, en vérité, une grande distinction pour mon père, car Son Excellence s’asseyait toujours seul à table, ne permettant même pas à ses fils de manger en sa présence.
On apporta des brochettes de gazelle, enveloppées dans un morceau de pain pour les garder chaudes, et Son Excellence dit qu’il n’était pas nécessaire de demander qui les avait tirées au plomb.
Le repas fut mangé presque en silence, et les monticules de nourriture étaient si grands qu’ils semblaient presque intacts lorsque, après avoir goûté une poire Natanz [41] conservée dans du sirop et loué sa saveur, le Vakil-ul-Mulk demanda la cruche et la bassine avec lesquelles il se lava les mains et la barbe, car vous devez savoir que nous les Perses non seulement nous asseyons à genoux, mais, comme le Prophète, sur Lui la paix soit, mangeons avec nos doigts, roulant ensemble notre riz en boules et les insérant ensuite avec nos pouces dans la bouche.
Plus tard, j’ai vu un jour un officier anglais essayer de faire cela, mais nous étions tous d’accord qu’il mangeait comme un tigre, et que seuls les Perses pouvaient manger de cette façon, d’une manière raffinée ; nous savons aussi par expérience que la nourriture mangée avec la main a un meilleur goût, et qu’il est impossible de satisfaire l’appétit si l’on utilise couteau et fourchette.
Après cela, le Vakil-ul-Mulk se retira avec son serviteur le plus intime pour faire la sieste, puis, et seulement alors, le paquet scellé de pièces d’or fut ouvert et le châle examiné. Son Excellence s’étendit sur un coussin brodé de perles, sur lequel étaient placés un grand oreiller et un second tout petit, rembourré de duvet de cygne, apporté de la province de Sistan. Une fine couverture de soie protégeait des mouches.
Le serviteur de confiance, lorsque son maître se fut préparé à dormir, sortit, ferma doucement la porte et se coucha dehors, prêt à être présent lorsqu’il serait appelé.
Moins d’une heure après, une toux annonça le réveil du gouverneur général, qui se lava [42] de nouveau les mains et le visage, et peigna soigneusement sa majestueuse barbe, ses moustaches, ses sourcils et même ses cils noirs. Il se leva alors, se dirigea vers la chambre principale, et, faisant venir les Khans et ses domestiques, dit que, comme il faisait trop chaud pour sortir, il désirait que tout le monde s’asseyât. Après cela, il fit servir du thé.
La conversation tourna autour des allusions, dans lesquelles les Persans excellent, et le Vakil-ul-Mulk lui-même, qui était d’une humeur remarquable et n’ordonna à aucun serviteur de manger des bâtons ce jour-là, nous raconta comment Mahmud de Ghazni récompensa Firdausi, l’auteur du plus grand poème du monde, si insuffisamment, que le poète écrivit une célèbre satire sur lui qui dit :
J’ai travaillé de longues années pour terminer ce Shahnama,
Pour que le Roi puisse m’accorder une récompense digne,
Mais rien, sinon un cœur déchiré par le chagrin et le désespoir
Est-ce que ces promesses m’ont paru vides comme de l’air !
Si le père du roi avait été un prince de renom,
Mon front avait sûrement été orné d’une couronne !
Si sa mère était une dame de haut rang,
En argent et en or, je me suis tenu jusqu’au genou !
Mais, n’étant pas de naissance un prince mais un rustre,
Il ne pouvait supporter les éloges du noble !
Craignant des représailles, Firdausi s’enfuit sagement quelques jours avant que la satire ne soit prononcée, et se réfugia finalement auprès du Sipahbud de Tabaristan, qui était le seul prince d’origine persane régnant en Perse, qui était alors malheureusement divisée en principautés séparées.
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Le sultan Mahmud fut si furieux en lisant cette satire qu’il s’évanouit d’excès de colère. Il envoya alors des messagers avec des copies du portrait du poète dans chaque cour pour s’enquérir si Firdausi s’y trouvait, et, apprenant qu’il s’était réfugié au Tabaristan, il écrivit au Sipahbud pour exiger la reddition du poète, et termina sa lettre en menaçant que, si son désir n’était pas satisfait, il viendrait avec ses éléphants de guerre et piétinerait le pays sous leurs pieds.
Le Sipahbud, qui était prêt à défendre son hôte jusqu’à la mort, renvoya la lettre du sultan et écrivit simplement « Alm » au dos. Mahmud était trop ignorant pour comprendre ce que cela signifiait et fut complètement stupéfait ; mais un de ses courtisans persans expliqua aussitôt que par « Alm » le Sipahbud entendait rappeler au sultan le sort d’Abraha l’Abyssin, qui, comptant également sur des éléphants de guerre, envahit La Mecque l’année même de la naissance du Prophète ; mais Allah le Très-Sage n’a-t-il pas fait en sorte que des volées d’oiseaux les bombardent de boulettes d’argile cuite pour les gêner ? Il ajouta que le « Chapitre de l’éléphant » commençait par « Alm ». Lorsque le sultan Mahmud comprit cela, il trembla et sa menace resta sans effet.
Pendant un long moment tout le monde resta [44] silencieux, et puis la conversation tourna vers la politesse des Perses, et Husein Ali Khan raconta que lorsqu’il était serviteur au pied du trône de Mohamed Shah il y eut une grande dispute avec le ministre de France parce que le gouverneur de Shiraz avait, affirmait-il, saisi une grosse somme d’argent, vingt mille tomans, appartenant à un marchand français, alors que ce fonctionnaire digne de confiance expliquait qu’il s’en était simplement chargé pour la sauver des voleurs de Kashgai.
En tout cas, à la fête en l’honneur de la naissance du Shah, lorsque le grand vizir donna un banquet, le ministre refusa d’être parmi les convives à moins que cette somme ne fût payée, et cette abstention étant rapportée à Mohamed Shah, ce monarque exalté fut mécontent.
Enfin, le noble vizir non seulement paya de sa bourse personnelle, mais, saluant le ministre de France avec une exquise urbanité, il dit : « Votre Excellence, ce banquet m’a coûté vingt mille tomans ; mais j’aurais volontiers payé le double pour le plaisir de recevoir le ministre de France. » En entendant cela, nous avons senti que c’était en Perse seule que naissaient de si nobles ministres, si nobles, et nous avons tous remercié Allah d’être Iraniens.
Le commandant en chef dit alors que, non seulement en allusion et en politesse, les Perses étaient loin devant toutes les autres nations, mais qu’en astuce, aucun autre peuple ne les surpassait même.
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Il nous a raconté, pour preuve, qu’une fois il avait dû payer à son régiment environ dix tomans par homme, mais que, par suite de son malheur, il n’avait que cent tomans au lieu des cinq mille nécessaires. Cependant, l’astuce lui vint en aide, il paya à chacun ce qui lui était dû, lui fit sceller son reçu, puis, comme il passait dans une pièce extérieure, on lui prit l’argent et on le lui rendit. Bref, après avoir payé cinq mille tomans, il lui restait encore cent tomans. A ces mots, tout le monde se mit à rire, et le Vakil-ul-Mulk traita le général en chef de canaille, mais ce n’était que pour plaisanter.
Cheikh Ahmad dit alors qu’il connaissait une autre histoire liée au Sultan Mahmud, qui, fils d’esclave, devint un puissant monarque et désira obtenir un titre du Calife. Il envoya un gros cadeau au Calife, mais rien à son Vizir, qui était, bien sûr, un Persan, et qui, en rédigeant l’ordre, donna des instructions pour que Mir soit écrit au lieu de Amir.
Or, Mir signifie chef, mais aussi esclave, et Mahmud fut furieux de cette insulte, jusqu’à ce qu’un courtisan persan lui explique que le « A » [2] qui avait été [48] omis comportait une allusion délicate : il n’avait pas envoyé mille pièces d’or au vizir, mais que, si l’ordre était retourné avec cette somme, il y aurait sans doute des excuses et un nouvel ordre, rédigé comme Sa Majesté le désirait, serait envoyé. Et c’est ainsi, par Allah, que les choses se passèrent, et c’est ainsi que le sultan Mahmud fut éduqué par des Iraniens intelligents.
Abu Turab Khan représenta qu’il pouvait citer un cas qui s’était passé il y a quelques années seulement à la cour du Vakil-ul-Mulk, mais qu’il n’oserait pas en parler sans permission. Son Excellence fut très curieuse d’entendre l’histoire, et consentit à pardonner au Khan, qui dit qu’il y a trois ans, un marchand de Téhéran était venu examiner les comptes de son agent, qui avait été en charge de ses terres pendant dix ans et qui avait détourné des milliers de tomans.
Mais cet agent était très habile, et il paya au bourreau en chef deux cents tomans pour venir secrètement voir le Téhéran le lendemain matin de son arrivée et lui murmurer à l’oreille que des ordres venaient d’arriver par télégramme au Vakil-ul-Mulk pour qu’il soit jeté dans les chaînes et renvoyé à Téhéran.
Cela alarma tellement Aga Hadi qu’il paya lui aussi au bourreau en chef deux cents tomans et, montant sur son cheval, il partit et ne revint jamais à Kerman !
En entendant cela, le Vakil-ul-Mulk roula [49] sur le sol, impuissant de rire. Il appela alors le bourreau en chef et lui demanda si c’était vrai, et finalement cela fut reconnu.
« Canaille », hurla le Vakil-ul-Mulk, et il se retourna à nouveau.
« Par Allah ! dit-il, comme Aga Hadi a dû rouler vite, et comme un homme aussi gros que lui a dû être fatigué ! »
Il était deux heures avant le coucher du soleil, et Son Excellence s’écria : « Bismillala ! Partons ! » Tout était en tumulte, tous les principaux serviteurs criaient leurs ordres, mais au moment où Son Excellence avait traversé lentement le lac jusqu’à la grande porte, sa voiture était prête, gardée par trois cents sowars, et, précédée par des serviteurs à cheval portant des masses d’argent, qui criaient pour dégager la route, le majestueux cortège disparut dans un nuage de poussière sur la route de Kerman.