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Les savants musulmans du Xe siècle divisèrent les sciences en « sciences arabes » et « sciences anciennes » ou « sciences non arabes ». Aux premières appartenaient la grammaire, l’éthique et la dogmatique, l’histoire et la connaissance de la littérature ; aux secondes la philosophie, les sciences naturelles et la médecine. Dans l’ensemble, la division est appropriée. Ces dernières branches ne sont pas seulement celles qui ont été le plus influencées par l’étranger, mais aussi celles qui n’ont jamais été vraiment populaires. Et pourtant, les soi-disant « sciences arabes » ne sont pas tout à fait des produits purement indigènes. Elles aussi sont nées ou se sont développées dans des endroits de l’empire musulman où Arabes et non-Arabes se rencontraient, et où s’est fait sentir le besoin de réfléchir sur les sujets qui concernent le plus l’humanité, la parole et la poésie, le droit et la religion, dans la mesure où des différences ou des insuffisances y apparaissaient. Dans la manière dont cela s’est produit, il est facile de retracer l’influence des non-Arabes, en particulier des Perses ; et la part prise par la philosophie grecque dans ce processus s’affirme avec une importance toujours croissante.
La langue arabe, dans laquelle les Arabes eux-mêmes prenaient un plaisir particulier, à cause de son [32] vocabulaire abondant, de la richesse de ses formes et de sa facilité inhérente à être cultivée, était particulièrement apte à occuper une position de premier plan dans le monde. Si on la compare, par exemple, au latin, peu maniable, ou même au persan, on trouve qu’elle se distingue particulièrement par la possession de formes abstraites courtes, propriété qui est d’une grande utilité dans l’expression scientifique. Elle est capable d’indiquer les nuances les plus fines du sens ; mais précisément à cause de son riche stock de synonymes, elle offre la tentation de s’écarter de la règle aristotélicienne, selon laquelle l’emploi de synonymes n’est pas permis dans les sciences exactes. Une langue aussi élégante, aussi expressive et aussi difficile que l’était l’arabe, invitait nécessairement à un examen approfondi, lorsqu’elle était devenue la langue polie des Syriens et des Perses. Par-dessus tout, l’étude du Coran, sa récitation et son interprétation exigeaient une attention profonde à cette langue. Les incroyants ont pu aussi croire qu’ils pouvaient relever des erreurs grammaticales dans le Livre sacré, et c’est pourquoi on a rassemblé des exemples dans des poèmes anciens et dans le langage vivant des Bédouins, pour appuyer les expressions du Coran. A ces exemples, on a sans doute ajouté des remarques sur l’exactitude grammaticale en général. Dans l’ensemble, l’usage vivant constituait la norme, mais pour sauvegarder l’autorité du Coran, il n’était certainement pas appliqué sans artifice. Cette façon de procéder était tout de même considérée par les simples croyants avec une certaine méfiance. Masudi nous parle même de certains grammairiens de Bassora qui, lors d’un voyage d’agrément, se mirent à lire un impératif coranique, et pour cette raison (?) furent sévèrement tabassés par des paysans occupés à cueillir des dattes.
Les Arabes font remonter leur science grammaticale, [33] comme tant d’autres choses, à Ali, à qui l’on attribue même la division tripartite du langage d’Aristote. En réalité, cette étude a commencé à être cultivée à Bassora et à Koufa. Son développement le plus ancien est entouré d’obscurité, car dans la Grammaire de Sibawaih († 786) nous avons un système achevé, une œuvre colossale, qui, comme le Canon de la médecine d’Ibn Sina plus tard, n’a pu être expliqué par les générations ultérieures que comme le produit de nombreux savants travaillant en collaboration. Nous ne sommes que mal informés sur les points de différence entre les écoles de Bassora et de Koufa. Les grammairiens de Bassora, comme l’école de Bagdad plus tard, ont dû accorder une grande influence au Qiyas (l’analogie) dans la détermination des phénomènes grammaticaux, tandis que ceux de Koufa ont admis de nombreuses formes idiomatiques qui s’écartaient du Qiyas. Pour marquer le contraste entre les grammairiens de Bassora et ceux de Kufa, les premiers furent appelés « les gens de la logique ». Leur terminologie différait de celle de l’école de Kufa. Beaucoup, dont la tête avait été tournée par la logique, de l’avis des Arabes authentiques, devaient être allés décidément trop loin dans leur critique pointilleuse de la langue ; mais de l’autre côté, le caprice était élevé au rang de règle.
Ce n’est pas un hasard si l’école de Bassora fut la première à se servir des ressources logiques. D’une manière générale, c’est à Bassora que l’influence des doctrines philosophiques se fit sentir pour la première fois, et parmi ses grammairiens se trouvaient de nombreux chiites et mutazilites, qui laissaient volontiers la sagesse étrangère influencer leur enseignement doctrinal.
Après la logique, il faut remarquer ici l’influence des sciences préparatoires ou mathématiques. Comme la prose des gens ordinaires et les rimes du Coran, les vers des poètes n’étaient pas seulement rassemblés, mais aussi classés selon des principes spéciaux de classification, par exemple selon le mètre. Après la grammaire, la prosodie est née. Khalil († 791), le maître de Sibawaih, à qui l’on attribue la première application du qiyas à la science grammaticale, est même censé avoir créé la science métrique. Tandis que la langue en vint à être considérée comme l’élément national et conventionnel de la poésie, on entretint l’idée que ce qui était naturel et commun à toutes les populations se trouverait dans leur mètre. Thabit ibn Qorra (836-901) maintint donc, dans sa classification des sciences, que le mètre était quelque [35] chose d’essentiel, et que l’étude du mètre était une science naturelle, et donc une branche de la philosophie.