De même que les relations commerciales entre l’Inde, la Chine et Byzance étaient principalement menées par les Perses, de même dans l’Occident lointain, jusqu’en France, les Syriens se présentèrent comme les agents de la civilisation. Ce furent les Syriens qui apportèrent le vin, la soie, etc. en Occident. Mais ce furent aussi les Syriens qui apportèrent la culture grecque d’Alexandrie et d’Antioche, la répandirent vers l’Orient et la propageèrent dans les écoles d’Edesse et de Nisibe, d’Harran et de Gondeshapur. La Syrie fut le véritable terrain neutre, où pendant des siècles les deux puissances mondiales, la puissance romaine et la puissance perse, entrèrent en contact, soit comme amies, soit comme ennemies. Dans ces circonstances, les Syriens chrétiens jouèrent un rôle semblable à celui qui échoit plus tard aux Juifs.
Les conquérants musulmans trouvèrent l’Eglise chrétienne divisée en trois grandes branches, sans parler de nombreuses sectes. L’Eglise monophysite, à côté de l’Eglise orthodoxe d’Etat, prédominait en Syrie proprement dite, et l’Eglise nestorienne en Perse. La différence entre les systèmes doctrinaux de ces Eglises n’a peut-être pas été sans importance pour le développement de la [12] dogmatique musulmane. Selon la doctrine des monophysites, Dieu et l’homme étaient unis en une seule nature dans le Christ, tandis que les orthodoxes et, d’une manière encore plus marquée, les nestoriens, distinguaient en lui une nature divine et une nature humaine. Or, la nature signifie avant tout énergie ou principe agissant. La question qui se pose donc est de savoir si le vouloir et l’agir divins et humains sont un et identiques dans le Christ ou différents. Les monophysites, pour des motifs spéculatifs et religieux, ont mis en avant l’unité dans le Christ leur Dieu, aux dépens de l’élément humain : les nestoriens, au contraire, ont mis l’accent, en opposition à l’élément divin, sur tout ce qui est particulièrement caractéristique de l’être humain, vouloir et agir. Cette dernière conception, cependant, favorisée par les circonstances politiques et les conditions de culture, offre plus de liberté aux spéculations philosophiques sur le monde et sur la vie. En fait, les nestoriens ont fait le plus pour le développement de la science grecque.
Le syriaque était la langue de l’Eglise d’Occident et de l’Eglise d’Orient ou perse, mais le grec était aussi enseigné dans les écoles du cloître. Rasain et Kinnesrin doivent être mentionnés comme étant des centres de culture dans l’Eglise d’Occident ou monophysite. L’école d’Edesse était plus importante, du moins au début, dans la mesure où le dialecte d’Edesse était devenu la langue littéraire ; mais en 489, l’école fut fermée à cause des opinions nestoriennes de ses professeurs. Elle fut ensuite rouverte à Nisibe, et, patronnée par les Sassanides pour des raisons politiques, elle diffusa la croyance nestorienne et la connaissance grecque dans toute la Perse.
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L’enseignement dans ces écoles avait un caractère éminemment biblique et ecclésiastique, et était organisé pour répondre aux besoins de l’Eglise. Cependant, des médecins ou des futurs médecins y participaient aussi. Le fait qu’ils appartenaient souvent à l’ordre ecclésiastique ne supprime pas la distinction entre l’étude théologique et la recherche de connaissances profanes. Il est vrai que, selon le code syro-romain, les enseignants (prêtres instruits) et les médecins avaient droit en commun à l’exemption d’impôts et à d’autres privilèges ; mais le fait même que les prêtres étaient considérés comme des guérisseurs de l’âme, tandis que les médecins devaient simplement soigner le corps, semblait justifier la préséance accordée aux premiers. La médecine restait toujours une affaire profane ; et, selon les règlements de l’école de Nisibe (depuis l’an 590), les Saintes Écritures ne devaient pas être lues dans la même pièce que des livres traitant de professions profanes.
Dans les milieux médicaux, les œuvres d’Hippocrate, de Galien et d’Aristote étaient très prisées ; mais dans les cloîtres, la philosophie était comprise comme étant avant tout la vie contemplative de l’ascète, et « la seule chose nécessaire » était la seule chose dont on se souciait.
4. La ville mésopotamienne de Harran, dans le voisinage d’Edesse, occupe une place à part. Dans cette ville, surtout lorsqu’elle reprit son essor après la conquête arabe, l’ancien paganisme sémitique se mêla aux études mathématiques et astronomiques et aux spéculations néo-pythagoriciennes et néo-platoniciennes. Les Harranéens ou Sabéens, comme on les appelait aux IXe et Xe siècles, faisaient remonter leur savoir mystique à Hermès Trismégiste, Agathodémon, Ouranius et d’autres. De nombreux pseudépigraphes [14] de l’hellénisme tardif furent adoptés par eux de bonne foi, et certains furent peut-être forgés dans leur propre cercle. Quelques-uns d’entre eux devinrent actifs comme traducteurs et auteurs érudits, et beaucoup entretinrent de vifs rapports scientifiques avec les savants persans et arabes du VIIIe au Xe siècle.
5. En Perse, à Gondeshapur, on trouve une institution d’études philosophiques et médicales fondée par Khosrau Anosharwan (521-579). Ses professeurs étaient principalement des chrétiens nestoriens ; mais Khosrau, qui avait un penchant pour la culture profane, étendit sa tolérance aux monophysites aussi bien qu’aux nestoriens. A cette époque, comme plus tard à la cour des califes, les chrétiens syriens étaient tenus en honneur spécial en tant que médecins.
En 529, sept philosophes de l’école néoplatonicienne, chassés d’Athènes, trouvèrent refuge à la cour de Khosro. Leurs expériences là-bas ressemblèrent peut-être à celles des libres penseurs français du XVIIIe siècle à la cour de Russie. En tout cas, ils désiraient ardemment rentrer chez eux, et le roi fut assez libéral et magnanime pour les y autoriser et, dans son traité de paix avec Byzance de l’année 549, stipula pour eux la liberté d’opinion religieuse. Leur séjour dans le royaume perse ne fut sans doute pas totalement dénué d’influence.
Les traductions des Syriens, en particulier celles de Serge de Rasain, sont généralement fidèles, mais la correspondance avec l’original est plus exacte dans le cas de la Logique et des Sciences Naturelles que dans les ouvrages d’Ethique et de Métaphysique. Beaucoup de ce qui est obscur dans ces derniers a été mal compris ou simplement omis, et beaucoup de ce qui est païen a été remplacé par du matériel chrétien. Par exemple, Pierre, Paul et Jean ont remplacé Socrate, Platon et Aristote. Le Destin et les Dieux ont dû céder la place au Dieu unique, et des idées comme le Monde, l’Eternité, le Péché et autres ont été refondues dans un moule chrétien. Cependant, les Arabes, par la suite, ont fait beaucoup plus d’efforts pour s’adapter à leur langue, à leur culture et à leur religion que les Syriens. Cela peut peut-être [16] s’expliquer en partie par l’horreur musulmane de tout ce qui est païen, mais aussi en partie par leur plus grande faculté d’adaptation.
Un second sujet intéressant fut ajouté dans la Logique d’Aristote. Chez les Syriens, et pendant une période plus longue aussi chez les Arabes, Aristote était connu presque exclusivement comme logicien. Cette connaissance, tout comme dans la scolastique primitive de l’Occident, s’étendait aux Catégories, à l’Herméneutique et aux premiers Analytiques jusqu’aux Figures catégoriques. Ils avaient besoin de la Logique pour comprendre les écrits des docteurs ecclésiastiques grecs, car ceux-ci, au moins dans leur forme, étaient influencés par elle. Mais comme ils ne la possédaient pas dans son intégralité, ils ne la possédaient pas non plus dans sa pureté. Ils ne l’avaient sous les yeux que dans une rédaction néoplatonicienne, comme on peut le voir, par exemple, dans l’ouvrage de Paulus Persa, qui fut écrit en syriaque pour Khosro Anosharwan. Dans cet ouvrage, la connaissance est placée au-dessus de la foi, [17] et la philosophie est définie comme le processus par lequel l’âme devient consciente de sa propre essence intérieure, dans laquelle, comme un Dieu en quelque sorte, elle voit toutes choses.
Les traducteurs du IXe siècle étaient, pour la plupart, [18] des médecins ; Hippocrate et Galien furent parmi les premiers à être traduits après Ptolémée et Euclide. Mais limitons-nous à la philosophie, au sens strict. Une traduction du Timée de Platon serait venue de Yuhanna ou Yakhya ibn Bitriq (au début du IXe siècle), ainsi que de la « Météorologie » d’Aristote, du « Livre des animaux », abrégé de la « Psychologie », et du traité « Sur le monde ». À Abdalmasikh ibn Abdallah Naima al-Himsi (vers 835) doit être attribuée une interprétation des « Sophistiques » d’Aristote, en plus du Commentaire de Jean Philopon sur la « Physique », ainsi que de la soi-disant « Théologie d’Aristote », un résumé paraphrasé des Ennéades de Plotin. Qosta ibn Luqa ai-Balabakki (circa 835) aurait traduit les Commentaires d’Alexandre d’Aphrodisias et de Jean Philoponus sur la physique d’Aristote, et en partie, le Commentaire d’Alexandre sur « De Generatione et corruptione », ainsi que la « Placita Philosophorum » du pseudo-Plutarque, et d’autres ouvrages.
Les traducteurs les plus productifs furent Abu Zaid Honain ibn Ishaq (809?-873), son fils Ishaq ibn Honain († 910 ou 911) et son neveu Hobaish ibn al-Hasan. Vu qu’ils travaillèrent ensemble, on attribue beaucoup de choses, tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Pas mal de matériel a dû être préparé, sous leur supervision, par des disciples et des subordonnés. Leur activité s’étendit à toute la gamme de la science de l’époque. Les traductions existantes furent améliorées et de nouvelles ajoutées. Le père préféra travailler à des versions d’auteurs médicaux, mais le fils se tourna davantage vers la traduction de matériel philosophique.
Au Xe siècle, les travaux des traducteurs se poursuivaient encore, et parmi ceux qui se distinguèrent particulièrement, [19] on peut citer : Abou Bishr Matta ibn Yunus al-Qannai († 940), Abou Zakaria Yakhya ibn 'Adi al-Mantiqi († 974), Abou Ali Isa ibn Ishaq ibn Zura († 1008), et enfin Abou-l-Khair al-Hasan ibn al-Khammar (né en 942), élève de Yakhya ibn 'Adi, dont les écrits, outre des traductions, des commentaires, etc., sont cités un traité sur l’Harmonie entre la philosophie et le christianisme.
Depuis l’époque de Honain ibn Ishaq, l’activité des traducteurs se limitait presque entièrement aux écrits aristotéliciens et pseudo-aristotéliciens, ainsi qu’à des résumés de ceux-ci, à des paraphrases de leur contenu et à des commentaires sur eux.
Il n’existe qu’une petite partie des écrits originaux de ces hommes. On a souvent cité et utilisé une courte dissertation de Qosta ibn Luqa sur la distinction entre l’âme et l’esprit (πνεῦμα, ruh), conservée dans une traduction latine. Selon cette dissertation, l’esprit est une matière subtile qui, de son siège dans le ventricule gauche du cœur, anime le corps humain et provoque ses mouvements et ses perceptions. Plus cet esprit est subtil et clair, plus l’homme pense et agit rationnellement : il n’y a qu’une seule opinion sur ce point. Il est cependant plus difficile de dire de l’âme quelque chose de sûr et de valable universellement. Les affirmations des plus grands philosophes diffèrent parfois et se contredisent parfois. Dans tous les cas, l’âme est incorporelle, car elle adopte des qualités, et même des qualités de nature très opposée en même temps. Elle est incomposée et immuable, et elle ne périt pas, comme l’esprit, avec le corps. L’Esprit agit seulement comme intermédiaire entre l’Ame et le Corps, et c’est ainsi qu’il devient une cause secondaire de mouvement et de perception.
L’affirmation qui vient d’être faite sur l’âme se retrouve chez beaucoup d’auteurs postérieurs. Mais peu à peu, à mesure que la philosophie aristotélicienne repousse de plus en plus les opinions platoniciennes, un autre couple d’opposés apparaît pleinement. Les médecins seuls continuent à parler de l’importance de la « règle » ou de l’Esprit de vie. Les philosophes établissent une comparaison entre l’âme et l’Esprit ou la Raison (νοῦς, 'aql). L’âme est maintenant réduite au domaine du périssable, et parfois [21] même, à la manière gnostique, au domaine inférieur et mauvais des désirs. L’Esprit rationnel, comme ce qu’il y a de plus élevé, d’impérissable dans l’homme, est exalté au-dessus de l’âme.
Dans cette notice, nous anticipons cependant l’histoire : revenons à nos traducteurs.
La partie la plus précieuse de l’héritage que nous a légué l’esprit grec en art, en poésie et en composition historique, n’a jamais été accessible aux Orientaux. Il leur aurait même été difficile de la comprendre, vu qu’ils n’avaient pas la connaissance nécessaire de la vie grecque et le goût de celle-ci. Pour eux, l’histoire de la Grèce commença avec Alexandre le Grand, entouré du halo de la légende ; et la position qu’occupa Aristote à côté du plus grand prince de l’antiquité a certainement contribué à l’acceptation de la philosophie aristotélicienne à la cour musulmane. Les historiens arabes énuméraient les princes grecs, puis Cléopâtre, puis les empereurs romains ; mais ils ne connaissaient pas de Thucydide, même de nom. D’Homère, ils n’avaient retenu que la phrase : « Un seul doit gouverner ». Ils n’avaient pas la moindre idée des grands dramaturges et des grands poètes lyriques grecs. L’Antiquité grecque ne pouvait exercer sur eux son influence que par ses mathématiques, ses sciences naturelles et sa philosophie. Ils avaient appris quelque chose du développement de la philosophie grecque par Plutarque, Porphyre et d’autres, ainsi que par les écrits d’Aristote et de Galien. Cependant, il y avait beaucoup de légendes à leurs connaissances, et le récit qui se passait en Orient sur les doctrines des philosophes présocratiques ne peut être rapporté par nous qu’aux pseudépigraphes qu’ils [22] consultaient, ou peut-être même aux opinions qui s’étaient développées en Orient même et qu’ils s’efforçaient d’appuyer sur l’autorité des anciens sages grecs. Mais, dans tous les cas, nos pensées doivent se tourner d’abord vers quelque original grec.
On peut affirmer en général que les Syro-Arabes reprirent le fil de la philosophie précisément là où les derniers Grecs l’avaient laissé tomber, c’est-à-dire avec l’explication néoplatonicienne d’Aristote, dont la philosophie était également lue et exposée dans les œuvres de Platon. Chez les Harranéens et pendant longtemps dans plusieurs sectes musulmanes, ce furent les études platoniciennes ou pythagoriciennes-platoniciennes qui furent poursuivies avec le plus d’ardeur, auxquelles se rattachèrent beaucoup de stoïciens ou de néoplatoniciens. On s’intéressa particulièrement au sort de Socrate, qui avait souffert le martyre à Athènes, ville païenne, pour ses croyances rationnelles. La doctrine platonicienne sur l’âme et la nature exerça une grande influence. La formule pythique : « Connais-toi toi-même », transmise comme devise de la sagesse socratique et interprétée dans un sens néoplatonicien, fut attribuée par les musulmans à Ali, gendre de Mahomet, ou même mise dans la bouche du Prophète lui-même : « Qui se connaît, connaît par là Dieu son Seigneur » : tel était le texte de toutes les spéculations mystiques.
Dans les milieux médicaux et à la cour mondaine, les œuvres d’Aristote devinrent de plus en plus appréciées, en premier lieu bien sûr la Logique et quelques éléments des écrits de Physique. "La Logique - pensaient-ils - était la seule nouveauté que le Stagyrite avait découverte : dans toutes les autres sciences, il était en accord avec Pythagore, Empédocle, Anaxagore, Socrate et [23] Platon. Aussi les traducteurs chrétiens et sabéens, et le cercle influencé par eux, tirèrent-ils sans hésitation leur enseignement psychologico-éthique, politique et métaphysique des sages pré-aristotéliciens.
Les noms d’Empédocle, de Pythagore, etc., étaient naturellement apocryphes. Leur sagesse est attribuée soit à Hermès, soit à d’autres sages d’Orient. Ainsi Empédocle a dû être disciple du roi David, puis de Loqman le Sage ; Pythagore a dû sortir de l’école de Salomon, etc. Les écrits cités dans les ouvrages arabes comme socratiques sont, dans la mesure où ils sont authentiques, des dialogues platoniciens dans lesquels apparaît Socrate. Leurs citations de Platon, pour ne pas parler d’écrits apocryphes, ont une portée plus ou moins étendue : elles sont tirées de l’Apologie, du Kriton, des Sophistes, du Phèdre, de la République, du Phédon, de Timée et des Lois. Cela ne veut pas dire, cependant, qu’ils possédaient des traductions complètes de tous ces ouvrages.
Ce qui est certain, c’est qu’Aristote n’a pas régné en maître unique dès le début. Platon, tel qu’ils le comprenaient, enseignait la création du monde, la substantialité du spirituel et l’immortalité de l’âme. Cette doctrine ne nuisait pas à la foi. Mais Aristote, avec sa doctrine de l’éternité du monde et sa psychologie et sa morale moins spiritualistes, était considéré comme dangereux. Les théologiens musulmans des IXe et Xe siècles, de divers camps, écrivirent donc contre Aristote. Mais les circonstances changèrent. Des philosophes surgirent peu à peu qui rejetèrent la doctrine platonicienne de l’âme universelle unique, dont les âmes des hommes ne sont que des parties transitoires, et cherchèrent des raisons d’espérer l’immortalité dans Aristote qui attribuait une si grande importance à la substance individuelle.
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Prenons comme premier exemple le Livre de la Pomme, où Aristote joue le même rôle que Socrate dans le Phédon de Platon. A l’approche de sa fin, le philosophe reçoit la visite de quelques disciples qui le trouvent dans un état d’esprit joyeux. Ils demandent alors à leur maître qui s’en va de leur donner quelques instructions sur l’essence et l’immortalité de l’âme. Il en parle à peu près ainsi : « L’essence de l’âme consiste dans la connaissance, dans la philosophie, qui est la forme la plus élevée de la connaissance. La connaissance parfaite de la vérité constitue donc la béatitude qui attend après la mort l’âme qui s’est consacrée à la connaissance. Et de même que la connaissance est récompensée par une connaissance plus élevée, de même la punition de l’ignorance consiste en une ignorance plus profonde. Et en vérité, il n’y a rien au ciel et sur la terre, après tout, que la connaissance et l’ignorance, et la récompense que ces deux [25] choses apportent chacune avec elles. De plus, la vertu ne diffère pas essentiellement de la connaissance, mais de la connaissance. Le vice ne diffère pas non plus essentiellement de l’ignorance. La relation de la vertu à la connaissance, ou du vice à l’ignorance, est comme celle de l’eau à la glace, c’est-à-dire qu’il s’agit de la même chose sous une forme différente.
L’âme ne trouve naturellement sa joie véritable que dans la connaissance, qui est l’essence divine de l’âme, et non dans le manger, le boire et le plaisir sensuel. Car le plaisir sensuel est une flamme qui ne réchauffe que pour un court instant ; mais l’âme pensante, qui aspire à être délivrée du monde obscur des sens, est une pure lumière qui répand un rayonnement lointain. Le philosophe n’a donc pas peur de la mort, mais il la rencontre avec joie lorsque la Divinité l’appelle. La jouissance que lui procure ici sa connaissance limitée lui garantit le ravissement que lui procurera la découverte du grand monde de l’inconnu. Il en sait déjà quelque chose, car c’est seulement par la connaissance de l’invisible que l’appréciation juste du sensible, dont il se vante, est possible. Celui qui parvient à se connaître lui-même dans cette vie possède dans cette connaissance même de lui-même l’assurance de comprendre toutes choses d’une connaissance éternelle, c’est-à-dire d’être « immortel ».
L’âme est aussi au centre des discussions de la « théologie ». Toute science humaine véritable est la science de l’âme ou la connaissance de soi-même, la connaissance de son essence venant en premier, il est vrai, et ensuite, quoique moins complète, la connaissance des opérations de cette essence. Dans cette connaissance, à laquelle parviennent très peu de gens, consiste la plus haute sagesse, qui ne peut être pleinement comprise sous forme d’idées, et que le philosophe, tel un habile artiste et un sage législateur, représente pour nous les hommes dans des figures toujours belles dans le service religieux. Dans cette fonction précisément, le sage se présente comme le puissant magicien qui se suffit à lui-même, dont la connaissance domine la multitude, voyant qu’elle reste toujours liée par les chaînes des choses extérieures, des représentations et des désirs.
L’âme est au centre du Tout. Au-dessus d’elle se trouvent Dieu et l’Intelligence, au-dessous d’elle la Matière et la Nature. Son origine divine par l’Intelligence dans la Matière, sa présence dans le corps, son retour en haut, tels sont les trois stades dans lesquels sa vie et celle du monde se déroulent. La Matière et la Nature, la perception sensorielle et la Présentation perdent ici presque entièrement leur signification. Toutes choses existent par l’intelligence (νοῦς, 'aql). L’Intelligence constitue [27] toutes choses, et dans l’Intelligence toutes choses sont Une. L’Ame aussi est Intelligence, mais tant qu’elle reste dans le corps, elle est Intelligence dans l’espoir, Intelligence sous forme de désir. Elle désire ce qui est en haut, les étoiles bonnes et bénies, qui passent leur existence contemplative comme sources de lumière, exaltées au-dessus de la présentation et de l’effort.
Voilà donc l’Aristote oriental, tel qu’il fut reconnu par les premiers péripatéticiens de l’Islam [1].
Un autre motif déterminant mérite d’être signalé. Même dans leurs sources néoplatoniciennes, les musulmans ont trouvé une exposition harmonisée des philosophes grecs, et ils se sont sentis contraints de l’adopter. Les premiers adeptes d’Aristote ont dû adopter une attitude polémique et apologétique. En opposition ou en conformité avec la voix de la communauté musulmane, ils exigeaient une philosophie [28] cohérente, dans laquelle devait se trouver la Vérité Unique. Le même respect que Mahomet avait témoigné à son époque aux écrits sacrés des juifs et des chrétiens, fut plus tard témoigné par les savants musulmans aux œuvres des philosophes grecs ; mais ces savants montraient plus de familiarité avec leurs modèles et moins d’originalité. A leurs yeux, les anciens philosophes étaient investis d’une autorité à laquelle ils devaient se soumettre. Les premiers penseurs musulmans étaient si pleinement convaincus de la supériorité de la science grecque qu’ils ne doutaient pas qu’elle ait atteint le plus haut degré de certitude. L’idée de faire des recherches plus approfondies et plus indépendantes ne vint pas facilement à l’esprit d’un Oriental qui ne peut imaginer qu’un homme sans maître soit autre chose qu’un disciple de Satan. Il fallut donc, conformément au précédent établi par les philosophes hellénistiques, tenter de démontrer l’existence de l’harmonie entre Platon et Aristote, et notamment de mettre de côté tacitement les doctrines qui offensaient, ou de les exposer dans un sens qui ne fût pas trop décidément contraire à la dogmatique musulmane. Pour plaire aux adversaires d’Aristote ou de la philosophie en général, on mit en avant des paroles sages et édifiantes tirées des œuvres du philosophe, tant les vraies que les fausses, afin de préparer la voie à la réception de ses pensées scientifiques. Mais pour les initiés, l’enseignement d’Aristote, comme celui des autres écoles et sectes, était présenté comme une vérité supérieure, à laquelle la foi positive de la multitude et le système plus ou moins fermement établi des théologiens n’étaient que des étapes préliminaires.
On ne peut guère parler d’une philosophie musulmane [30] au sens propre du terme. Mais il y eut dans l’Islam bien des hommes qui ne purent s’empêcher de philosopher, et même à travers les plis de la draperie grecque, la forme de leurs propres membres est indiquée. Il est facile de regarder ces hommes de haut, du haut de la tour de guet de quelque École philosophique, mais il nous sera plus utile de les connaître et de les comprendre dans leur environnement historique. Il faut laisser à des recherches spéciales le soin de remonter à l’origine de chaque pensée. Notre but dans ce qui suit ne peut être autre que de montrer ce que les musulmans ont construit à partir des matériaux qui leur étaient présentés.
27 : 1 De plus, un résumé du στοιχείωσις θεολογική de Proclus, fut considéré, même plus tard, comme une véritable œuvre d’Aristote. ↩︎