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Les juristes qui attribuaient à leur opinion (Ra’y, opinio), à côté du Coran et de la Sunna, une autorité subsidiaire pour déterminer la loi, furent appelés « adhérents du Ra’y ». L’un d’eux, Abu Hanifa de Koufa († 767), fondateur de l’école hanifite, devint particulièrement célèbre. Mais même à Médine, avant l’apparition de l’école de Malik (715-795), ainsi que dans cette école, on accorda d’abord une déférence inoffensive mais limitée au Ra’y. Peu à peu cependant, et au fur et à mesure que l’on s’opposait [37] à un Ra’y qui devenait un prétexte à beaucoup d’arbitraire, l’opinion gagna du terrain, selon laquelle il fallait suivre en tout la Tradition (hadith) concernant la Sunna du Prophète. Des traditions furent alors recueillies de toutes parts, expliquées – et même forgées en grand nombre – et l’on s’efforça de les approfondir. et un système de critères pour déterminer leur authenticité fut formé, qui, cependant, mettait plus l’accent sur les preuves externes et la pertinence du matériel traditionnel que sur la cohérence et la vérité historique. En conséquence de cette évolution, le « peuple du Ra’y », qui était principalement situé en Irak (Babylonie), était maintenant confronté aux « Adhérents de la Tradition », ou l’école de Médine. Même Shafii (767-820), le fondateur de la troisième école de droit, qui en général adhérait à la Sunna, était compté parmi les partisans de la Tradition, contrairement sans doute à Abu Hanifa.
L’usage du qiyas semble avoir été d’abord et surtout répandu dans l’école hanifite, puis aussi dans l’école shâfiite, quoique dans une moindre mesure. A cet égard, la question de savoir si le langage était capable d’exprimer l’universel ou s’il pouvait simplement désigner le particulier devint importante pour la doctrine éthique.
Le principe logique du Qiyâs n’a jamais atteint une grande renommée. On a beaucoup plus insisté, après le Coran et la Sunna, les fondements historiques de la Loi, sur l’Idjma, c’est-à-dire le consensus de la Congrégation des fidèles. Le consensus de la Congrégation ou, pratiquement, des savants les plus influents qui en faisaient partie, et qui peuvent être comparés aux pères et aux docteurs de l’Église catholique, est le principe dogmatique qui, contesté seulement par quelques-uns, s’est révélé l’instrument le plus important dans l’établissement du système éthique musulman. La théorie, cependant, continue à assigner une certaine place subordonnée au Qiyâs, comme quatrième source de direction morale, après le Coran, la Sunna et l’Idjma.
Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails de la casuistique finement élaborée du Fiqh. Le sujet principal traité ici est une justice idéale, qui ne peut jamais être illustrée dans toute sa pureté dans notre monde imparfait. Nous connaissons maintenant ses principes et la place qu’elle occupe dans l’Islam. Ajoutons simplement une brève remarque sur la division des actes moraux qui a été formulée par les maîtres en éthique. Selon cette classification, on distingue :
1. Actes dont la pratique est un devoir absolu et est par conséquent récompensée, et dont l’omission est punie :
2. Actes qui sont recommandés par la Loi, et qui sont l’objet d’une récompense, mais dont la négligence n’appelle pas de punition :
3. Actes qui sont permis, mais qui aux yeux de la Loi sont indifférents :
4. Actes que la loi désapprouve, mais ne considère pas comme punissables :
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5. Actes qui sont interdits par la loi et qui exigent une punition inconditionnelle [2].
Dans l’empire musulman, la politique était plus importante que la morale, et les luttes entre partis politiques étaient la première cause de divergences d’opinion. Les disputes au sujet de l’Imâmat, c’est-à-dire de la direction de l’Eglise musulmane, imprègnent toute l’histoire de l’Islam ; mais les questions discutées ont généralement une importance plus personnelle et pratique que théorique, et par conséquent une histoire de la philosophie n’a pas besoin de les considérer de manière approfondie. Il n’en ressort guère rien de philosophique. Même au cours des premiers siècles, un solide corps de droit constitutionnel s’est développé, exprimé canoniquement ; mais celui-ci, comme le système idéal des devoirs, n’était pas particulièrement pris en compte par les dirigeants forts - qui le considéraient comme une simple réflexion théologique - tandis que, d’un autre côté, les princes faibles ne pouvaient pas du tout l’appliquer.
Il ne vaut pas non plus la peine d’examiner minutieusement les nombreux « miroirs de princes », qui étaient si favoris, [41] en Perse surtout, et dans les sages conseils moraux et les maximes de sagacité politique desquels les cercles de cour trouvaient de l’édification.
L’effort philosophique en Islam est essentiellement théorique et intellectuel. Avec les événements réels de la vie sociale et politique, ils ne parviennent qu’à faire de maigres compromis. Même l’art des musulmans, bien qu’il fasse preuve de plus d’originalité que leur science, ne sait pas animer la matière brute, mais se contente de jouer avec des formes ornementales. Leur poésie ne crée pas de drame et leur philosophie est peu pratique.
38:1 On rencontre des exemples des deux méthodes, mais en général Qiyas est équivalent à Analogie. Cependant, dans la terminologie philosophique qui doit son origine aux traducteurs, Qiyas signifie toujours συλλογισμός, tandis que ἀναλογία est rendu par l’arabe mithl. ↩︎
40:1 Cf. Snouck Hurgronje dans ZDMG, LIII p. 155. ↩︎