Outre ces considérations qui sont en partie de caractère a priori, il existe aussi des notes isolées qui indiquent que certains des premiers musulmans, qui enseignaient le libre arbitre, avaient des enseignants chrétiens.
Un certain nombre d’éléments purement philosophiques des systèmes gnostiques, et ensuite de la littérature de traduction, se sont associés aux influences hellénistiques-chrétiennes.
2. Une assertion exprimée de façon logique ou dialectique, verbalement ou par écrit, était appelée par les Arabes, en général, mais plus particulièrement dans l’enseignement religieux, un Kalam (λόγος), et ceux qui avançaient de telles assertions étaient appelés Mutakallimun. Le nom a été transféré de l’assertion individuelle à l’ensemble du système, et il comprenait également les observations élémentaires introductives sur la Méthode, [p. 43] — et ainsi de suite. Notre meilleure désignation pour la science du Kalam est « Dialectique théologique » ou simplement « Dialectique » ; et dans ce qui suit nous pouvons traduire Mutakallimun par « Dialecticiens ».
Le nom de Mutakallimoun, commun d’abord à tous les dialecticiens, fut plus tard appliqué spécialement aux théologiens antimutazilites et orthodoxes. Dans ces derniers cas, il pourrait être bon, suivant le sens, de rendre le terme par dogmatistes ou scolastiques. En effet, tandis que les premiers dialecticiens avaient encore le dogme à former, ceux qui vinrent plus tard n’eurent qu’à l’exposer et à l’établir.
L’introduction de la dialectique dans l’islam fut une innovation violente, et elle fut vivement dénoncée par le parti de la Tradition. Tout ce qui dépassait l’enseignement éthique régulier était pour eux une hérésie, car la foi devait être obéissance et non, comme le soutenaient les Murdjites et les Mutazilites, connaissance. Ces derniers posaient sans réserve que la spéculation était l’un des devoirs des croyants. Même avec cette exigence, les temps s’accommodèrent, car selon la tradition, le Prophète avait déjà dit : « La première chose que Dieu a créée fut la Connaissance ou la Raison ».
Il est impossible de discuter en détail toutes les sectes dialectiques, qui ont souvent fait leur apparition sous la forme de partis politiques.Au point de vue de l’histoire de la philosophie, il suffit de donner ici les principales doctrines des Mutazilites, en tant qu’elles peuvent prétendre à l’intérêt général.
La responsabilité de l’homme, ainsi que la sainteté de Dieu, qui est incapable de provoquer directement les actions pécheresses de l’homme, devaient être sauvées par l’affirmation de la liberté de la volonté. L’homme doit donc être maître de ses actions, mais il n’est maître que de celles-ci, car peu de gens doutaient que l’énergie qui confère à l’homme la capacité d’agir et le pouvoir d’accomplir une action bonne ou mauvaise lui viennent de Dieu. D’où les nombreuses discussions subtiles, amalgamées à une critique de la conception philosophique du Temps, sur la question de savoir si la puissance que Dieu crée en l’homme est accordée avant l’acte, ou coïncidemment et simultanément avec celui-ci. Car si la puissance précédait l’acte, alors elle devrait ou bien durer jusqu’au moment [46] de l’acte, ce qui démentirait son caractère accidentel (cf. II, 3 § 12), ou bien avoir cessé d’exister avant l’acte, auquel cas elle aurait pu être complètement supprimée.
La spéculation passa de la conduite humaine à l’étude des opérations de la nature. Au lieu de Dieu et de l’homme, l’antithèse dans ce cas est Dieu et la nature. Les pouvoirs productifs et générateurs de la nature furent reconnus comme des moyens ou des causes prochaines ; et certains tentèrent de les étudier. Mais à leur avis, la nature elle-même, comme le monde entier, était une œuvre de Dieu, une créature de sa sagesse : et de même que la toute-puissance de Dieu était limitée dans le royaume moral par sa sainteté ou sa justice, de même dans le monde naturel elle était limitée par sa sagesse. Même la présence du mal et du mal dans le monde était expliquée par la sagesse de Dieu, qui fait que tout concourt au mieux. Le mal n’est pas une production ou un objet de l’activité divine. « Dieu peut bien être capable », avait soutenu une génération antérieure, « d’agir méchamment et déraisonnablement, mais il ne l’a pas fait. » Les Mutazilites ultérieurs enseignaient, d’un autre côté, que Dieu n’a absolument aucun pouvoir de faire quoi que ce soit qui soit de cette manière contraire à sa nature. Leurs adversaires, qui considéraient la puissance illimitée de Dieu et sa volonté insondable comme directement agissantes dans toutes les actions et tous les effets, s’indignèrent de cet enseignement et comparèrent ses promoteurs aux mages dualistes. Le monisme cohérent était du côté de ces adversaires, qui ne se souciaient pas de faire de l’homme et de la nature des créateurs - à côté et sous Dieu - de leurs actes ou opérations.
Les traditionalistes estimaient que la conception de Dieu était ainsi vidée de tout son contenu. Les Mutazilites ne dépassaient guère les déterminations négatives, [p. 48] à savoir que Dieu n’est pas semblable aux choses de ce monde, qu’il est élevé au-dessus de l’espace, du temps, du mouvement, etc., mais ils tenaient fermement à la doctrine selon laquelle il est le créateur du monde. Bien que l’on ne puisse affirmer que peu de choses sur l’être de Dieu, on pensait qu’il pouvait être connu par ses œuvres.
Pour les Mutazilites comme pour leurs adversaires, la Création était un acte absolu de Dieu, et l’existence du monde une existence dans le temps. Ils combattaient énergiquement la doctrine de l’éternité du monde, doctrine soutenue par la philosophie aristotélicienne et qui s’était largement répandue dans tout l’Orient.
Par cette thèse, les plus conséquents des Mutazilites se détachaient du consensus de la communauté religieuse musulmane et se mettaient ainsi en dehors de la foi générale. Ils en appelèrent d’abord encore à ce consensus, ce qu’ils purent faire tant que le pouvoir séculier leur fut favorable. Mais cet état ne dura pas longtemps, et ils apprirent bientôt par l’expérience ce qu’on a souvent enseigné depuis, à savoir que les communautés humaines acceptent plus volontiers une religion qui leur est envoyée d’en haut qu’une explication éclairée de celle-ci.
7. Poursuivons cette étude en examinant de plus près un ou deux des plus considérables des Mutazilites, afin que le tableau général ne manque pas de traits individuels.
Commençons par Abu-l-Hudhail al-Allaf, mort vers le milieu du IXe siècle, célèbre dialecticien, l’un des premiers à avoir laissé la philosophie exercer une influence sur leurs doctrines théologiques.
Il est impossible à Abu-l-Hudhail de concevoir qu’un [p. 50] attribut puisse être inhérent à un être de quelque manière que ce soit : il doit être identique à l’être ou différent de lui. Mais il cherche néanmoins un moyen d’y parvenir. Dieu est, selon lui, savant, puissant, vivant par la connaissance, la force et la vie qui sont son essence même ; et, comme les chrétiens l’avaient déjà fait avant lui, il appelle ces trois prédicats les modi (wudjuh) de l’être divin. Il admet aussi que l’ouïe, la vue et d’autres attributs sont éternels en Dieu, mais seulement en ce qui concerne le monde qui devait être créé plus tard. En outre, il lui serait assez facile, ainsi qu’à d’autres, influencés par la philosophie de l’époque, d’interpréter ces expressions et d’autres expressions similaires – comme la « vision » de Dieu au dernier jour, [10] – dans un sens spirituel, car ils considéraient généralement la vue et l’ouïe comme des actes spirituels. Par exemple, Abu-l-Hudhail soutenait que le mouvement était visible, mais pas palpable, parce qu’il ne s’agissait pas d’un corps.
La volonté de Dieu ne doit cependant pas être considérée comme éternelle. Au contraire, Abu-l-Hudhail considère que les déclarations absolues de la volonté sont différentes à la fois de l’être qui veut et de l’objet voulu. Ainsi, la Parole absolue de la création occupe une position intermédiaire entre le Créateur éternel et le monde créé transitoire. Ces déclarations de la volonté de Dieu forment une sorte d’essence intermédiaire, comparable aux idées platoniciennes ou aux esprits des sphères, mais peut-être considérées plutôt comme des puissances immatérielles que comme des esprits personnels. Abu-l-Hudhail distingue la Parole absolue de la création et la Parole accidentelle de la révélation, qui est annoncée aux hommes sous forme de [51] commandement et d’interdiction, se présente comme matière et dans l’espace, et qui n’a donc de signification que pour ce monde transitoire. La possibilité de vivre selon la parole divine de la révélation, ou de lui résister, n’existe donc que dans cette vie. L’injonction et l’interdiction obligatoires présupposent la liberté de volonté et la capacité d’agir en conséquence. Dans la vie future, au contraire, il n’y a plus d’obligations sous forme de lois, et par conséquent plus de liberté : tout y dépend de la détermination absolue de Dieu. Il n’y aura pas non plus de mouvement dans l’au-delà, car comme le mouvement a eu un commencement, il doit, à la fin du monde, s’achever dans le repos éternel. Abu-l-Hudhail ne pouvait donc pas croire à une résurrection du corps.
Il divise les actions humaines en actions naturelles et morales, ou actions des membres, et actions du cœur. Une action n’est morale que lorsqu’on l’accomplit sans contrainte. L’acte moral est la propriété de l’homme, acquis par ses propres efforts, mais sa connaissance lui vient de Dieu, en partie par la Révélation, en partie par la lumière de la Nature.
Avant même toute révélation, l’homme est instruit par la Nature dans le devoir, et ainsi est pleinement capable de connaître Dieu, de discerner le bien du mal et de vivre une vie vertueuse, honnête et droite.
8. Un contemporain plus jeune d’Abû-l-Hudhail, et apparemment un de ses disciples, appelé communément Al-Nazzam, mort en 845, est remarquable comme homme et comme penseur. C’était un homme fantasque, inquiet, ambitieux, peu conséquent, mais néanmoins hardi et honnête, telle est la représentation que nous en a donnée Djahiz, un de ses élèves. Le peuple le considérait comme un fou ou un hérétique. Une bonne partie de son enseignement se [52] rattache à ce qui passait chez les Orientaux pour la philosophie d’Empédocle et d’Anaxagore (cf. aussi Abû-l-Hudhail).
Dieu ne peut absolument rien faire de mal, il ne peut faire que ce qu’il sait être le meilleur pour ses serviteurs. Sa toute-puissance ne s’étend pas au-delà de ce qu’il fait réellement. Qui pourrait l’empêcher de donner effet à la splendide exubérance de son Être ? Une volonté, au sens propre du terme, qui implique invariablement un besoin, ne peut en aucun cas être attribuée à Dieu. La volonté de Dieu, au contraire, n’est qu’une désignation de l’action divine elle-même, ou des commandements qui ont été transmis aux hommes. La création est un acte accompli une fois pour toutes, dans lequel toutes choses ont été faites en même temps, de sorte qu’une chose est contenue dans une autre, et qu’au cours du temps les divers spécimens de minéraux, de plantes et d’animaux, ainsi que les nombreux enfants d’Adam, émergent graduellement de leur état latent et viennent à la lumière.
Nazzam, comme les philosophes, rejette la théorie des atomes (v. II, 3 § 12), mais il ne peut rendre compte du parcours d’une distance définie, en raison de la divisibilité infinie de l’espace, qu’en postulant des sauts. Il considère que les substances corporelles sont composées d’« accidents » au lieu d’atomes. Et de même qu’Abu-l-Hudhail ne pouvait concevoir l’inhérence d’attributs à une essence, de même Nazzam ne peut imaginer l’accident que comme la substance elle-même ou comme une partie de la substance ; ainsi le « Feu » ou le « Chaud », par exemple, existe à l’état latent dans le bois, mais il devient libre lorsque, par le moyen du frottement, son antagoniste « le Froid [53] » disparaît. Dans ce processus, il se produit un mouvement ou une transposition, mais aucun changement qualitatif. Les qualités sensibles, telles que les couleurs, les saveurs et les odeurs, sont, selon Nazzam, des corps.
L’âme ou l’intellect de l’homme lui-même est considéré comme un corps plus raffiné. L’âme est bien entendu la partie la plus excellente de l’homme : elle imprègne entièrement le corps, qui est son organe, et elle doit être appelée l’homme réel et véritable. Les pensées et les aspirations sont définies comme des mouvements de l’âme.
En matière de foi et de loi, Nazzam rejette à la fois le consensus de la congrégation et l’interprétation analogique de la loi et fait appel à l’imam infaillible à la manière chiite. Il pense qu’il est possible que l’ensemble des musulmans s’accordent à admettre une doctrine erronée, comme par exemple celle selon laquelle Mahomet a une mission pour toute l’humanité, contrairement aux autres prophètes, alors que Dieu envoie chaque prophète à toute l’humanité.
Nazzam partage d’ailleurs l’opinion d’Abû-l-Hudhail sur la connaissance de Dieu et des devoirs moraux par la raison. Il n’est pas particulièrement convaincu de l’excellence inimitable du Coran. La merveille durable du Coran consisterait seulement dans le fait que les contemporains de Mahomet ont été empêchés de produire quelque chose de semblable au Coran.
Il n’a certes pas retenu grand chose de l’eschatologie musulmane, du moins les tourments de l’enfer se résolvent-ils à ses yeux en un processus de consumation par le feu.
Dans tout cela, il n’y a rien d’original. Son idéal moral est « moyen », et le style de son génie est également médiocre. C’est seulement dans la compilation de ses nombreux écrits que Djahiz a fait preuve d’excès.
Mouammar, dont la date de naissance ne peut être déterminée avec précision, bien qu’on puisse la situer vers l’an 900, a beaucoup de points communs avec ceux qui viennent d’être cités. Mais il est beaucoup plus catégorique dans sa négation de l’existence des attributs divins, qu’il considère comme étant en contradiction avec l’unité absolue de l’essence divine. Dieu est bien au-dessus de toute forme de pluralité. Il ne se connaît ni lui-même ni aucun autre être, car « connaître » présupposerait une pluralité en lui. On peut même le qualifier d’hyperéternel. Néanmoins, il faut le reconnaître comme Créateur [55] du monde. Il n’a créé que des corps, il est vrai ; et ceux-ci créent d’eux-mêmes leurs accidents, soit par l’opération de la nature, soit par la volonté. Le nombre de ces accidents est infini, car dans leur essence ils ne sont rien d’autre que les relations intellectuelles de la pensée. Mouammar est un conceptualiste. Le mouvement et le repos, la ressemblance et la dissemblance, etc., ne sont rien en eux-mêmes et n’ont qu’une existence intellectuelle ou idéale. L’âme, qui est tenue pour la véritable essence de l’homme, est conçue comme une Idée ou une substance immatérielle, bien qu’on ne dise pas clairement comment elle est liée au corps ou à l’essence divine.
La volonté de l’homme est libre, et, à proprement parler, vouloir est son seul acte, car l’action extérieure appartient au corps (Cf. Djahiz).
L’école de Bagdad, à laquelle semble appartenir Muammar, était conceptualiste. A l’exception des prédicats les plus généraux, ceux d’Etre et de Devenir, elle ne faisait subsister les Universaux que comme notions ou concepts. Abou Hashim de Bassora († 933) se rapprochait davantage du Réalisme. Les attributs de Dieu, ainsi que les Accidents et les Genres en général, étaient pour lui quelque chose de moyen entre l’Etre et le Non-Etre : il les appelait Conditions ou Modes. Il désignait le Doute comme une condition requise de toute connaissance. Il n’était pas un simple Réaliste.
Les penseurs mutazilites se livraient à des arguties dialectiques sur le « non-être », affirmant que le non-être, comme l’être, devait nécessairement posséder une sorte de réalité, puisqu’il pouvait devenir l’objet de la pensée : l’homme essaierait au moins de penser au « rien » plutôt que de ne pas penser du tout.
Dans l’exposé détaillé de ses doctrines, Ashari ne montra aucune originalité, mais se contenta d’arranger et de condenser les matériaux qui lui étaient présentés, ce qui ne pouvait se faire sans contradictions. L’essentiel, cependant, était que sa cosmologie, son anthropologie et son eschatologie ne s’écartaient pas trop du texte de la Tradition pour l’édification des âmes pieuses, et que sa théologie, par suite d’une conception quelque peu spiritualisée de Dieu, ne soit pas entièrement insatisfaisante même pour les hommes de haute culture.
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Ashari s’appuie sur la révélation contenue dans le Coran. Il ne reconnaît aucune connaissance rationnelle des choses divines qui soit indépendante du Coran. Les sens ne sont pas en général susceptibles de nous tromper, mais par contre notre jugement peut facilement le faire. Nous connaissons Dieu, il est vrai, par notre raison, mais seulement par la Révélation, qui est la seule source de cette connaissance.
Selon Ashari, Dieu est donc avant tout le Créateur tout-puissant. De plus, il est omniscient : il sait ce que font les hommes et ce qu’ils veulent faire ; il sait aussi ce qui arrive et comment ce qui n’arrive pas se serait produit s’il était arrivé. De plus, tous les prédicats qui expriment une perfection quelconque s’appliquent à Dieu, à condition qu’ils s’appliquent à lui dans un sens différent et plus élevé qu’à ses créatures. En créant et en soutenant le monde, Dieu est la seule cause : tous les événements du monde procèdent continuellement et directement de lui. L’homme, cependant, est tout à fait conscient de la différence entre ses mouvements involontaires, tels que les tremblements et les tremblements, et ceux qui sont accomplis dans l’exercice de sa volonté et de son choix.
La doctrine atomique des dialecticiens musulmans avait sa source, bien sûr, dans la philosophie naturelle grecque ; mais sa réception et son développement ultérieur furent déterminés par les exigences de la [58] polémique et de l’apologétique théologiques. On peut observer un phénomène analogue chez les juifs individuels et chez les catholiques croyants. Il est impossible de supposer que l’atomisme ait été adopté dans l’islam, simplement parce qu’Aristote l’avait combattu. Nous avons ici affaire à une lutte désespérée pour un avantage religieux, et dans laquelle les armes ne sont pas choisies à volonté : c’est la fin qui décide. La nature doit être expliquée, non pas à partir d’elle-même, mais à partir d’un acte créateur divin ; et ce monde doit être considéré non pas comme un ordre éternel et divin des choses, mais comme une créature d’existence transitoire. Dieu doit être pensé et parlé comme un Créateur libre et tout-puissant, et non comme une cause impersonnelle ou une source primitive inactive. En conséquence, la doctrine de la création est placée depuis les temps les plus reculés au sommet de la dogmatique musulmane, comme un témoignage contre la vision païenne-philosophique de l’éternité du monde et des opérations efficaces de la nature. Ce que nous percevons du monde sensible, disent les atomistes, est constitué d’« accidents » passagers qui vont et viennent à chaque instant. Le substrat de ce « changement » est constitué par les substances (corporelles) ; et à cause des changements qui se produisent dans ou sur ces substances, elles ne peuvent pas être considérées comme elles-mêmes immuables. Si donc elles sont changeantes, elles ne peuvent pas être permanentes, car ce qui est éternel ne change pas. Par conséquent, tout dans le monde, puisque tout change, est venu à l’existence ou a été créé par Dieu.
C’est là le point de départ. La variabilité de tout ce qui existe plaide en faveur d’un Créateur éternel et immuable. Mais des auteurs ultérieurs, sous l’influence des philosophes musulmans, déduisent du caractère possible ou contingent de tout ce qui est fini, l’existence nécessaire de Dieu.
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Mais revenons au monde. Il est composé d’accidents et de leurs substrats, les substances. Substance et accident ou qualité sont les deux catégories au moyen desquelles la réalité est conçue. Les autres catégories ou bien rentrent dans la catégorie de la qualité, ou bien se résolvent en relations et modifications de pensée auxquelles objectivement rien ne correspond. La matière, comme possibilité, n’existe que dans la pensée. Le temps n’est rien d’autre que la coexistence d’objets différents, ou la simultanéité dans la présentation ; et l’espace et la grandeur peuvent être attribués aux corps, certes, mais non aux parties individuelles (atomes) dont les corps sont composés.
Mais, en général, ce sont les accidents qui constituent les prédicats propres des substances. Leur nombre dans chaque substance particulière est très grand, ou même infini, comme le prétendent certains, car de n’importe quelle paire de déterminations opposées, et parmi celles-ci il y a aussi les négatives, l’une ou l’autre est attribuable à chaque substance. L’accident négatif est aussi réel que le positif. Dieu a aussi créé la privation et l’annihilation, bien qu’il ne soit certainement pas facile de découvrir un substrat pour celles-ci. Et comme aucun accident ne peut jamais avoir sa place ailleurs que dans une substance, et ne peut l’avoir dans un autre accident, il n’y a réellement rien de général ou de commun dans aucun nombre de substances. Les universaux n’existent en aucune façon dans les choses individuelles : ce sont des concepts.
Ainsi, il n’y a pas de lien entre les substances : elles sont séparées, en leur qualité d’atomes égaux entre elles. En fait, elles ressemblent plus aux homéoméries d’Anaxagore qu’aux particules de matière extrêmement petites des Atomistes. En elles-mêmes, elles sont non [60] spatiales (sans makan), mais elles ont leur position (hayyiz), et grâce à cette position elles remplissent l’espace. Ce sont donc des unités qui n’ont pas d’étendue, mais qui sont conçues comme des points, qui constituent le monde spatial des corps. Entre ces unités, il doit y avoir un vide, car s’il en était autrement, tout mouvement serait impossible, puisque les atomes ne se pressent pas les uns les autres. Tout changement, cependant, se rapporte à l’Union et à la Séparation, au Mouvement et au Repos. Il n’y a pas d’autres relations opératoires entre les Atomes-substances. Les Atomes existent donc et jouissent de leur existence, mais n’ont rien à voir les uns avec les autres. Le monde est une masse discontinue, sans aucune action réciproque vivante entre ses parties.
Les anciens avaient préparé la voie à cette conception par leur théorie, entre autres, du caractère discontinu du nombre. Le temps n’était-il pas défini comme la numération du mouvement ? Pourquoi ne pas appliquer cette doctrine à l’espace, au temps et au mouvement ? Les dialecticiens l’ont fait ; et la « scepticisme » de la philosophie ancienne a pu y contribuer. Comme le monde substantiel et corporel, l’espace, le temps et le mouvement se décomposent en atomes dépourvus d’étendue et en moments sans durée. Le temps devient une succession de nombreux « maintenant » individuels, et entre deux moments de temps il y a un vide. Il en est de même pour le mouvement : entre deux mouvements il y a un repos. Un mouvement rapide et un mouvement lent ont la même vitesse, mais ce dernier a plus de points de repos. Alors, pour surmonter la difficulté de l’espace vide, du moment de temps inoccupé et de la pause de repos entre deux mouvements, on fait appel à la théorie du saut. Le mouvement doit être considéré [61] comme un saut en avant d’un point de l’espace à un autre, et le temps comme une avancée effectuée de la même manière d’un moment à un autre.
En réalité, ils n’avaient aucune utilité à cette théorie fantastique du Saut : c’était une simple réponse à des questions simples. Avec une parfaite cohérence, ils avaient découpé le monde matériel tout entier, tel qu’il se meut dans l’espace et dans le temps, en atomes avec leurs accidents. Certains prétendaient sans doute que, bien que les accidents disparaissent à chaque instant, les substances subsistent, mais d’autres n’y accordaient aucune importance. Ils enseignaient que les substances, qui sont en fait des points dans l’espace, n’existent que pour un certain temps, tout comme les accidents. A chaque instant, Dieu crée le monde de nouveau, de sorte que son état actuel n’a aucun lien essentiel avec celui qui l’a immédiatement précédé ou qui le suit. Il y a ainsi une série de mondes qui se succèdent les uns aux autres et qui ne présentent que l’apparence d’un seul monde. S’il existe pour nous quelque chose qui ressemble à une connexion ou à une causalité dans les phénomènes, c’est parce qu’Allah, dans sa volonté insondable, ne choisit ni aujourd’hui ni demain d’interrompre le cours habituel des événements par un miracle – ce qu’il peut pourtant faire à tout moment. La disparition de toute « connexion causale » selon le Kalam atomistique est illustrée de façon éclatante par l’exemple classique de « l’homme qui écrit ». Dieu crée en lui, et cela aussi par un acte de création qui se renouvelle à chaque instant, d’abord la volonté, puis la faculté d’écrire, ensuite le mouvement de la main, et enfin le mouvement de la plume. Ici, une chose est complètement indépendante de l’autre.
Or, si l’on objecte à ce point de vue que la causalité ou la succession régulière des événements matériels enlève [62] toute possibilité de connaissance, le penseur croyant répond qu’Allah connaît vraiment tout d’avance et crée non seulement les choses du monde et ce qu’elles semblent accomplir, mais aussi la connaissance de ces choses dans l’âme humaine, et nous n’avons pas besoin d’être plus sages que Lui, Il sait mieux.
Allah et le monde, Dieu et l’homme, la dialectique musulmane ne peut aller au-delà de ces antithèses. A côté de Dieu, il n’y a de place que pour les substances corporelles et leurs accidents. L’existence des âmes humaines en tant que substances incorporelles, ainsi que l’existence générale des purs esprits, deux doctrines soutenues par les philosophes et, quoique moins nettement, par plusieurs mutazilites, ne s’harmoniseraient pas convenablement avec la doctrine musulmane de la nature transcendante de Dieu, qui n’a pas d’associé. L’âme appartient au monde du corps. La vie, la sensation, la faculté de raisonnement sont des accidents, tout comme la couleur, le goût, l’odorat, le mouvement et le repos. Certains supposent qu’il n’y a qu’un seul atome d’âme ; selon d’autres, plusieurs atomes d’âme plus subtils sont mêlés aux atomes corporels. En tout cas, la pensée est attachée à un seul atome.
Mais la nature humaine s’affirme toujours. Les hommes qui renoncent au monde et aux sens se livrent souvent aux fantaisies les plus sensuelles jusqu’à un âge avancé. Il n’est pas étonnant, après tout, que beaucoup se soient peu préoccupés de doctrine religieuse, ou que la morale ascétique des soufis ait souvent été à l’opposé.
La tâche de suivre en détail le développement du soufisme appartient cependant à l’histoire des religions plutôt qu’à celle de la philosophie.D’ailleurs, nous retrouvons les éléments philosophiques qu’il a repris chez les philosophes musulmans que nous rencontrerons plus loin.