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I. La poésie et l’annalisticité arabes se développèrent indépendamment des connaissances des écoles. Mais, avec le temps, la littérature et la composition historique ne purent rester intouchées par les influences étrangères. Quelques remarques, confirmant cette affirmation, doivent nous suffire ici.
L’introduction de l’islam n’entraîna pas de rupture avec la tradition poétique de la race arabe, comme l’avait fait le christianisme dans le monde germanique. La littérature profane de l’époque des Omeyyades, même, a transmis de nombreuses paroles de sagesse, en partie tirées de la poésie arabe ancienne, qui rivalisaient avec les prédications du Coran. Les califes abbassides, comme Mansur, Harun et Mamun, avaient une culture littéraire plus développée que Charlemagne. L’éducation de leurs fils ne se limitait pas à la lecture du Coran : elle comprenait aussi la connaissance des poètes anciens et de l’histoire de la nation. Les poètes et les hommes de lettres étaient attirés par les cours et récompensés de façon princière. Dans ces conditions, la littérature subit l’influence de la culture savante et de la spéculation philosophique, bien que, dans la plupart des cas, de manière très superficielle. Le résultat se manifeste surtout par des propos sceptiques, une moquerie frivole de ce qui est le plus sacré et une glorification du plaisir sensuel. Mais en même temps, des paroles sages, des réflexions sérieuses et des spéculations mystiques firent leur apparition dans la poésie arabe, à l’origine sobre et réaliste. La fraîcheur naturelle de la première représentation fut remplacée par un jeu ennuyeux sur les pensées et les sentiments, et même sur les simples mots, les mètres et les rimes.
2. Le déplaisant Abu-l-Atahia (748-828), dans sa poésie efféminée, parle presque toujours d’amour [66] malheureux et d’un désir de mort. Il exprime sa sagesse dans le couplet suivant :
« Guide l’esprit avec une hésitation prudente :
« Contre le péché, utilisez le meilleur bouclier, la renonciation ».
Quiconque possède une certaine faculté d’apprécier la vie et la poésie de la nature ne trouvera que peu de plaisir dans ses chants de reniement du monde, et il ne trouvera que peu de satisfaction dans les vers de Mutanabbi (905-965), terriblement ennuyeux dans leur contenu, bien qu’épigrammatiques dans leur forme. Et pourtant Mutanabbi a été loué comme le plus grand poète arabe.
De même, on a vanté à tort le poète philosophe Abû-l-Ala al-Maarri (973-1058). Ses sentiments parfois très respectables et ses opinions sensées ne sont pas de la philosophie, et l’expression affectée, quoique souvent galvaudée, de ces idées ne vaut pas poésie. Dans des conditions plus favorables, car il était aveugle et peu riche, cet homme aurait peut-être pu rendre quelques services dans les domaines secondaires de la critique, comme philologue ou historien. Mais au lieu d’accepter avec enthousiasme les devoirs de la vie, il est amené à prêcher l’abandon sans joie de ceux-ci et à se plaindre en général des conditions politiques, des opinions de la multitude orthodoxe et des affirmations scientifiques des savants, sans pouvoir lui-même avancer quoi que ce soit de positif. Il manque presque entièrement du don de combinaison. Il sait analyser, mais il ne parvient pas à la synthèse, et son savoir ne porte pas de fruits. L’arbre de sa connaissance a ses racines dans l’air, comme il l’avoue lui-même dans une de ses lettres, quoique dans [67] un sens différent. Il mène une vie de célibat strict et de végétarisme, comme il sied à un pessimiste. Comme il le dit dans ses poèmes, « tout n’est qu’un jouet oisif : le destin est aveugle et le temps n’épargne ni le roi qui partage les joies de la vie, ni l’homme pieux qui passe ses nuits à veiller et à prier. La croyance irrationnelle ne résout pas non plus pour nous l’énigme de l’existence. Tout ce qui se cache derrière ces cieux mouvants nous reste caché à jamais : les religions, qui ouvrent une perspective là-bas, ont été fabriquées pour des motifs d’intérêt personnel. Les sectes et les factions de toutes sortes sont utilisées par les puissants pour sécuriser leur domination, bien que la vérité sur ces questions ne puisse être que murmurée. La chose la plus sage est alors de se tenir à l’écart du monde et de faire le bien de manière désintéressée et parce que c’est vertueux et noble de le faire, sans aucune perspective de récompense ».
D’autres hommes de lettres avaient une philosophie plus pratique et pouvaient faire sentir leur poids dans le monde. Ils souscrivaient à la sage doctrine du directeur de théâtre dans le Faust de Goethe : « Celui qui apporte beaucoup, apportera quelque chose à beaucoup ». Le type le plus parfait de cette espèce est Hariri (1054-1122), dont le héros, le mendiant et promeneur, Abu Zaid de Serug, enseigne comme la plus haute sagesse :
« Chasser, au lieu d’être chassé ;
Le monde entier est une forêt pour la chasse.
Si le faucon vous échappe,
Prends, content, l’humble banderole :
Si tu ne touches pas les dinars,
Les pièces de cuivre valent toujours la peine d’être comptées » [1].
Il y eut cependant toujours des hommes qui rendirent impartialement des rapports contradictoires, côte à côte, d’autres, tout en faisant preuve de considération pour les sentiments et les besoins du présent, ne retinrent pas leur jugement plus ou moins fondé sur le passé, car il est souvent plus facile d’être clairvoyant en matière d’histoire que dans les affaires du monde vivant.
De nouveaux sujets de recherche apparurent, ainsi que de nouveaux modes de traitement. La géographie incluait quelque peu la philosophie naturelle, par [69] exemple dans la géographie du climat, tandis que la composition historique incluait dans son champ de description la vie intellectuelle, la croyance, la morale, la littérature et la science. La connaissance d’autres pays et nations incitait également à la comparaison sur de nombreux points, et ainsi un élément international, humaniste ou cosmopolite fut introduit.
Un de ses successeurs, le géographe Maqdasi ou Muqaddasi, qui écrivit en 985, mérite d’être cité avec [70] de grands éloges. Il parcourut de nombreux pays et exerça les métiers les plus variés pour se familiariser avec la vie de son temps. C’est un véritable Abu Zaid de Serug (cf. II, 4 § 2), mais avec un but devant lui.
Il se met au travail de façon critique et s’en tient à la connaissance acquise par la recherche et l’enquête, non par la foi dans la tradition ou par de simples déductions de la raison. Les énoncés géographiques du Coran s’expliquent par l’horizon intellectuel limité des anciens Arabes, auquel Allah a dû juger bon de s’adapter.
Il décrit ensuite, sine ira et studio, les pays et les races qu’il a vus de ses propres yeux. Son projet est de consigner, en premier lieu, les résultats recueillis par sa propre expérience et observation, ensuite ce qu’il a entendu de personnes dignes de confiance, et enfin ce qu’il a rencontré dans les livres. Les phrases suivantes sont extraites de sa description de lui-même.
« J’ai enseigné les matières communes de l’éducation et de la morale ; je me suis présenté comme prédicateur et j’ai fait retentir le minaret de la mosquée de l’appel à la prière. J’ai assisté aux réunions des savants et aux dévotions des pieux. J’ai partagé du bouillon avec des soufis, du gruau avec des moines et des repas de mer avec des marins. Bien des fois, j’ai vécu dans la solitude même, et puis j’ai mangé du fruit défendu contre mon meilleur jugement. J’ai fréquenté les ermites du Liban, et à mon tour j’ai vécu à la cour du prince. J’ai participé à des guerres : j’ai été détenu comme captif et jeté en prison comme espion. De puissants princes et ministres m’ont prêté l’oreille, et bientôt j’ai rejoint [71] une bande de voleurs, ou j’ai travaillé comme détaillant au bazar. J’ai joui de beaucoup d’honneurs et de considération, mais j’ai également été condamné à entendre de nombreuses malédictions et à être réduit à l’épreuve du serment, lorsque j’étais soupçonné d’hérésie ou de mauvaises actions”.
Nous avons l’habitude de nous représenter aujourd’hui l’Oriental comme un être qui, dans un repos contemplatif, est complètement attaché à sa foi et à ses usages ancestraux. Cette représentation n’est pas tout à fait exacte, mais elle s’accorde cependant mieux avec la situation actuelle qu’avec la disposition de l’Islam aux quatre premiers siècles, car à cette époque il était enclin à s’approprier non seulement les avantages extérieurs du monde, mais aussi les acquisitions intellectuelles de l’humanité.
67 : 1 V. Rückerts Uebers. d. Makamen II, p. 299. ↩︎