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Dans la seconde moitié du IXe siècle, Abdallah ibn Maimun, chef du parti karmatite, fut l’initiateur d’un mouvement de ce genre. C’était un oculiste persan, formé à l’école des philosophes naturels. Il se montra capable d’associer à la fois les croyants et les libres penseurs dans une confédération pour tenter de renverser le gouvernement abbasside. Pour les uns, il était un prestidigitateur, pour les autres, un pieux ascète ou un philosophe érudit. Ses couleurs étaient blanches, parce que sa religion était celle de la pure lumière, vers laquelle l’âme devait s’élever après ses pérégrinations terrestres. Les devoirs inculqués étaient le mépris du corps, le mépris de la matière, la communauté des biens pour tous les frères confédérés, ainsi que l’abandon de soi-même à la confédération, la fidélité aigre et l’obéissance à leurs chefs, même jusqu’à la mort, car la société avait ses degrés. Conformément à la séquence de l’existence, à savoir Dieu, la Raison, l’Âme, l’Espace et le Temps, ils concevaient que la révélation de Dieu devait se faire dans l’histoire et dans la constitution de leur propre fraternité.
De cette confrérie est venue jusqu’à nous une Encyclopédie des sciences de l’époque, qui progresse sans cesse. Elle se compose de 51 traités (peut-être 50 à l’origine), dont le contenu est d’une nature et d’une origine si diverses que les rédacteurs ou les compilateurs n’ont pas réussi à établir une harmonie complète entre eux. En général, cependant, on trouve dans cette Encyclopédie un gnosticisme éclectique, fondé sur les sciences naturelles et pourvu d’un arrière-plan politique. Le plan commence par des considérations mathématiques, joue continuellement avec les chiffres et les lettres, passe par la logique et la physique, mais ramène tout à l’âme et à ses pouvoirs, pour finalement approcher, d’une manière mystique et magique, la connaissance de la divinité. L’ensemble est celui de la doctrine d’une secte persécutée, avec des traits politiques qui apparaissent ici et là. On y voit aussi quelque chose de la souffrance et de la lutte, quelque chose des oppressions auxquelles les hommes de cette Encyclopédie ou leurs… les prédécesseurs ont été exposés, et quelque chose de l’espoir qu’ils chérissaient et de la patience qu’ils prêchaient. Ils cherchent dans cette philosophie spiritualiste, la consolation ou la rédemption : c’est leur religion. « Fidèles jusqu’à la mort », dit l’expression, les frères doivent être, car affronter la mort pour le bien d’un ami, c’est la vraie guerre sainte. Dans le pèlerinage de la vie à travers ce monde, [p. 84] ainsi le voyage obligatoire à la Mecque est allégorisé, il faut aider l’autre par tous les moyens en son pouvoir. Le riche doit communiquer aux autres une part de ses biens matériels, et le sage une part de ses possessions intellectuelles. Mais pourtant la connaissance, telle que nous la connaissons dans l’Encyclopédie, était probablement réservée aux membres initiés du plus haut grade :
Il faut reconnaître cependant que cette confrérie des Frères Fidèles de Bassora semble avoir mené une existence tranquille, comme c’était peut-être aussi le cas d’une de leurs branches à Bagdad. Les relations des Frères avec les Karmatites ressemblaient peut-être à celles des baptistes plus pacifiques avec les anabaptistes révolutionnaires du « Roi de Sion ». [1]
Les noms des personnes suivantes nous ont été donnés par des auteurs ultérieurs comme ayant été membres de la Confrérie et collaborateurs de l’Encyclopédie, à savoir : Abu Sulaiman Mohammed ibn Mushir al-Busti, dit al-Muqaddasi, Abu-l-Hasan Ali ibn Harun al-Zandjani, Mohammed ibn Akhmed al-Nahradjuri, Al-Aufi et Zaid ibn Rifaa. A l’époque de leur activité, le Califat avait déjà été contraint de remettre entièrement son pouvoir séculier entre les mains de la dynastie chiite des Buyides. Cette circonstance a probablement été favorable à l’apparition d’une Encyclopédie, dans laquelle les doctrines chiites et mutazilites ainsi que les résultats de la philosophie étaient compris dans un système populaire.
Dans ce schéma, les tendances négatives des Frères sont quelque peu mises à l’arrière-plan, pour des raisons tout à fait compréhensibles. Mais leur critique de la société humaine et des religions positives est exposée avec moins de réserve dans le « Livre de l’animal et de l’homme », dans lequel le costume figuratif leur permet de représenter des animaux disant ce qui serait discutable s’il sortait de la bouche d’un homme.
4. Le caractère éclectique du schéma et la méthode peu systématique adoptée dans ses subdivisions rendent difficile de donner une exposition cohérente de la philosophie [86] des Frères. Cependant, les principes les plus importants, bien que parfois vaguement liés, doivent être exposés ici avec un certain ordre.
L’activité mentale de l’homme se divise, selon l’Encyclopédie, en Art et Science. Or, la Science ou Connaissance est la forme que prend dans l’âme connaissante ce qui est connu, ou un mode d’existence plus élevé, plus subtil, plus intellectuel de tout ce qui est réalisé dans la substance extérieure. L’Art, d’autre part, consiste à projeter la forme de l’âme artiste dans la matière. La connaissance est potentiellement présente dans l’âme du disciple, mais elle ne devient effective que par l’activité d’enseignement d’un maître, qui porte la connaissance comme une réalité dans son propre esprit. Mais d’où est-elle venue au premier maître ? Les Frères répondent que, selon les philosophes, il l’a acquise par sa propre réflexion, tandis que, selon les théologiens, il l’a reçue par l’illumination prophétique ; « mais à notre avis, il existe diverses voies ou instruments par lesquels la connaissance peut être atteinte. De la position intermédiaire de l’âme, entre les mondes du corps et de l’esprit, il résulte qu’il lui est ouvert trois voies ou sources de connaissance. Ainsi, par les sens, l’âme se familiarise avec ce qui est au-dessous d’elle, par la déduction logique avec ce qui est au-dessus, et enfin avec elle-même par la considération rationnelle ou l’intuition directe. Parmi ces sortes de connaissances, la plus sûre et la plus digne de préférence est la connaissance de soi-même. Lorsque la connaissance humaine essaie d’aller plus loin, elle se révèle limitée à bien des égards. Il ne faut donc pas philosopher d’emblée sur des questions telles que l’origine ou l’éternité [87] du monde, mais faire ses premiers essais avec ce qui est plus simple. Et ce n’est qu’en renonçant au monde et en menant une conduite juste que l’âme s’élève peu à peu jusqu’à la pure connaissance du Très-Haut.
Tout d’abord, ils nous conduisent à considérer les astres. Or, l’Encyclopédie nous offre dans son Astrologie, et on ne pouvait s’attendre à autre chose, un enseignement tout à fait fantaisiste et parfois même contradictoire. Elle est tout entière pénétrée de la conviction que les astres ne prédisent pas seulement l’avenir, mais qu’ils influencent ou provoquent directement tout ce qui se passe sous la Lune. La fortune et le malheur viennent également d’eux. Jupiter, Vénus et le Soleil apportent la fortune ; au contraire, Saturne, Mars et la Lune apportent le malheur ; les effets produits par la planète Mercure ont en eux à la fois du bien et du mal. Mercure est le maître de l’éducation et de la science : nous lui devons notre connaissance, qui comprend le bien et le mal. De même, les autres planètes ont chacune leur sphère d’influence ; et l’homme, au cours de sa vie, s’il n’est pas enlevé prématurément, subit successivement les influences de tous les corps célestes. La Lune fait grandir son corps et Mercure forme son esprit. Il se trouve alors sous l’empire de Vénus. Le Soleil lui donne la famille, la richesse ou la domination, Mars la bravoure et la noblesse d’âme. Ensuite, guidé par Jupiter, il se prépare, par des exercices religieux, au voyage dans l’au-delà, et il atteint le repos sous l’influence de Saturne. Cependant, beaucoup d’hommes ne vivent pas assez longtemps ou ne sont pas capables par les circonstances de développer leurs capacités naturelles d’une manière ininterrompue. C’est pourquoi Dieu leur envoie gracieusement ses prophètes, par l’enseignement desquels ils peuvent, même en peu de temps et dans des circonstances défavorables, former complètement leur nature.
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Les observations logiques des Frères partent de l’Introduction de Porphyre, des Catégories, de l’Herméneutique et des Analytiques d’Aristote et ne présentent rien d’original, ou très peu.
Aux cinq termes de Porphyre, on en ajoute un sixième, l’individuel, sans doute pour des raisons de symétrie. Trois d’entre eux, genre, espèce, individu, sont alors appelés qualifications objectives, et trois autres, différence, propriété, accident, qualifications abstraites ou conceptuelles. Les catégories sont des conceptions de genre, dont la première est la substance, les neuf autres désignent ses accidents. Le système des concepts est développé plus avant par une division en espèces. Mais outre la division, il existe trois autres méthodes logiques en usage : l’analyse, la définition et la déduction. L’analyse est la méthode des débutants, car elle permet de connaître ce qui est individuel. Plus [p. 90] subtiles cependant, car elles nous révèlent ce qui est spirituel, sont la définition et la déduction, la première examinant la nature essentielle des espèces, la seconde celle des genres. Les sens nous informent de l’existence des choses, mais la connaissance de l’essence des choses s’acquiert par la réflexion. Les informations que nous transmettent les sens sont petites, comme les lettres de l’alphabet. Les principes de la connaissance rationnelle sont d’une importance considérable, tout comme les mots ont plus de signification que les lettres ; mais la connaissance la plus importante de toutes réside dans les propositions qui découlent de ces principes et que l’esprit humain acquiert ou s’approprie, par opposition à la connaissance que la nature ou la révélation divine lui a communiquée.
L’Esprit, l’Ame, la Matière Originelle et la Nature [91] sont simples ; mais avec le Corps nous entrons dans le royaume du Composite. Ici tout est composé de Matière et de Forme, ou, pour adopter un autre principe de division, de Substance et d’Accident. Les premières Substances sont Matière et Forme ; les premiers Accidents ou Propriétés, Espace, Mouvement et Temps, auxquels, de l’avis des Frères, on peut peut-être ajouter le Ton et la Lumière. La Matière est une ; toute pluralité et toute diversité proviennent des Formes. La Substance est aussi désignée comme la Forme constitutive, matérielle, tandis que l’Accident est la Forme spirituelle, complétante. L’Encyclopédie ne s’exprime pas clairement sur ces points. Mais en tout cas, la substantialité est recherchée plutôt dans l’Universel que dans le Particulier, et la Forme est placée avant la Matière. La Forme Substantielle, comme un spectre, effraie toute tentative du philosophe d’explorer à fond le domaine de la Matière. Les Formes errent à leur guise, comme des seigneurs, dans le monde inférieur de la Matière. On ne découvre aucune trace d’une quelconque relation intérieure entre la Matière et la Forme. Non seulement en pensée, mais aussi en réalité, ils se maintiennent séparés.
Le récit qui vient d’être donné nous permet de nous faire une idée de l’histoire de la Nature telle que la concevaient les Frères. On les a présentés comme les darwinistes du dixième siècle, mais rien ne saurait être plus inapproprié. Il est vrai que les divers règnes de la Nature présentent, selon l’Encyclopédie, une série ascendante et connectée ; mais la relation n’est pas déterminée par la structure corporelle, mais par la Forme intérieure ou Substance de l’Âme. La Forme erre d’une manière mystique de l’inférieur vers le supérieur et vice versa, non pas en accord avec les lois internes de formation, ou modifiées pour s’adapter aux [92] conditions extérieures, mais en accord avec les influences des étoiles et, dans le cas de l’Homme du moins, en accord avec le comportement pratique et théorique. Donner une histoire de l’Évolution au sens moderne du terme était très loin de la pensée des Frères. Par exemple, ils insistent expressément sur le fait que le cheval et l’éléphant ressemblent plus à l’Homme que le singe, bien que la ressemblance corporelle soit plus grande chez ce dernier. En effet, dans leur système, le corps est une chose tout à fait secondaire : la mort du corps s’appelle la naissance de l’âme.L’âme seule est une existence efficiente, qui se procure le corps.
L’âme humaine est issue de l’âme du monde et les âmes de tous les individus pris ensemble constituent une substance que l’on pourrait appeler l’Homme absolu ou l’Esprit de l’humanité. Cependant, chaque âme individuelle est enveloppée dans la Matière et doit progressivement se transformer en esprit. A cette fin, elle possède de nombreuses facultés ou pouvoirs, et parmi ceux-ci, les facultés spéculatives sont les plus choisies, car la connaissance est la vie même de l’âme.
L’âme de l’enfant est d’abord comme une feuille de papier blanche. Ce que lui transmettent les cinq sens est d’abord présenté, puis jugé et enfin emmagasiné dans les parties antérieure, moyenne et postérieure du cerveau. Grâce à la faculté de parler et à l’art d’écrire, qui portent le nombre des sens internes à cinq, correspondant au nombre des sens externes, le contenu de la Présentation est alors réalisé.
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Parmi les sens extérieurs, l’ouïe a la préséance sur la vue, car la vue, simple esclave du moment, s’occupe de ce qui est réellement présent au sens, tandis que l’ouïe saisit aussi ce qui est passé et est consciente de l’harmonie des sphères harmonieuses. L’ouïe et la vue constituent le groupe des sens intellectuels, dont l’effet doit se poursuivre à l’infini.
L’homme possède donc les sens extérieurs comme les animaux inférieurs, mais la nature spécifique de la raison humaine est manifestée dans le jugement, la parole et l’action. La raison juge du bien et du mal, et c’est en conformité de ce jugement que la volonté est déterminée. Mais il faut surtout souligner l’importance que le langage a pour la vie cognitive de l’âme. Un concept qui ne peut être exprimé par une expression dans une langue quelconque n’est pas pensable du tout. Le mot est le corps de la pensée, qui ne peut exister absolument en soi.
Mais il est difficile de voir comment cette compréhension de la relation entre concept et expression peut concorder avec d’autres opinions des Frères.
Sans doute le christianisme et la foi zoroastrienne apparaissaient [94] aux frères comme des révélations religieuses plus parfaites. « Notre prophète Mahomet, disaient-ils, fut envoyé à un peuple incivilisé, composé d’habitants du désert, qui ne possédaient ni une conception correcte de la beauté de ce monde, ni du caractère spirituel du monde de l’au-delà. Les expressions grossières du Coran, qui sont adaptées à la compréhension de ce peuple, doivent être comprises dans un sens spirituel par ceux qui sont plus cultivés ».
Mais la vérité n’est pas présentée dans sa pureté même dans les autres religions nationales. Il existe une foi rationnelle au-dessus de toutes, à laquelle les Frères ont d’ailleurs essayé de trouver une dérivation métaphysique. Entre Dieu et sa première créature, l’Esprit créateur, s’interpose par hypostase la Loi universelle divine (nâmûs). Cette Loi universelle s’étend à tout et est l’arrangement sage d’un Créateur miséricordieux qui ne veut faire de mal à personne. La croyance en un Dieu de colère, au châtiment de l’enfer et autres, les Frères la déclarent irrationnelle. Une telle foi nuit à l’âme. L’âme ignorante et pécheresse trouve son enfer même dans cette vie et dans son propre corps. D’autre part, la Résurrection est la séparation de l’âme de son corps, et la grande Résurrection au dernier jour est la séparation de l’âme universelle du monde et son retour à Dieu. Ce retour à Dieu est en effet le but de toutes les religions.
Après tout cela, il n’y a pas lieu de s’étonner que le corps ait été si déprécié. « Notre véritable essence est l’âme, et le but le plus élevé de notre existence devrait être de vivre, comme Socrate, consacré à l’Intellect, et comme le Christ, à la Loi d’Amour. Néanmoins, le corps doit être convenablement traité et soigné afin que l’âme ait le temps d’atteindre son plein développement. » Dans cette optique, les Frères ont établi un type idéal de culture humaine, dont les traits étaient empruntés aux caractéristiques de diverses nations. « L’homme idéal et moralement parfait devrait être d’origine perse orientale, arabe dans la foi, irakien, c’est-à-dire babylonien, hébreu dans la perspicacité, disciple du Christ dans la conduite, aussi pieux qu’un moine syrien, grec dans les sciences individuelles, indien dans l’interprétation de tous les mystères, mais enfin et surtout, soufi dans toute sa vie spirituelle. »
84:1 [Note du traducteur.—‘Jean de Leyde’] ↩︎