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Abu Yaqub ibn Ishaq al-Kindi (c’est-à-dire de la tribu de Kinda) était d’origine arabe et fut donc appelé le philosophe « arabe », pour le distinguer de ses nombreux associés non arabes qui s’étaient consacrés à l’étude de la sagesse profane. Il faisait remonter sa généalogie aux anciens princes de Kinda, bien que nous n’ayons pas besoin de chercher à le déterminer. La tribu sud-arabique de Kinda était [98] en tout cas plus avancée dans la civilisation extérieure que les autres tribus. De nombreuses familles kindites étaient également installées depuis longtemps en Irak (Babylonie) ; et c’est là, dans la ville de Kufa, dont son père était gouverneur, que notre philosophe naquit, probablement au début du IXe siècle. Il semble qu’il ait reçu son éducation en partie à Bassora, puis à Bagdad, et donc au siège de la culture de son temps. Il en vint à faire plus de cas de la civilisation persane et de la sagesse grecque que de la vieille vertu arabe et de la foi musulmane. Il prétendit même, sans doute à la suite d’autres, que Kakhtan, l’ancêtre des Arabes du Sud, était un frère de Yaunan, dont descendaient les Grecs. On pouvait faire une observation de ce genre à Bagdad, à la cour des Abbassides, car on n’y connaissait pas de nationalité et on regardait les anciens Grecs avec admiration.
On ne sait pas combien de temps Kindi resta à la cour, ni quelle fonction il y occupa. On le cite comme traducteur d’ouvrages grecs en arabe, et on dit qu’il revoyait et améliorait des traductions faites par d’autres, par exemple dans le cas de la soi-disant « Théologie d’Aristote ». De nombreux serviteurs et disciples, dont les noms nous sont parvenus, furent probablement mis à l’ouvrage sous sa surveillance. De plus, il a pu rendre des services à la cour en qualité d’astrologue ou de médecin, et peut-être même dans l’administration des revenus. Mais plus tard, il fut renvoyé, quand il souffrit avec d’autres de la restauration de l’orthodoxie sous Mutawakkil (847-861) ; et sa bibliothèque fut confisquée pendant longtemps. Quant à son caractère personnel, la tradition lui reproche d’avoir été avare, stigmate qui [99] semble avoir pesé sur beaucoup d’autres hommes de lettres et amateurs de livres à relire.
L’année de la mort de Kindi est aussi peu connue que celle de sa naissance. Il semble donc qu’il n’ait pas été en faveur de la cour lorsqu’il mourut, ou du moins qu’il ait été dans une position subalterne. Il est étrange que Masudi (v. II, 4 § 4), qui l’estimait beaucoup, soit complètement muet sur ce point ; mais il semble au plus haut point probable, d’après un de ses traités d’astrologie, qu’il était encore en vie après l’année 870. L’expiration d’un petit cycle astronomique était imminente à cette date, et les Karmatites en profitaient pour renverser la famille régnante. Dans cette affaire, cependant, Kindi était assez loyal pour prévoir la prolongation, pendant environ 450 ans, de l’existence de l’État, menacée pourtant par une conjonction planétaire. Son princier protecteur pouvait bien être satisfait, et l’histoire se conforma au temps prédit, à un demi-siècle près.
Kindi était un homme d’une érudition extraordinaire, un polyhistorien : il avait absorbé toute la science et la culture de son temps. Mais bien qu’il ait pu consigner et communiquer ses propres observations en tant que géographe, historien de la civilisation et médecin, il n’était en aucun cas un génie créateur. Ses vues théologiques portent la marque mutazilite. Il a écrit spécialement sur la puissance d’action de l’homme et sur le moment de son apparition, c’est-à-dire si elle était antérieure à l’acte ou si elle était synchrone avec [100] l’acte. Il a expressément souligné la justice et l’unité de Dieu. En opposition à la théorie, connue à l’époque sous le nom d’indienne ou de brahmanique, selon laquelle la raison est la seule et suffisante source de connaissance, il a défendu la prophétie, tout en cherchant à la mettre en harmonie avec la raison. Sa connaissance des diverses religions l’a poussé à les comparer entre elles, et il a trouvé comme point commun à toutes la croyance que le monde est l’ouvrage d’une Cause Première, Une et Éternelle, pour laquelle notre connaissance ne nous fournit pas de désignation plus précise. Il est cependant du devoir des esprits avisés de reconnaître cette Cause Première comme divine, et Dieu lui-même leur a montré le chemin à suivre, et leur a envoyé des ambassadeurs pour témoigner en sa faveur, chargés de promettre la béatitude éternelle à ceux qui obéissent, et de menacer d’un châtiment correspondant ceux qui n’obéissent pas.
La philosophie actuelle de Kindi, comme celle de ses contemporains, consiste d’abord et surtout en mathématiques et en philosophie naturelle, où se confondent le néoplatonisme et le néopythagorisme. Selon lui, nul ne peut être philosophe sans avoir étudié les mathématiques. On rencontre souvent dans ses écrits des jeux fantaisistes de lettres et de nombres. Il appliqua aussi les mathématiques à la médecine dans sa théorie des remèdes composés. En fait, il fonda l’efficacité de ces remèdes, comme l’effet de la musique, sur la proportion géométrique. Il s’agit ici de la proportionnalité des qualités sensibles, chaud, froid, sec et humide. Si un remède doit être chaud au premier degré, il doit posséder le double de chaleur du mélange homogène, le quadruple au second degré, et ainsi de suite. Kindi semble avoir confié la décision de ce point aux sens, en particulier au sens du goût, afin que [101] nous ayons chez lui une idée du rapport proportionnel qui existe entre l’excitation et la sensation. Cette conception, bien qu’originale, n’était pour lui qu’un simple jeu mathématique, mais Cardan, philosophe de la Renaissance, le comptait, sur la base de cette doctrine, parmi les douze penseurs les plus subtils.
Selon Kindi, comme nous l’avons déjà dit, le monde est une œuvre de Dieu, mais son influence dans sa descente se transmet par de nombreux agents intermédiaires. Toute existence supérieure affecte l’existence inférieure, mais ce qui est causé n’a aucune influence sur sa cause, car celle-ci se situe au-dessus d’elle dans l’échelle de l’Être. Dans tous les événements du monde, il y a une causalité pénétrante qui nous permet, à partir de notre connaissance de la cause, de prédire l’avenir, par exemple, la position des corps célestes. De plus, dans toute chose existante, si elle est parfaitement connue, nous possédons un miroir dans lequel nous pouvons contempler l’ensemble des choses.
C’est à l’Esprit ou au Mental que appartiennent la réalité supérieure et toute activité, et la matière doit se disposer conformément au désir de l’Esprit. A mi-chemin entre l’Esprit de Dieu et le monde matériel et corporel se trouve l’Ame, et c’est elle qui, la première, a fait naître le monde des Sphères. L’Ame humaine est une émanation de cette Ame du monde. Par sa nature, c’est-à-dire par ses opérations, elle est liée au corps auquel elle est unie, mais par son essence spirituelle elle est indépendante du corps ; ainsi les influences des astres, qui se limitent aux événements physiques, ne l’affectent pas. Kindi poursuit en disant que notre Ame est une substance incomposée, impérissable, descendue du monde de la raison dans celui des sens, mais dotée [102] d’un souvenir de sa condition antérieure. Elle ne se sent pas chez elle ici, car elle a de nombreux besoins dont la satisfaction lui est refusée et qui, par conséquent, s’accompagnent d’émotions pénibles. En vérité, il n’y a rien de constant dans ce monde qui va et vient, où l’on peut être privé à tout moment de ce que l’on aime. Seul le monde de la raison offre la stabilité. Si donc nous désirons voir nos désirs exaucés et ne voulons pas être privés de ce qui nous est cher, nous devons nous tourner vers les bienfaits éternels de la raison, vers la crainte de Dieu, vers la science et vers les bonnes œuvres. Mais si nous ne poursuivons que les biens matériels en croyant pouvoir les conserver, nous poursuivons un but qui n’existe pas réellement.
Ici apparaît pour la première fois la doctrine de la Raison ou de l’Esprit (νοῦς, ‘aql) sous une forme qui, à peine modifiée, occupe une large place chez les philosophes musulmans ultérieurs. Elle a continué à être un trait caractéristique de la philosophie de l’Islam tout au long de son évolution. Et de même que dans la controverse sur les universaux au Moyen-Age chrétien [103] se manifeste aussi un intérêt objectif et scientifique, de même dans les discussions philosophiques des musulmans sur l’Esprit pensant, l’exigence subjective de la culture intellectuelle est mise en évidence.
Kindi divise l’Esprit en quatre parties [16]: premièrement, l’Esprit qui est toujours réel, la cause et l’essence de tout ce qui est spirituel dans le monde, et qui est donc sans aucun doute produit par Dieu ou le premier Esprit ; deuxièmement, l’Esprit comme capacité de raisonnement ou potentialité de l’âme humaine ; troisièmement, comme habitude ou possession réelle de l’âme, dont elle peut faire usage à tout moment, tout comme, par exemple, l’écrivain peut faire usage de son art ; quatrièmement et enfin, comme activité, par laquelle une réalité intérieure de l’âme peut être transportée vers la réalité extérieure. Cette dernière activité semble, selon Kindi, être l’acte de l’homme lui-même, tandis qu’à la cause première, à l’Esprit toujours existant, il attribue la transformation de la potentialité en habitude, ou la réalisation du possible. L’Esprit ou l’Esprit réel, nous l’avons ainsi reçu d’en haut, et le troisième 'aql est donc appelé ‘aql mustafad_ (lat. intellectus adeptus sive adquisitus). L’idée fondamentale de l’Antiquité, selon laquelle toute notre connaissance des choses doit provenir d’une source extérieure à nous, se répand sous la forme de cette doctrine de l’Aql mustafad ou de l’Esprit que nous recevons d’en haut, [p. 104] à travers toute la philosophie arabe et de là passe dans la philosophie chrétienne. Malheureusement, cette théorie est presque exacte en ce qui concerne cette philosophie elle-même, car l’« Esprit actif » qui l’a créée est en réalité l’Aristote néoplatonicien.
L’homme a toujours attribué à son Dieu ou à ses Dieux la plus haute de ses possessions. Les théologiens musulmans attribuent directement à l’action divine les actions morales des hommes. Mais, selon l’opinion des philosophes, la connaissance est plus importante que l’action. Cette dernière, qui a plus à voir avec le monde inférieur des sens, peut être propre à l’homme ; mais sa connaissance la plus haute, la pure Raison, vient d’en haut, de l’Essence Divine.
Il est clair que la doctrine de l’Esprit telle qu’elle se présente chez Kindi remonte à la doctrine du « Nous » d’Alexandre d’Aphrodisias dans son deuxième livre « De l’âme ». Mais Alexandre soutient expressément que selon Aristote il existe un triple « Nous ». Kindi dit au contraire qu’il représente l’opinion de Platon et d’Aristote. En cela, les vues néo-pythagoriciennes et néo-platoniciennes se rejoignent : car en tout il faut indiquer le nombre « Quatre » et mettre Platon et Aristote en accord.
6. Résumons maintenant : Kindi est un théologien mutazilite et un philosophe néoplatonicien avec des ajouts néopythagoriciens. Socrate, le martyr du paganisme athénien, est son idéal : sur lui, son destin et son enseignement il a composé plusieurs ouvrages ; et il cherche à combiner Platon et Aristote à la manière néoplatonicienne.
La tradition le désigne néanmoins comme le premier à avoir suivi Aristote dans ses écrits, et cette affirmation n’est certainement pas sans fondement. Dans la longue liste de ses œuvres, Aristote occupe une place de choix. Il ne se contenta pas de traduire ses œuvres, mais il étudia ses traductions et s’efforça de les améliorer et de les expliquer. [105] En tout cas, la physique aristotélicienne, avec le commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias, exerça sur lui une grande influence. Des affirmations telles que le monde n’est qu’en puissance et non en réalité sans fin, que le mouvement est continu, etc., vont plutôt dans ce sens. Les naturalistes de l’époque, ainsi que les Frères Fidèles, disaient par exemple que le mouvement n’avait pas plus de continuité que le nombre. Mais Kindi se détourna résolument de la philosophie prodigieuse de l’époque, en déclarant que l’alchimie était une imposture. Ce que la nature seule pouvait produire, il le tenait pour hors de portée de l’homme. Celui qui se livre alors à des expériences alchimiques, se trompe lui-même ou trompe les autres. Le célèbre médecin Razi a tenté de contredire cette opinion de Kindi.
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Que cela soit vrai ou faux, un tel cours d’éducation est en tout cas caractéristique de cette recherche curieuse de connaissances à moitié comprises, qui appartient particulièrement aux premiers siècles de la science arabe.
L’école de Kindi ne dépassa pas le maître. De son activité littéraire, il ne nous reste guère d’échantillons, à part quelques citations éparses. Il est bien possible que dans les traités des Frères Fidèles, on en ait conservé quelque chose, mais cela ne peut être déterminé, dans l’état actuel de nos connaissances.