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L’entreprise de Gazali avait aussi un côté positif. A côté de la dialectique qui cherchait à rendre les doctrines de la foi intelligibles, ou même à leur donner une base rationnelle, il y avait dans l’islam des mouvements de mysticisme qui tendaient à une conception du dogme, profonde et pleine de sentiment. Son but [155] n’était pas de comprendre ou de démontrer le contenu de la foi, mais de l’apprendre par l’expérience et de vivre en lui par l’Esprit. La plus haute certitude doit appartenir à la foi. Devrait-il donc être au pouvoir de quelqu’un de la transformer en une connaissance dérivée ? Ou bien ses principes doivent-ils être des principes de la raison, qui ne peuvent ni ne nécessitent de preuves supplémentaires ? Mais les principes fondamentaux de la raison, une fois connus, doivent être universellement reconnus ; et la reconnaissance universelle fait défaut dans le cas des principes de la foi. De quelle autre source l’incrédulité naît-elle ? Ainsi se posait la question ; Il semblait à beaucoup que la seule façon de sortir de ces doutes était de fonder la doctrine religieuse sur une illumination intérieure, suprarationnelle. Au début, cela se fit inconsciemment, sous l’impulsion mystique, par laquelle le contenu de l’enseignement moral et religieux fut souvent négligé. Gazali prit également part à ce mouvement. Ce qui avait peut-être été typifié par les Salimites et les Karramites, sectes antimutazilites, il l’exposa complètement et dans un style digne ; et depuis lors, le mysticisme soutient et couronne le temple de la science dans l’Islam orthodoxe.
Mais au bout de quatre ans, c’est-à-dire en 1095, Gazali avait cessé son travail d’enseignement à Bagdad, bien qu’il eût apparemment réussi. Son esprit, continuellement dans un état de doute, ne trouvait probablement aucune satisfaction dans les préceptes dogmatiques. Il était tour à tour attiré et repoussé par sa brillante position, et il en vint à penser qu’il pouvait et qu’il devait lutter contre le monde et sa sagesse d’une autre manière, pour un but plus fructueux. Son ambition embrassait bien plus que ce monde. Ses rêveries devinrent plus profondes encore ; et pendant une de ses maladies, l’appel intérieur se présenta à son âme. Il dut se préparer secrètement à cette tâche, au moyen d’exercices soufis, et peut-être même à assumer le rôle d’un réformateur religieux et politique. Au moment même où les croisés s’armaient en Occident contre l’Islam, Gazali se préparait à être le champion spirituel de la foi musulmane. Sa conversion n’était pas de caractère violent, comme celle de saint Augustin, mais devait plutôt être comparée à l’expérience de saint Jérôme, qui fut rappelé en rêve de ses prédilections cicéroniennes au christianisme pratique.
Pendant dix ans, Gazali voyagea çà et là, partageant son temps entre les exercices de piété et le travail littéraire. Dans la première partie de cette période, on peut supposer qu’il écrivit son principal ouvrage théologico-éthique, « La renaissance des sciences religieuses » : vers la fin, il s’efforça d’exercer une influence en tant que réformateur. Ses voyages [158] le conduisirent à Damas et à Jérusalem - avant la prise de la ville par les croisés -, à Alexandrie, à La Mecque et à Médine, pour revenir chez lui.
Après son retour, Gazali se consacra encore une fois à l’enseignement pendant une courte période à Nishabur et mourut à Tos, sa ville natale, le 19 décembre 1111. Ses dernières années furent principalement consacrées à la contemplation pieuse et à l’étude des Traditions, dont il ne se souvenait jamais dans sa jeunesse. Une vie magnifiquement complète et arrondie, dans laquelle la fin revient au commencement !
4. (1) Le monde, selon les philosophes, est une sphère d’étendue finie, mais de durée infinie. De toute éternité, il procède de Dieu, de même que l’effet existe en même temps que la cause. Gazali, au contraire, est d’avis qu’il n’est pas admissible de donner des interprétations si différentes aux notions d’Espace et de Temps respectivement ; et il soutient que la Causalité divine doit être définie comme la libre Puissance créatrice.
En premier lieu, nous ne pouvons pas plus imaginer une limite extérieure de l’espace qu’un commencement ou une fin du temps. Celui qui croit à un temps sans fin doit, en accord avec cette notion, admettre aussi l’existence d’un espace infini. Dire que l’espace répond au sens extérieur et le temps au sens intérieur, ne change rien à la question, car nous ne nous débarrassons pas du [160] sensible. De même que l’espace est en rapport avec le corps, de même le temps est en rapport avec le mouvement du corps. Tous deux ne sont que des relations de choses créées dans et avec les choses du monde, ou plutôt des relations entre nos conceptions, que Dieu crée en nous.
Ce que Gazali avance sur la causalité est encore plus important. Les philosophes distinguent entre une opération de Dieu, des êtres spirituels doués de volonté, de l’âme, de la nature, du hasard, etc. Mais pour Gazali, comme pour le Kalam orthodoxe, il n’y a en réalité qu’une seule causalité, celle de l’être « voulant ». Il écarte complètement la causalité de la nature, qui se réduit sans reste à une relation de temps. Nous voyons un phénomène déterminé (cause) régulièrement succédé par un autre phénomène déterminé (effet) ; mais comment ce dernier résulte du premier reste une énigme pour nous. De l’opération dans les objets de la nature, nous ne savons rien. De plus, toute altération est en elle-même inconcevable. Qu’une chose quelconque devienne une chose différente est incompréhensible pour la pensée, qui peut aussi bien s’interroger sur les faits que sur les causes. Une chose existe ou n’existe pas ; mais même la toute-puissance divine ne peut transformer une chose existante en une autre chose. Elle crée ou bien anéantit.
Et pourtant, c’est un fait de notre conscience que nous effectuons quelque chose. Si nous « voulons » quelque chose et possédons le pouvoir de l’exécuter, nous prétendons que le résultat est notre acte. L’action, procédant d’un libre arbitre et consciente de l’exercice du pouvoir, est la seule causalité que nous connaissions ; et nous en déduisons que c’est l’Être divin. Mais de quel droit ? Gazali pense qu’il [161] trouve la justification d’une telle conclusion dans sa propre expérience personnelle de l’image de Dieu dans son âme ; d’un autre côté, il refuse d’attribuer à la Nature la ressemblance avec Dieu qui appartient à sa propre âme.
Pour lui, Dieu, en tant qu’il peut être connu du monde, est l’Être tout-puissant, libre de sa volonté et efficace dans ses actions. On ne peut fixer aucune limite spatiale à son activité causale, ce que font pourtant les philosophes, lorsqu’ils ne lui accordent qu’une influence sur sa première œuvre créée. Mais d’un autre côté, il peut limiter son action à la fois dans l’espace et dans le temps, de sorte que ce monde fini n’a qu’une durée finie. Que Dieu appelle le monde à l’existence à partir du néant par un acte de création absolu, cela paraît absurde aux philosophes. Ils ne reconnaissent dans l’un matériel qu’un échange d’accidents ou de formes, un passage de l’actuel d’une possibilité à une autre. Mais alors rien de nouveau ne se produit-il jamais ? Toute perception des sens, demande Gazali, et toute perception spirituelle ne sont-elles pas quelque chose d’entièrement nouveau, qui existe ou n’existe pas, mais dont l’apparition ne cesse pas le contraire, et dont la disparition ne fait pas apparaître le contraire ? Considérez encore les nombreuses âmes individuelles qui, selon le système d’Ibn Sina, doivent exister : ne sont-elles pas venues à l’existence, absolument nouvelles ?
Il n’y a pas de fin aux questions. Le processus représentatif vagabonde dans toutes les directions et au loin, et la pensée nous mène à l’infini. La chaîne des causes ne peut nulle part prendre fin, pas plus que l’Espace ou le Temps. Pour qu’il y ait donc une Existence définie, finale - et en postulant cela Gazali [162] est d’accord avec les Philosophes -, il nous faut une Volonté Éternelle comme Cause Première, différente de tout le reste.
Nous pouvons en tout cas reconnaître à Gazali que la doctrine fantastique d’Ibn Sina sur les Formes et les Âmes ne résiste pas à sa critique.
Mais selon Gazali, Dieu doit posséder éternellement une Volonté, comme l’un de ses attributs éternels. Il admet, d’une manière conventionnelle, que dans les considérations métaphysiques et éthiques, la connaissance précède la volonté, mais il est convaincu que l’unité de l’Être ne réside pas plus dans la connaissance que dans la volonté. Non seulement la multiplicité des objets de connaissance et leurs différentes relations avec le Sujet connaissant, mais même la Conscience de soi, ou la connaissance de la connaissance, considérée en soi, est un processus sans fin. Un acte de volonté est absolument nécessaire pour le mener à terme. En dirigeant l’attention et en communiant avec soi-même, un « Vouloir » originel est en action ; et ainsi même [163] la connaissance divine arrive à terme comme une unité cohérente, dans sa Personnalité, au moyen d’une Volonté éternelle originelle. A la place de l’affirmation des Philosophes selon laquelle Dieu veut le monde, parce qu’il le pense comme le meilleur, Gazali substitue l’affirmation : « Dieu a connaissance du monde parce qu’il le veut et dans sa volonté il le veut ».
Celui qui veut et crée tout ne doit-il pas avoir connaissance de son œuvre jusqu’à la plus petite partie de sa matière ? De même que sa volonté éternelle est la cause de toutes les choses particulières, de même sa connaissance éternelle embrasse à la fois toutes les choses particulières, sans que l’unité de sa nature en soit pour autant ôtée. Il y a donc une Providence.
A l’objection que la Providence divine fait de tout événement particulier un événement nécessaire, Gazali, comme saint Augustin, répond que cette prescience ne se distingue pas de la connaissance dans la mémoire, c’est-à-dire que la connaissance de Dieu est exaltée au-dessus de toute distinction de temps.
On peut se demander si, pour sauver la Volonté éternelle, toute-puissante, créatrice, Gazali n’a pas sacrifié à cette puissance absolue et le caractère temporaire du monde, qu’il voudrait prouver, et la liberté de l’action humaine, d’où il part et à laquelle il ne veut pas renoncer entièrement. Ce monde d’ombres et d’images, comme il l’appelle, s’évanouit pour l’amour de Dieu.
(3) La troisième question, sur laquelle Gazali se sépare des philosophes, a un intérêt moins philosophique. Elle concerne la résurrection du corps. Selon les philosophes, seule l’âme est immortelle, soit dans son individualité, soit comme partie de l’âme du monde ; le corps, au contraire, est périssable. Contre ce dualisme, qui en théorie conduisit à une éthique ascétique, mais qui en pratique se transforma facilement en libertinage, le sentiment [p. 164] religieux et moral de Gazali se souleva. Si la chair doit avoir ses obligations, elle doit en retour être investie de ses droits. La possibilité de la résurrection ne peut être niée, car la réunion de l’âme avec sa (nouvelle) enveloppe corporelle n’est pas plus merveilleuse que sa première union avec le corps terrestre, qui a été assumée même par les philosophes. Il est donc certain que chaque âme, au moment de la résurrection, pourra obtenir un nouveau corps qui lui convienne. Mais en tout cas, l’essence réelle de l’homme est l’âme, et peu importe la matière dont est formé son corps céleste.
Même ces dernières propositions montrent clairement que la théologie de Gazali n’est pas restée insensible à la spéculation philosophique. Comme les Pères de l’Eglise d’Occident, il s’était, consciemment ou inconsciemment, approprié une bonne partie de la philosophie, et c’est pourquoi sa théologie a été longtemps proscrite par les musulmans d’Occident comme une innovation hérétique. En réalité, son enseignement sur Dieu, le monde et l’âme humaine présente de nombreux éléments qui sont étrangers au plus ancien type d’Islam et qui peuvent être rattachés, en partie par l’intermédiaire d’écrivains chrétiens et juifs et en partie par celui d’auteurs musulmans plus récents, à la sagesse païenne.
Allah, Seigneur des Mondes, Dieu de Mahomet, est pour Gazali une personnalité vivante, il est vrai, mais beaucoup moins anthropomorphe qu’il n’apparaissait à la simple Foi ou au dogme antimutazilite. Le plus sûr moyen de le connaître est de refuser de lui attribuer aucune des propriétés de ses créatures. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne possède aucun attribut : c’est tout le contraire. La pluralité de ses qualités ne porte pas préjudice à l’Unité de son Etre. [165] Des analogies se présentent dans le monde corporel : une chose ne peut certes pas être à la fois noire et blanche, mais elle peut bien être froide et sèche aussi. Seulement, si l’on attribue à Dieu les qualités des hommes, il faut les entendre dans un autre sens plus élevé, car il est pur Esprit. Outre l’omniscience et l’omnipotence, il lui appartient la pure bonté et l’omniprésence. Par cette omniprésence ce monde et l’autre sont rapprochés d’une manière plus proche que par la représentation habituelle.
La conception de Dieu est ainsi spiritualisée. Mais la résurrection et la vie future sont aussi considérées comme beaucoup plus spirituelles que la vie présente. Cette conception est facilitée par la doctrine de la philosophie gnostique selon laquelle il existe trois ou quatre mondes. Les uns au-dessus des autres s’élèvent dans un ordre régulier le monde terrestre et sensible des hommes, le monde des esprits célestes auquel appartient notre âme, le monde des anges supracélestes, et enfin Dieu lui-même, en tant que monde de la plus pure lumière et du plus parfait esprit. L’âme pieuse et éclairée monte du monde inférieur à travers les cieux jusqu’à ce qu’elle se trouve face à face avec Dieu, car elle est de nature spirituelle et son corps de résurrection est d’essence céleste.
Les hommes diffèrent les uns des autres d’une manière qui correspond aux différents mondes et degrés des âmes. L’homme sensuel doit se contenter du Coran et de la Tradition : il ne doit pas s’aventurer au-delà de la lettre de la Loi. L’étude du devoir est son pain de vie ; la philosophie serait pour lui un poison mortel. Celui qui ne sait pas nager ne doit pas s’aventurer dans la mer.
Il y a cependant toujours des gens qui vont dans l’eau pour apprendre à nager. Ils veulent élever leur foi au [166] rang de connaissance, mais ce faisant, ils peuvent facilement tomber dans le doute et l’incrédulité. Pour eux, selon Gazali, un remède utile peut être trouvé dans l’étude de la doctrine et de la polémique dirigée contre la philosophie.
Ceux qui, sans aucune réflexion laborieuse, éprouvent en eux-mêmes, par une illumination intérieure et divine, la vérité et la réalité du monde spirituel, sont parvenus au plus haut degré de perfection humaine. Tels sont les prophètes et les mystiques pieux, parmi lesquels Gazali lui-même peut être compté. Ils voient Dieu en tout, Lui et Lui seul, et dans la nature comme dans la vie de leur propre âme ; mais c’est dans l’âme qu’ils le voient le mieux, car bien qu’elle ne soit pas divine, elle a au moins une ressemblance avec le Divin. Comme tout ce qui est extérieur est maintenant changé ! Ce qui semble exister en dehors de nous devient une condition ou une propriété de l’âme, qui, dans la conscience de son union avec Dieu, s’avance vers la plus haute félicité. Toutes choses deviennent alors une dans l’amour. Le véritable service de Dieu transcende la crainte du châtiment et l’espoir de la récompense, atteignant l’amour de Dieu dans l’Esprit. Le parfait serviteur de Dieu est élevé au-dessus de l’endurance et de l’action de grâces, qui constituent l’obligation du pieux voyageur sur la terre, tant qu’il demeure imparfait, de sorte que même dans ce monde il aime et loue Dieu avec la joie du cœur.
8. De ce qui a été dit il résulte qu’il y a trois degrés de croyance ou de certitude : Premièrement, la croyance de la multitude, qui croit ce que quelque homme digne de foi lui déclare, par exemple, qu’un tel est dans la maison ; secondement, la connaissance des savants, acquise par déduction : ils ont entendu un tel parler, [167] et concluent qu’il est dans la maison ; mais troisièmement nous avons la certitude immédiate de ceux qui « savent », car ils sont entrés dans la maison et ont vu la personne de leurs propres yeux.
Gazali, à la différence des dialecticiens et des philosophes, met partout l’accent sur l’expérience. Les premiers, avec leurs idées universelles, ne rendent pas justice à la multiplicité qui s’attache à ce monde sensible. Les qualités sensibles des choses, même le nombre des étoiles par exemple, nous ne les connaissons que par l’expérience et non par des idées pures. Mais ces idées n’épuisent pas davantage les hauteurs et les profondeurs de notre être intérieur. Ce que l’ami de Dieu connaît intuitivement reste à jamais caché à l’intellect discursif des savants. Un très petit nombre parvient à cette hauteur de connaissance, où ils rencontrent les apôtres de Dieu et les prophètes de tous les temps. C’est donc le devoir des esprits qui se trouvent à un niveau inférieur de s’efforcer de les suivre.
Mais comment reconnaître l’Esprit supérieur dont nous avons besoin comme guide ? C’est une question à laquelle tout système déterminé par la religion, qui ne peut se passer d’intermédiaires humains, doit échouer, si l’on considère la question à la lumière pure de l’entendement. Même la réponse de Gazali est indécise. Ce qui est certain pour lui, c’est que les bases fournies par la raison seule ne peuvent pas trancher cette question. Le Prophète et le Maître qui ont été réellement inspirés par Dieu se reconnaissent en nous fondant dans sa personnalité particulière, par l’expérience d’une relation intérieure. La vérité de la Prophétie est authentifiée par l’influence morale qu’elle exerce sur [168] l’âme. De la véracité de la parole de Dieu dans le Coran, nous acquérons une certitude morale, non théorique. Le miracle isolé n’est pas capable de convaincre, mais la révélation dans son ensemble, jointe à la personnalité du Prophète, par l’intermédiaire duquel la révélation a été transmise, produit une impression irrésistible sur l’âme sœur. Alors, entièrement emportée par cette impression, l’âme renonce au monde pour marcher dans la voie de Dieu.
Gazali, lui, représente la Religion comme l’expérience de son Etre intérieur, elle est pour lui plus que la Loi et plus que la Doctrine : c’est l’expérience de l’Ame.
Tout le monde n’a pas cette expérience de Gazali, mais même ceux qui ne peuvent le suivre dans son élan mystique, lorsqu’il transcende les conditions de toute expérience possible, seront au moins contraints de reconnaître que ses aberrations dans la recherche du plus haut ne sont pas moins importantes pour l’histoire de l’Esprit humain que les chemins apparemment plus sûrs suivis par les philosophes de son temps, à travers un pays que d’autres avaient découvert avant eux.