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1. Dans une histoire de l’éducation savante telle qu’elle est menée dans les nations musulmanes, ce sujet aurait nécessairement une place plus grande qui lui serait assignée : mais nous allons ici l’écarter en quelques mots.
"Que Gazali ait anéanti la philosophie en Orient, pour toujours, est une affirmation souvent répétée mais totalement erronée, et qui ne témoigne ni de connaissance ni de compréhension historiques. Depuis son époque, la philosophie en Orient a compté des centaines et des milliers de professeurs et d’étudiants. Les professeurs de la foi n’ont pas plus abandonné leurs arguments dialectiques en faveur de la doctrine que les professeurs de morale n’ont abandonné leur casuistique coupante. La culture générale a également adopté un élément d’apprentissage philosophique.
Mais il est vrai que la philosophie n’a pas réussi à conquérir une position dominante, ni à conserver la considération dont elle jouissait autrefois. Selon une anecdote arabe, un philosophe jeté en prison, à qui un homme qui voulait l’acheter comme esclave demandait à quoi il était apte, aurait répondu : « Pour la liberté ». La philosophie a besoin de liberté. Et où cette liberté pouvait-elle se trouver en Orient ? La liberté des soucis matériels, la liberté de penser sans préjugés tendaient à s’amenuiser continuellement dans les régions où il n’y avait pas de despotes éclairés capables de la garantir et de la protéger. Mais ce n’est là qu’un symptôme du déclin général de la civilisation. Et bien que les voyageurs venus d’Occident au XIIe siècle aient fait l’éloge de la culture de l’Orient, celle-ci avait au moins commencé à décliner par rapport aux époques [170] antérieures. Dans aucun domaine, ils ne dépassaient le niveau atteint autrefois : les esprits étaient désormais trop faibles pour accomplir un tel exploit. La production littéraire stagna, et le seul mérite qui revient aux volumineux compilateurs des siècles suivants est celui d’une sélection élégante. La doctrine morale et religieuse avait abouti au mysticisme, et il en était de même pour la philosophie. Après l’époque d’Ibn Sina, le prince de la philosophie, personne ne se sentit appelé à présenter des vues indépendantes. Le temps était venu des abrégés, des commentaires, des gloses et des gloses sur des gloses. Le monde savant occupait son temps à l’école à des travaux de cette nature, tandis que la multitude croyante se plaçait de plus en plus sous la direction des ordres derviches.
Les penseurs les plus sobres, au contraire, s’en tenaient à l’aristotélisme, dans la mesure où il s’accordait avec leurs propres vues ou avec la foi orthodoxe. Le système d’Ibn Sina était presque universellement suivi par eux ; et il n’y en avait que quelques-uns qui remontaient à Farabi ou qui essayaient de combiner les deux. On accordait très peu d’attention aux doctrines physiques et métaphysiques ; l’éthique [171] et la politique étaient plutôt étudiées. La logique était la seule matière universellement étudiée ; car elle pouvait être admirablement transmise sous une forme scolastique ; et, en tant que pure logique formelle, c’était un instrument dont tout le monde pouvait se servir. En fait, avec les ressources de la logique, tout pouvait être prouvé ; et même si la démonstration était reconnue comme erronée, il y avait cette consolation que l’affirmation pouvait toujours être vraie, bien que sa démonstration n’ait pas été correctement menée.
Même dans l’Encyclopédie d’Abou Abdallah al-Khwarizmi, une œuvre du dernier quart du Xe siècle, une place plus grande était réservée à la Logique qu’à la Physique et à la Métaphysique. Il en fut de même dans de nombreuses encyclopédies et compilations ultérieures. Les dogmatistes commencèrent aussi leur système par des considérations logiques et épistémologiques, dans lesquelles ils prononcèrent un éloge traditionnel de la « connaissance ». Et à partir du XIIe siècle apparurent toute une multitude d’arrangements séparés de l’Organon aristotélicien. On ne peut citer ici que, comme ils furent très utilisés, commentés, etc., les travaux d’Abhari († 1264), qui donna un bref résumé de toute la « Logique » sous le titre d’« Isagudji » (εἰσσγωγή) ; et les travaux de Qazwini († 1276).
Dans la plus grande Université du monde musulman, celle du Caire, on emploie encore aujourd’hui les Epitomes des XIIIe et XIVe siècles. On y emploie encore le mot, comme longtemps chez nous : « Collège de logique d’abord », et, faut-il le dire, sans meilleur résultat. On se permet, dans les limites du Droit, le luxe d’étudier les règles de pensée découvertes par les philosophes antiques, mais on sourit à ces hommes et aux dialecticiens mutazilites qui « croyaient à la Raison ! »