[p. 172]
Le drame culturel de l’Orient passe ici par une seconde représentation. De même que les Arabes se mariaient avec les Perses, de même en Occident ils se mariaient avec les Espagnols. Et au lieu des Turcs et des Mongols nous avons ici les Berbères d’Afrique du Nord, dont la force brutale est jetée dans le jeu d’une civilisation plus raffinée avec une influence destructrice toujours croissante.
Après la chute des Omeyyades en Syrie (750), un membre de cette maison, Abderrakhman ibn Moawiya, se rendit en Espagne, où il réussit à s’élever jusqu’à la dignité d’émir de Cordoue et de toute l’Andalousie. Cette suzeraineté omeyyade dura plus de 250 ans et, après un système passager de petits États, elle atteignit son apogée sous Abderrakhman III (912-961), le premier à prendre le titre de calife, et son fils Al-Hakam [173] II (961-976). Le Xe siècle fut pour l’Espagne ce que le IXe fut pour l’Orient : l’époque de la plus haute civilisation matérielle et intellectuelle. Si possible, elle était plus fraîche et plus indigène ici qu’en Orient, et, s’il est vrai que toute théorie dénote soit un manque, soit une stagnation de la puissance de production, elle était aussi plus productive. Les sciences, et la philosophie en particulier, avaient beaucoup moins de représentants en Espagne. D’une manière générale, on peut dire que les relations de la vie intellectuelle prirent une forme plus simple. Il y avait moins de couches dans la nouvelle culture que dans l’ancienne. Il y avait sans doute, outre les musulmans, des juifs et des chrétiens en Espagne, qui, au temps d’Abderrakhman III, jouaient leur rôle dans cette vie cultivée, de marque arabe, comme les autres. Mais des adeptes de Zoroastre, des athées et autres, il n’y en avait pas. Même les sectes de l’Islam oriental étaient presque inconnues. Une seule école de droit, celle de Malik, était admise. Aucune dialectique mutazilite ne troublait la paix de la foi. Il est vrai que les poètes andalous glorifiaient la trinité du vin, de la femme et du chant, mais la libre pensée désinvolte d’une part, et la sombre théosophie et le renoncement au monde d’autre part, trouvaient rarement leur expression.
Dans l’ensemble, la culture intellectuelle dépendait de l’Orient. A partir du Xe siècle, de nombreux voyages de recherche de connaissances y furent entrepris depuis l’Espagne, en passant par l’Egypte et jusqu’en Perse orientale, pour assister aux présélections de savants renommés. De plus, les besoins éducatifs de l’Andalousie y attirèrent de nombreux savants orientaux qui ne trouvaient pas d’occupation chez eux. D’ailleurs, al-Hakam II fit [174] copier des livres dans tout l’Orient pour sa bibliothèque qui aurait contenu 400 000 volumes.
L’Occident s’intéressa surtout aux mathématiques, aux sciences naturelles, à l’astrologie et à la médecine, exactement comme ce fut le cas au début en Orient. La poésie, l’histoire et la géographie étaient cultivées avec ardeur. Mais l’esprit n’était pas encore « malade de la pâleur de la pensée », car lorsque Abdallah ibn Masarra de Cordoue, sous Abderrakhman III, rapporta avec lui d’Orient un système de philosophie naturelle, il dut se soumettre à voir ses écrits livrés aux flammes.
Les débuts de la réflexion philosophique se trouvent surtout chez les nombreux hommes cultivés parmi les Juifs. La philosophie naturelle orientale produit une impression puissante et tout à fait singulière sur l’esprit d’Ibn Gebirol, l’Avencebrol des auteurs chrétiens ; et Bakhya ibn Pakuda [175] est influencé par les Frères Fidèles. La poésie religieuse des Juifs elle-même est influencée par le mouvement philosophique ; et ce qui y parle n’est pas la Congrégation juive en quête de Dieu, mais l’Ame s’élevant vers l’Esprit suprême.
Parmi les musulmans, le nombre de ceux qui se consacraient à l’étude approfondie de la philosophie était très limité. Aucun maître ne réunissait autour de lui un groupe nombreux de disciples et les réunions de savants pour discuter de sujets philosophiques n’étaient presque jamais organisées. Le penseur individuel devait se sentir très seul dans ces circonstances. En Occident comme en Orient, la philosophie se développait subjectivement ; mais elle était ici davantage l’affaire de quelques individus isolés et, de plus, elle se tenait plus à l’écart de la foi de la masse du peuple. En Orient, il y avait d’innombrables intermédiaires entre la foi et la connaissance, entre les philosophes et la communauté des croyants. Le problème du penseur individuel, confronté à la société politique et à la foi de multitudes fanatiques et bornées, se posait donc avec plus d’acuité en Occident.