1. Vers la fin du XIe siècle, lorsque naquit à Saragosse Abou Bekr Mohammed ben Yakhya ben es-Saig ben Baddja (Avempace), le beau royaume d’Andalousie approchait de l’époque de sa disparition dans un système de petits États. Il était menacé du nord par les chevaliers chrétiens, moins civilisés, mais puissants et courageux. Mais la dynastie berbère des Almoravides vint à son [176] secours, qui était non seulement plus ferme dans la foi, mais aussi plus sage dans sa politique que la race voluptueuse et dominante de l’Espagne. Alors le temps de la culture raffinée et de la libre recherche semblait révolu pour toujours. Seuls les traditionalistes, du rite le plus strict, osaient faire une apparition publique, tandis que les philosophes, s’ils ne se cachaient pas, étaient persécutés ou mis à mort.
Nous ne savons rien de plus de la vie extérieure d’Ibn Baddja, si ce n’est qu’il se trouvait à Séville en 1118, après la chute de Saragosse, et qu’il y composa plusieurs de ses œuvres, avant de se rendre à la cour des Almoravides à Fez, où il mourut en 1138. Selon la tradition, il mourut empoisonné, à l’instigation d’un médecin jaloux. Sa courte vie, comme il l’avoue lui-même, n’avait pas été heureuse et il avait souvent souhaité la mort, comme refuge final. Le manque matériel et, surtout, l’isolement intellectuel, ont pu peser sur son moral. Ses écrits existants prouvent abondamment qu’il [177] ne se sentait pas à l’aise à cette époque et dans cet environnement.
Il se conforme presque entièrement à Farabi, l’Oriental tranquille et solitaire. Comme lui, il n’était pas porté à systématiser. Ses traités originaux sont peu nombreux et consistent principalement en de brèves explications d’ouvrages philosophiques aristotéliciens et autres. Ses observations sont décousues : tantôt il commence par un endroit, tantôt il recommence par un autre. Par des approches sans cesse renouvelées, il s’efforce de se rapprocher de la pensée grecque et de pénétrer de tous les côtés possibles dans la science antique. Il n’écarte pas la philosophie et il ne l’aborde pas de façon concluante. Au premier abord, cela produit une impression déroutante ; mais, dans l’élan sombre qui l’anime, le philosophe a pris conscience du chemin qu’il suit. En recherchant la vérité et la justice, il trouve autre chose : l’unité et la joie dans sa propre vie. A son avis, Gazali a pris les choses trop à la légère, lorsqu’il pensait ne pouvoir être heureux que dans la pleine possession de la vérité comprise au moyen de l’illumination divine. Dans son amour de la vérité, que les images sensuelles du mysticisme religieux cachent plutôt qu’elles ne la révèlent, le philosophe doit être assez fort pour renoncer à ce bonheur.Seule la pensée pure, non troublée par aucun désir sensuel, a le privilège de contempler la Divinité suprême.
Dans ses écrits logiques, Ibn Baddja ne s’écarte guère de Farâbi. Même ses théories physiques et métaphysiques concordent généralement avec les vues du maître. Mais peut-être la manière dont il présente l’histoire du développement de l’esprit humain et la position de l’homme dans la [178] connaissance et dans la vie peut-elle demander un certain intérêt. Il y a deux sortes d’existence, selon sa conception, l’une qui est mue et l’autre qui ne l’est pas. Ce qui est mu est corporel et limité, mais son mouvement éternel ne peut pas être expliqué par un Corps fini. Au contraire, pour expliquer ce mouvement sans fin, il faut une puissance sans fin, ou une essence éternelle, à savoir l’Esprit. Or, tandis que le corporel ou le naturel est mû du dehors, et que l’Esprit, lui-même immobile, confère le mouvement au corporel, la substance de l’âme occupe une position moyenne, étant ce qui se meut lui-même. La relation entre le naturel et le psychique présente aussi peu de difficultés à Ibn Baddja qu’à ses prédécesseurs ; mais le grand problème est celui-ci : « Comment l’âme et l’esprit sont-ils liés l’un à l’autre, c’est-à-dire dans l’homme ? »
5. Ibn Baddja part de l’hypothèse que la Matière ne peut exister sans une Forme, tandis que la Forme peut exister par elle-même, sans la Matière, sinon, en fait, absolument aucun changement n’est pensable, car celui-ci n’est rendu possible que par l’allée et la venue de Formes substantielles.
Ces formes, depuis les formes hyliques jusqu’aux formes purement spirituelles, constituent une série à laquelle correspond le développement de l’esprit humain, dans la mesure où il réalise l’idéal rationnel. La tâche de l’homme est de comprendre toutes les formes spirituelles ensemble : d’abord les formes intelligibles de tout ce qui est corporel, puis les représentations sensibles et spirituelles de l’âme, puis l’esprit humain lui-même et l’esprit actif qui le surplombe, et enfin les esprits purs des sphères célestes. En s’élevant par des degrés successifs de l’individuel et du sensible, dont la représentation [179] constitue la matière sur laquelle l’esprit opère, l’homme parvient au surhumain et au divin. Or, dans ce processus, son guide est la philosophie, ou la connaissance de l’universel, qui découle de la connaissance du particulier par l’étude et la réflexion, aidée cependant par l’Esprit éclairant d’en haut. En contraste avec cette connaissance de l’universel ou de l’infini, où l’être et le devenir coïncident, toute perception et toute représentation se révèlent trompeuses. C’est donc par la connaissance rationnelle, et non par les rêves religieux et mystiques, auxquels s’attache invariablement la sensualité, que l’esprit humain parvient à la perfection. Penser est la plus haute félicité, car son but même est d’atteindre tout ce qui est intelligible. Mais comme c’est l’universel, on ne peut pas supposer que les esprits humains individuels continuent d’exister au-delà de cette vie. Il se peut que l’âme, qui saisit le particulier dans la vie de présentation sensuelle et spirituelle, et qui notifie son existence dans des désirs et des actions séparés, ait la faculté de continuer cette existence après la mort et de recevoir une récompense ou une punition ; mais l’esprit ou la partie rationnelle de l’âme est un en tous. Seul l’esprit de l’humanité entière, ou, en d’autres termes, l’intellect, le mental ou l’esprit unique dans l’humanité, et cela aussi dans son union avec l’esprit actif qui le domine, est éternel. Cette théorie, qui s’est introduite dans la chrétienté du moyen âge, sous le nom de théorie d’Averroès, se retrouve donc même chez Ibn Baddja, sinon tout à fait distinctement conçue, du moins plus clairement exprimée que chez Farabi.
Mais comment l’individu parvient-il à ce stade de connaissance et d’existence bienheureuse ? Par l’action dirigée par la raison et la libre culture de ses facultés intellectuelles. L’action dirigée par la raison est une action libre, c’est-à-dire une action dans laquelle il y a une conscience d’intention. Si quelqu’un, par exemple, brise une pierre parce qu’il a trébuché dessus, il se comporte sans intention, comme un enfant ou un animal inférieur ; mais s’il le fait pour que d’autres ne trébuchent pas contre la pierre, son action doit être qualifiée d’humaine et dirigée par la raison.
Pour pouvoir vivre comme un homme doit le faire et agir d’une manière rationnelle, l’individu doit, autant que les circonstances le lui permettent, se retirer de la société. Le nom que porte l’éthique d’Ibn Baddja est « La conduite du solitaire ». Elle exige une culture personnelle. Mais en général, on peut profiter des avantages qui accompagnent la vie sociale chez l’homme, sans en inclure les inconvénients. Les sages peuvent s’associer en unions plus ou moins grandes ; tel est en effet leur devoir, s’ils se rencontrent ; et alors ils forment un État dans l’État. Naturellement, ils s’efforcent de vivre de telle manière qu’il n’y ait pas besoin d’un médecin ou d’un juge parmi eux. Ils poussent comme des plantes en plein air et n’ont pas besoin de l’habileté du jardinier. Ils se tiennent à distance des jouissances et des sentiments inférieurs de la multitude. Ils sont étrangers aux mouvements de la société mondaine. Et [181] comme ils sont amis entre eux, cette vie qui est la leur est entièrement déterminée par l’amour. De même, en tant qu’amis de Dieu, qui est la Vérité, ils trouvent le repos en union avec l’Esprit surhumain de la Connaissance.