1. La souveraineté sur l’islam occidental resta aux Berbères, mais les Almohades prirent rapidement la place des Almoravides. Mohammed ibn Tumart, le fondateur de la nouvelle dynastie, s’était présenté comme Mahdi dès 1121. Sous ses successeurs Abu Yaaqub Yusuf (1163-1184) et Abu Yusuf Yaaqub (1184-1198), leur souveraineté, centrée sur le Maroc, atteignit son point culminant.
Les Almohades apportèrent avec eux une nouveauté surprenante dans la théologie : le système d’Ashari et de Gazali, jusqu’alors stigmatisé comme hérétique, fut adopté en Occident. Cela signifiait une infusion d’intellectualisme dans l’enseignement de la foi - procédé qui ne pouvait être entièrement satisfaisant ni pour les adeptes de l’ancienne foi ni pour les libres penseurs, mais qui a pu inciter beaucoup à philosopher davantage. Jusqu’alors, une attitude de répudiation avait été maintenue à l’égard de tout raisonnement en matière de foi ; même plus tard, de nombreux politiciens et philosophes étaient d’avis que la foi de la multitude ne devait pas être violemment troublée, ni élevée au rang de science, mais que les domaines de la religion et de la philosophie devaient être scrupuleusement séparés.
Les Almohades s’intéressaient aux questions de théologie, mais Abou Yaqub et ses successeurs manifestèrent, autant que les conditions politiques le permirent, une telle appréciation des connaissances profanes que [182] la philosophie put jouir de la faveur de Dieu. Nous trouvons Abou Bekr Mohammed ibn Abdalmalik ibn Tofail al-Qaisi (Abubacer) dans la position de vizir et de médecin du corps d’Abou Yaqub, après avoir été nommé secrétaire à Grenade. Il naquit dans la petite ville andalouse de Guadix, et mourut au Maroc, siège du gouvernement, en 1185. La vie qui se situe entre ces deux périodes ne semble pas avoir été du tout mouvementée. Il aimait plus les livres que les hommes, et dans la grande bibliothèque de son souverain, il rassembla, par la lecture, beaucoup d’informations dont il avait besoin pour son art, ou qui étanchèrent sa soif ardente de connaissances. Il était le dilettante des philosophes d’Occident, plus porté à la contemplation qu’au travail scientifique. Il se consacrait rarement à l’écriture. Il n’est peut-être pas nécessaire d’ajouter foi absolue à son affirmation selon laquelle il aurait pu améliorer fondamentalement le système ptolémaïque. Beaucoup d’Arabes ont fait une affirmation semblable, sans la mettre en pratique.
Des aventures poétiques d’Ibn Tofail, nous avons conservé un ou deux poèmes. Mais son principal effort, comme celui d’Ibn Sina, fut de combiner la science grecque et la sagesse orientale dans une vision moderne du monde. C’était pour lui une préoccupation personnelle, tout comme pour Ibn Baddja. Lui aussi s’intéressait aux relations de l’homme individuel avec la société et ses préjugés. Mais il allait plus loin : Ibn Baddja considérait en général le penseur individuel ou une petite association de penseurs indépendants comme constituant un État dans l’État, une copie, pour ainsi dire, du grand ensemble, ou un modèle pour des temps plus heureux ; Ibn Tofail, de son côté, se tourna vers l’original.
Mais dans cette île, notre Hai ibn Yaqzan, c’est-à-dire « l’Actif, le fils du Vigilant », avait été élevé au rang de parfait philosophe. Jeté sur l’île alors qu’il était enfant, ou bien amené à l’existence par génération spontanée, il avait été allaité par une gazelle, puis, au cours du temps, abandonné à ses propres ressources, tel un Robinson Crusoé. Il avait pourtant acquis une existence matérielle et, de plus, par l’observation et la réflexion, avait acquis une connaissance de la nature, des cieux, de Dieu et de son être intérieur, jusqu’à ce qu’au bout de sept fois sept ans il ait atteint ce qui est le plus élevé, à savoir la vision soufie de Dieu, l’état d’extase. C’est dans cette situation qu’il fut trouvé par Asal. Après qu’ils se furent compris l’un l’autre (car Hai était encore muet au début), on découvrit que la philosophie de l’un et la religion de l’autre étaient deux formes de la même vérité, sauf que dans la première forme elle était un peu moins voilée. Mais quand Hai apprit que sur l’île opposée un [184] peuple entier demeurait dans les ténèbres et l’erreur, il résolut de s’y rendre et de leur révéler la vérité. Là, cependant, il apprit par expérience que la multitude était incapable d’une compréhension pure de la vérité, et que Mahomet avait agi sagement en donnant aux gens des formes sensuelles au lieu de la pleine lumière. Après ce résultat, il se rendit donc de nouveau avec son ami Asal sur l’île inhabitée, pour servir Dieu en esprit et en vérité jusqu’à l’heure de la mort.
L’affinité avec le Hai d’Ibn Sina, indiquée par Ibn Tofail lui-même, est évidente : Seulement, la figure de Hai présente ici une apparence plus humaine. Chez Ibn Sina, le personnage de Hai représente l’Esprit Surhumain, mais le héros du roman d’Ibn Tofail semble être la personnification de l’Esprit naturel de l’Humanité illuminé d’en haut ; et cet Esprit doit être en accord avec l’Âme Prophète de Mahomet lorsqu’il est bien compris, dont les paroles doivent être interprétées allégoriquement.
Ibn Tofail est arrivé ainsi au même résultat que ses prédécesseurs orientaux. La religion doit être maintenue pour l’homme ordinaire, car il ne peut aller au-delà. Seuls quelques-uns parviennent à la compréhension des symboles religieux et très rarement, en effet, quelqu’un atteint la contemplation sans retenue de la réalité la plus haute. Cette dernière vérité, il l’accentue avec la plus grande insistance. Même si nous trouvons en Hai le représentant de la nature humaine, nous ne pouvons pas nier cette vérité, car la représentation donnée présente la perfection suprême de l’homme comme consistant à s’immerger dans l’Esprit du Monde, dans la quiétude la plus solitaire et à se retirer de tout ce qui est sensible.
Il est vrai que cet état ne s’atteint qu’à l’âge mûr, où, de plus, on a rencontré un ami humain, et où l’attention aux choses matérielles, aux arts et aux sciences constitue le stade préliminaire naturel de la perfection spirituelle. Ainsi, Ibn Tofail peut se retourner sans regret ni honte sur sa vie passée à la cour.
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Hai s’est fixé comme but de son action de rechercher l’Un en toutes choses et de s’unir à l’Absolu et à l’existant par lui-même. Il voit en effet toute la nature s’efforcer d’atteindre cet Etre suprême. Il est bien au-dessus de l’idée que tout sur terre existe pour l’homme. Les animaux et les plantes vivent également pour eux-mêmes et pour Dieu ; il ne lui est donc pas permis d’agir avec eux de façon capricieuse. Il limite désormais ses besoins corporels à ce qui est absolument nécessaire. Il préfère les fruits mûrs, dont il dépose pieusement les graines dans le sol, prenant soin de ne faire mourir aucune espèce par avidité. Et ce n’est qu’en cas d’extrême nécessité qu’il touche à la nourriture animale, auquel cas il cherche également à épargner l’espèce. « Assez pour vivre, pas assez pour dormir » est sa devise.
Cela se rapporte à son attitude corporelle envers le terrestre ; mais le principe vivant le lie au ciel, et, comme le ciel, il s’efforce d’être utile à son entourage et de garder sa propre vie pure. Il soigne donc les plantes et protège les animaux qui l’entourent, afin que son île devienne un paradis. Il porte une attention scrupuleuse à la propreté de sa personne et [187] de ses vêtements, et s’efforce de donner à tous ses mouvements une tournure harmonieuse, conforme à ceux des corps célestes.
De cette manière, il est rendu peu à peu capable d’élever son propre moi au-dessus de la terre et du ciel jusqu’au pur Esprit. C’est l’état d’extase qu’aucune pensée, aucune parole, aucune image n’a jamais pu comprendre ou exprimer.