Il était en outre juriste et médecin. Nous le trouvons en 1169 juge à Séville, et peu après à Cordoue. Abu [188] Yaakub, alors calife, le nomme médecin du corps en 1182 ; mais, peu de temps après, il est de nouveau juge dans sa ville natale, comme l’avaient été son père et son grand-père. Les circonstances, cependant, changent pour le pire. Les philosophes sont déclarés maudits, et leurs écrits sont jetés aux flammes. Dans sa vieillesse, Ibn Roshd est banni par Abu Yusuf à Elisana (Lucena, près de Cordoue), mais il meurt néanmoins à Maroc, la capitale, le 10 décembre 1198.
Il est prouvé par ce qui suit que même dans le cas d’Ibn Roshd, l’admiration sans mesure pour Aristote ne suffit pas à lui faire comprendre parfaitement sa pensée. Il ne laisse passer aucune occasion de lutter contre Ibn Sina, et il se sépare parfois de Farabi et d’Ibn Baddja, hommes à qui il doit beaucoup. Il critique tous ses prédécesseurs d’une manière bien plus désagréable qu’Aristote ne le fit à l’égard de son maître Platon. Et pourtant, lui-même est loin d’avoir dépassé l’interprétation des commentateurs néoplatoniciens et les idées fausses des traducteurs syriens et arabes. Il suit souvent même le superficiel Thémistius contre le judicieux Alexandre d’Aphrodisias, ou bien il essaie de combiner leurs vues.
3. Ibn Roshd est avant tout un fanatique de la logique aristotélicienne. Sans elle on ne peut être heureux, et il est dommage que Platon et Socrate l’ignorèrent ! [p. 190] Le bonheur des hommes se mesure au degré de leurs connaissances logiques. Avec le discernement d’un critique, il reconnaît l’« Isagoge » de Porphyre comme superflue, mais il compte toujours la « Rhétorique » et la « Poétique » comme faisant partie de l’Organon. Et alors on rencontre les plus étranges méprises. Par exemple, la tragédie et la comédie se transforment en panégyriques et en pamphlets ; la probabilité poétique doit se contenter de signifier soit la vérité démontrable, soit l’apparence trompeuse ; la reconnaissance sur scène (ἀναγνώρισις) devient jugement apodictique, et ainsi de suite. Bien entendu, il n’a absolument aucune conception du monde grec ; et c’est véniel, car il ne pouvait en avoir aucune idée.Et pourtant nous n’excusons pas facilement celui qui a été un critique aussi sévère des autres.
Comme ses prédécesseurs, Ibn Roshd accorde une importance particulière à la grammaire, dans la mesure où elle est commune à toutes les langues. Ce principe commun, et par conséquent universel, Aristote, pense-t-il, le garde toujours présent à l’esprit dans son herméneutique, et même dans la rhétorique. En conséquence, le philosophe arabe est également tenu de s’y tenir, bien que pour illustrer les règles universelles, il puisse prendre ses exemples dans la langue et la littérature arabes. Mais ce sont les règles universelles qui forment son objet, car la science est la connaissance de l’universel.
La logique aplanit le chemin qui mène de la singularité sensible à la pure vérité rationnelle. La multitude vivra toujours dans l’élément sensible, tâtonnant dans l’erreur. Des parties mentales défectueuses, une éducation médiocre et des habitudes dépravées les empêchent de progresser. Mais il doit être au pouvoir de certains d’arriver à la connaissance de la vérité. L’aigle regarde le soleil en face, car [191] si aucun être ne pouvait le regarder, la nature aurait créé quelque chose en vain. Tout ce qui brille là-bas est destiné à être vu ; et ainsi tout ce qui existe est destiné à être connu, ne serait-ce que par un seul homme. Or, la vérité existe ; et l’amour pour elle qui remplit nos cœurs aurait été vain si nous ne pouvions l’approcher. Ibn Roshd pense qu’il a connu la vérité dans le cas de beaucoup de choses, et même qu’il a pu découvrir la Vérité absolue. Il n’aurait pas, avec Lessing, pris la peine de se résigner à une simple recherche de celle-ci.
En effet, la vérité lui a été donnée par Aristote, et de ce point de vue il méprise la théologie musulmane. Certes, il reconnaît que la religion a sa vérité propre, mais la théologie lui répugne. Elle veut prouver ce qui ne peut être prouvé de cette façon. La révélation, telle qu’elle est contenue dans le Coran, selon l’enseignement d’Ibn Roshd et d’autres, et de même de Spinoza plus tard, ne vise pas à rendre les hommes savants, mais à les rendre meilleurs. Ce n’est pas la connaissance, mais l’obéissance ou la pratique morale qui est le but du législateur, qui sait que le bien-être humain ne peut se réaliser qu’en société.
Mais il existe un ordre gradué dans le monde de l’Etre. La Forme matérielle ou substantielle se situe à mi-chemin entre le simple Accident et la Forme pure (ou séparée). Les Formes substantielles présentent aussi des variétés de degrés, des conditions intermédiaires entre la potentialité et l’actualité. Et, finalement, tout le système des Formes, depuis la Forme hylique la plus basse jusqu’à l’Essence Divine, la Forme originelle de l’ensemble, constitue une structure compacte qui s’élève de niveaux en niveaux.
Or, le processus éternel du Devenir, dans le Système donné, présuppose un mouvement éternel, et encore un Moteur éternel. Si le monde avait eu une origine, nous aurions pu en déduire un autre, un monde corporel, d’origine similaire, qui l’aurait produit, et ainsi de suite sans fin. S’il avait été une entité « possible », nous aurions pu en déduire une entité « possible » d’où il aurait procédé, et ainsi de suite à l’infini. Et selon Ibn Roshd, c’est seulement l’hypothèse d’un monde mû comme une unité et d’une nécessité éternelle, qui nous donne la possibilité de déduire un Être, séparé du monde, mais le mouvant éternellement, qui, en produisant continuellement ce mouvement et en maintenant le juste ordre du Tout, peut légitimement être appelé l’Auteur du monde, et qui, dans les Esprits qui meuvent les Sphères - car chaque espèce de mouvement distincte exige son principe distinct - possède des agents pour donner effet à son activité.
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L’essence du Premier Moteur, ou de Dieu, ainsi que des Esprits-Sphères, est trouvée par Ibn Roshd dans la Pensée, dans laquelle l’unité de l’Etre lui est donnée. La Pensée qui est identique à son objet est la seule définition positive de l’Essence Divine ; mais l’Etre et l’Unité se synchronisent absolument avec cette Pensée. En d’autres termes, l’Etre et l’Unité ne sont pas annexés à l’Essence, mais ne sont donnés que dans la Pensée, exactement comme tous les universaux. La Pensée produit partout le général dans le particulier. Il est vrai que l’universel en tant que disposition opère dans les choses, mais l’universel en tant qu’universel existe seulement dans l’entendement. Ou bien, en possibilité (ou en puissance) il existe dans les choses, mais il existe réellement dans l’entendement, c’est-à-dire qu’il a plus d’Etre, une sorte d’existence plus élevée, dans l’entendement que dans les choses.
Si l’on pose maintenant la question : « La Pensée Divine embrasse-t-elle seulement le général, ou embrasse-t-elle aussi le particulier ? », Ibn Roshd répond : « Elle n’embrasse directement ni l’un ni l’autre, car l’Essence Divine les transcende tous les deux. La Pensée Divine produit le Tout et embrasse le Tout. Dieu est le principe, la Forme originelle et le but final de toutes choses. Il est l’ordre du monde, la réconciliation de tous les contraires, le Tout lui-même dans son mode d’existence le plus élevé. Il résulte naturellement de cette théorie qu’il ne peut être question d’une Providence Divine au sens ordinaire du terme.
La matière souffre, mais l’Esprit reçoit. Ce parallélisme, avec sa distinction subtile, a été introduit par Ibn Roshd en référence spéciale à l’Esprit humain.
En ce qui concerne la psychologie empirique, il s’est efforcé de rester proche d’Aristote, en opposition à Galien et à d’autres ; mais dans la doctrine du « nous », il s’écarte de son maître de façon assez considérable, sans s’en rendre compte. Sa conception de la Raison matérielle, qui découle des vues néoplatoniciennes, est particulière. Ce n’est pas une simple aptitude ou capacité de l’âme humaine, elle n’équivaut pas non plus à la vie sensuelle et spirituelle de la représentation, [p. 195] mais c’est quelque chose qui est au-dessus de l’âme et au-dessus de l’individu. La Raison matérielle est un Esprit éternel et impérissable, aussi éternel et impérissable que la Raison pure ou l’Esprit actif sur nous. L’attribution d’une existence séparée à la Matière dans le domaine du corporel est ici transférée par Ibn Roshd, suivant bien sûr Thémistius et d’autres, à la région du spirituel.
La Raison matérielle est donc une substance éternelle. Les aptitudes naturelles ou la capacité de l’individu humain à la connaissance intellectuelle sont appelées par Ibn Roshd la Raison passive. Elle naît et disparaît avec les hommes en tant qu’individus, mais la Raison matérielle est éternelle, comme l’Homme en tant que race.
Mais il reste une part d’obscurité, et il ne pouvait guère en être autrement, sur les rapports entre l’Esprit actif et l’Esprit réceptif (si nous pouvons employer ce dernier terme pour désigner la raison matérielle). L’Esprit actif rend intelligibles les représentations de l’âme humaine, tandis que l’Esprit réceptif absorbe ces intelligibilités. La vie de l’âme chez les individus constitue ainsi le lieu de rencontre de ce couple mystique d’amants. Et ces lieux diffèrent beaucoup. Il dépend de la capacité totale de l’âme d’un homme et de la disposition de ses perceptions, dans quelle mesure l’Esprit actif peut les élever au niveau de l’intelligibilité, et dans quelle mesure l’Esprit réceptif est en mesure d’en faire une partie de son propre contenu. Cela explique pourquoi les hommes ne sont pas tous au même stade de la connaissance spirituelle. Mais la somme des connaissances spirituelles dans le monde reste inchangée, bien que sa répartition subisse des variations individuelles. Par une nécessité de la nature, le Philosophe [p. 196] réapparaît sans faute, soit un Aristote, soit un Ibn Roshd, dans le cerveau duquel l’Être devient Idée. Il est vrai que les pensées des hommes individuels se produisent dans l’élément du temps, et que l’Esprit Réceptif est changeant, dans la mesure où l’individu y a une part ; mais considéré comme la Raison de la Race Humaine, cet Esprit est éternellement incapable de changement, comme l’Esprit Actif de la dernière Sphère au-dessus de nous.
7. Dans l’ensemble, trois grandes hérésies opposent le système d’Ibn Roshd à la théologie des trois religions mondiales de son temps : premièrement, l’éternité du monde matériel et des esprits qui le font bouger, ensuite, le lien causal nécessaire dans tout ce qui se passe dans le monde, de sorte qu’aucune place n’est laissée à la providence, aux miracles et autres, et, troisièmement, la nature périssable de tout ce qui est individuel, par laquelle théorie l’immortalité individuelle est également supprimée.
En toute logique, l’hypothèse d’un certain nombre d’Esprits-Sphères indépendants sous l’autorité de Dieu ne semble pas avoir de fondement suffisant. Mais Ibn Roshd, comme ses prédécesseurs, surmonte cette difficulté en affirmant que ces Esprits-Sphères ne diffèrent pas individuellement, mais seulement en nature. Leur seul but était d’expliquer les différents mouvements du système du monde, tant que son unité était encore inconnue. Après que le système ptolémaïque du monde eut été mis de côté et que ces Esprits intermédiaires furent devenus superflus, les hommes identifièrent l’Esprit Actif à Dieu, comme ils avaient d’ailleurs déjà tenté de le faire dans des temps plus anciens, sur des bases spéculatives et religieuses. Il ne s’agissait que d’un pas de plus que d’identifier l’Esprit éternel de l’homme à Dieu. Ibn Roshd n’a fait ni l’un ni l’autre, du moins selon [197] la lettre stricte de ses écrits ; mais son système, lorsqu’il fut appliqué de manière cohérente, permit de franchir ces étapes et d’arriver ainsi à une conception générale du monde panthéiste. D’un autre côté, le matérialisme pourrait facilement trouver un appui dans le système, même si notre philosophe s’est résolument opposé à une telle opinion ; car là où l’éternité, la forme et l’efficacité de tout ce qui est matériel sont si fortement soulignées, comme il l’a fait, l’Esprit peut certes encore recevoir le nom de roi, mais apparemment par la seule faveur du matériel.
Ibn Roshd mérite en tout cas d’être appelé un penseur hardi et conséquent, quoique non original. La philosophie théorique lui suffisait, mais il devait à son époque et à sa position de s’entendre avec la religion et la pratique. Nous pouvons consacrer quelques mots à ce point.
Dans son Ethique, notre philosophe critique avec une grande sévérité la doctrine des professeurs de droit, selon laquelle une chose n’est bonne ou mauvaise que parce que Dieu l’a voulue. Au contraire, dit-il, tout a son caractère moral par nature ou conformément à la raison. L’action qui est déterminée par le discernement rationnel est morale. Ce n’est pas, bien entendu, la raison individuelle, mais la raison qui regarde au bien de la communauté ou de l’État, à laquelle il faut faire appel en dernière instance.
Ibn Roshd considère la religion aussi du point de vue d’un homme d’État. Il l’apprécie en raison de son but moral. C’est une loi, non une science. C’est pourquoi il est constamment engagé dans une lutte contre les théologiens, qui veulent comprendre intellectuellement, au lieu d’obéir avec une foi docile. Il reproche à Gazali d’avoir permis à la philosophie d’exercer une influence sur sa doctrine religieuse, et d’avoir ainsi conduit beaucoup de gens au doute et à l’incrédulité. Les gens doivent croire exactement en accord avec ce qui est écrit dans le Livre. C’est la vérité – la vérité n’était sans doute destinée qu’à une sorte d’enfants plus grands, à qui nous la transmettons sous forme d’histoires. Tout ce qui va au-delà vient du mal. Par exemple, le Coran contient deux preuves de l’existence de Dieu, qui sont évidentes pour tout le monde, à savoir : la protection divine de toute chose, en particulier des êtres humains, et la production de la vie dans les plantes, les animaux, etc. Ces preuves ne [199] doivent pas être perturbées, ni l’interprétation littérale de la révélation ne doit être discutée à la manière théologique. Car les preuves que les théologiens apportent de l’existence de Dieu ne peuvent résister à une critique scientifique, pas plus que la preuve que fournit la notion du possible et du nécessaire, chez Farabi et Ibn Sina. Tout cela conduit à l’athéisme et au libertinage. Dans l’intérêt de la morale, et donc de l’État, cette semi-théologie doit être combattue.
D’autre part, les philosophes qui ont atteint la connaissance sont autorisés à interpréter la Parole de Dieu dans le Coran. A la lumière de la vérité la plus haute, ils comprennent ce qui y est visé et ils en disent à l’homme ordinaire ce qu’il est capable de comprendre. De cette façon, il en résulte une harmonie des plus admirables. Le précepte religieux et la philosophie s’accordent, précisément parce qu’ils ne cherchent pas la même chose. Ils sont liés en tant que pratique et théorie. Dans la conception que le philosophe a de la religion, il admet sa validité dans son propre domaine, de sorte que la philosophie ne rejette en aucune façon la religion. La philosophie, cependant, est la forme la plus élevée de la vérité et en même temps la religion la plus sublime. La religion du philosophe, en effet, est la connaissance de tout ce qui existe.
Mais cette opinion a l’air d’être irréligieuse, et une religion positive ne peut jamais se contenter de reconnaître à la philosophie la première place dans le domaine de la vérité. Il était naturel que les théologiens d’Occident, comme leurs frères d’Orient, aient cherché à profiter de la faveur des circonstances et n’aient pris de repos qu’après avoir réduit la maîtresse à la position de servante de la théologie.