[p. 26]
« ÍSÁ IBN HISHÁM nous a raconté : La séparation m’a un jour poussé çà et là jusqu’aux confins extrêmes de Jurján. » [1] Là, pour me fortifier contre les jours, je pris quelques terres arables que je commençai à cultiver. J’investis dans quelques marchandises qui constituaient mon fonds de commerce, m’installai dans une boutique pour y exercer mes activités et choisis quelques amis dont je fis mes compagnons.
Je restais à la maison le matin et le soir, et, entre ces heures, j’étais au magasin. [2]
Or, un jour que nous étions assis ensemble pour discuter de poésie et de poètes, il y avait, à quelques pas de nous, un jeune homme qui écoutait comme s’il comprenait et restait silencieux comme s’il ne savait pas, jusqu’à ce que nous nous laissions emporter par notre discussion et notre longue dispute, lorsqu’il dit : « Vous avez trouvé le petit palmier chargé de fruits et le petit poteau à frotter. Si je le voulais, je pourrais parler et cela avec éloquence, et si je parlais, j’étancherais leur soif de connaissance. Oui, je voudrais [27] faire comprendre la vérité dans l’arène de l’éloquence afin de faire entendre les sourds et de faire descendre les chèvres aux pieds blancs de leurs repaires de montagne. » Alors je dis : « Ô savant ! Approche, car tu nous as inspiré le sentiment que nous tirerons beaucoup de profit de toi. Parle, car tu as coupé ta dent de sagesse. » Il s’approcha alors et dit : « Interroge-moi, et je te répondrai. Écoute, et je te ferai plaisir. » Nous lui avons donc demandé : « Que dis-tu d’Imr al-Qais ? » [3] Il dit : « Il fut le premier à se lamenter [4] sur les campements et leurs environs, qui partit tôt alors que les oiseaux étaient encore dans leurs nids, [5] et décrivit les points du cheval. [6] Il ne composa pas de poésie pour le gain, ni ne parla avec éloquence par convoitise et, par conséquent, il était supérieur à celui dont la langue était déliée à dessein et dont les doigts cherchaient un prix. » [7] Nous avons ensuite demandé : « Que dis-tu de Nabigah ? » [8] Il répondit : « Il est aussi prêt à insulter, lorsqu’il est en colère, qu’il l’est à faire l’éloge lorsqu’il est content ; il s’excuse quand il a peur et il ne tire pas mais il atteint. » Nous avons demandé : « Que dis-tu à Zuheir ? » Il a répondu : « Zuheir [9] fait fondre la poésie et la poésie le fait fondre. Il invoque les mots et l’enchantement lui répond. » [p. 28] Nous avons dit : « Que dis-tu à Ṭarafa ? » [10] Il a répondu : « Il est l’eau et l’argile mêmes de la poésie, le trésor et la métropole de ses rimes. Il est mort [11] avant que ses trésors secrets ne soient découverts, ou que les serrures de ses magasins ne soient ouvertes. » Nous avons dit : « Que dis-tu [29] à Jarír et à Farazdaq, et lequel d’entre eux est supérieur ? » Il a répondu : « La poésie de Jarír [12] est plus douce et plus abondante, mais celle de Farazdaq [13] est plus vigoureuse et plus brillante. Jarir est un satiriste plus caustique et peut raconter des batailles plus célèbres, [14] tandis qu’al-Farazdaq est plus ambitieux et appartient au clan le plus noble. [15] Jarir, lorsqu’il chante les louanges de la beauté, fait pleurer. Lorsqu’il vitupère, [16] il détruit, mais, lorsqu’il fait l’éloge, il exalte. Et al-Farazdaq [17] dans la glorification est tout à fait suffisant. Quand il méprise, il dégrade, mais, quand il loue, il rend la mauvaise herbe. » Nous avons dit : « Quelle est ton opinion sur les poètes modernes et les poètes anciens ? » [18] Il a répondu : « Le langage des anciens est plus noble et leurs thèmes plus délicieux, tandis que les idées des modernes sont plus raffinées et leur style plus élégant. » Nous avons alors dit : « Si seulement tu voulais exposer un peu de ta poésie et nous dire quelque chose de toi. » Il a répondu : « Voici les réponses aux deux questions dans un seul essai :
« Ne voyez-vous pas que je porte un manteau usé, [19]
Emporté dans le malheur, par un sort amer,
Chérissant la haine pour les nuits,
D’où je rencontre une ruine rouge, [20]
Mon plus grand espoir réside dans l’ascension de Sirius, [21]
Mais depuis longtemps nous sommes tourmentés par de vains espoirs.
Or, ce noble personnage était d’un degré supérieur
Et son honneur [22] était d’un plus grand prix,
Pour mon plaisir, j’ai planté mes tentes vertes
Dans le manoir de Dara, [23] et dans la salle [24] de Kisra,
[p. 30]
Mais la fortune a changé ma situation, [25]
Et le plaisir, mon ami familier, est devenu un étranger pour moi.
De ma richesse il ne restait qu’un souvenir,
Et ainsi de suite jusqu’à aujourd’hui.
Mais pour la vieille dame de Surra-Manra [26]
Et les bébés de ce côté des collines de Baṣra,
Sur qui le destin a apporté l’affliction,
Je voudrais, ô maîtres, me détruire délibérément. » [27]
‘Isá ibn Hishám dit : Je lui ai donné ce que j’avais sous la main, puis il s’est détourné de nous et s’est éloigné. Je commençai à le nier, puis à l’affirmer, je ne le reconnus pas, et pourtant il me sembla le connaître, lorsque ses dents de devant me dirigèrent vers lui. Alors je dis : « Al-Iskanderí par le Ciel », car il nous avait quittés jeune [28] et était maintenant revenu adulte. Alors je le suivis dans ses traces, le saisis par la taille et dis : « N’es-tu pas Abú’l-Fatḥ ? Ne t’avons-nous pas élevé comme un enfant et n’as-tu pas [29] passé des années de ta vie avec nous ? Quelle vieille dame as-tu donc à Surra-Manra ? »
Il rit et récita :
« Monsieur, les temps sont faux, [30]
Que la tromperie ne te séduise pas.
Ne vous attachez pas à un seul personnage, mais,
Comme les nuits changent, tu changes aussi.
26:1 … Jurján: Ville célèbre entre Tabaristán et Khurásán, fondée, dit-on, par Yazíd ibn Muhalleb. Elle était autrefois réputée pour ses tissus de soie qui étaient expédiés dans toutes les parties du monde. Yaqút (Wüstenfeld), ii, 48. ↩︎
26:2 … La boutique : arabisation du syriaque ḥamúthá, une pièce ou une cellule. En arabe, il a souvent le sens plus restreint de « magasin de vin ». Pour des mots de ce type, voir Fleischer, Kleinere Schriften, i, 172. ↩︎
27:1 Imr al-Qais: Prince des Banú Kindeh, l’auteur bien connu du plus célèbre des Mu’allaqát, a prospéré vers le milieu du sixième siècle après J.-C. Aghání, vii, 60. ↩︎
27:2 _Il fut le premier à se lamenter, c’est-à-dire qu’il fut le premier à introduire le prélude sous forme de lamentation ou de prologue érotique sur le campement désert par lequel presque toutes les qaṣída suivantes commencent. Mais, selon Ibn Qutaiba (Kitáb al-Sh‘ir wa’l-Shu‘ará, p. 52), le premier à mettre ce prélude à la mode fut un certain Ibn al-Humam ou Ibn Khedhám. Voir aussi Aghání, iv, 114 et 149. ↩︎
27:3 Partez tôt alors que les oiseaux étaient encore dans leurs nids : Qaṣída d’Imr al-Kais, v. 53. (Lyall.) ↩︎
27:4 Décrit les points du cheval : ibid., vv. 53-70. ↩︎
27:5 Nous recherchions un prix : c’est-à-dire que nous écrivions pour le gain. ↩︎
27:6 Al-Nabigah al-Dhubyani: Nom propre Ziád ibn Mu‘awiya, poète bien connu, qui vécut à la cour de Ghassan et d’al-Ḥíra pendant la seconde moitié du siècle avant l’Islam. Il est classé parmi les auteurs des Mu‘allaqát (voir éd. par Lyall, p. 152) et on dit qu’il avait une connaissance intime du christianisme. Pour une notice plus complète sur ce poète, voir Nicholson, p. 121 et Aghání, ix, 154. ↩︎
27:7 Zuheir ibn Abi Sulma de la tribu de Muzaina, l’auteur de la troisième Mu’allaqa, a prospéré vers la fin du huitième siècle après J.-C. Il est remarquable pour ses paroles sages et ses réflexions morales. On dit de lui qu’il ne louait un homme que pour ce qu’il était en lui. L’opinion de Hamadhání à son sujet – Zuheir fait fondre la poésie et la poésie le fait fondre – n’est pas une estimation exagérée de son génie poétique. Il était l’un des trois poètes préislamiques, les deux autres étant Imr al-Qais et Nabigah. Shu’ará al-Naṣraniah, p. 510. ↩︎
28:1 Ṭarafa ibn al-‘Abd était un membre de la tribu de Bakr. Il a prospéré vers le milieu du huitième siècle après J.-C. et était l’auteur d’un Mu‘allaqa, No. 2 dans l’édition de Lyall. Il a développé très tôt un talent pour la satire qui lui a coûté la vie à l’âge de vingt ans, de sorte qu’il est généralement appelé le « jeune de vingt ans ». Nicholson, p. 107 et Ibn Qutayba, Sh‘ir wa’l-Shu‘ará, p. 88. ↩︎
28:2 Il est mort : une référence à la fin prématurée de Ṭarafa. ↩︎
28:3 Jarír ibn 'Atiyyah (ob. AH 110—AD 728-9), de la tribu de Kulayb était poète de cour de Ḥajjáj ibn Yúsuf, le gouverneur d’Iráq. Il était célèbre pour sa satire. Il a survécu à al-Farazdaq, son rival de toujours, mais peu de temps, soit trente ou quarante jours. Nicholson, p. 244 et Aghání, vii, 35. ↩︎
28:4 Al-Farazdaq: Hammám ibn Ghálib, généralement connu sous le nom d’al-Farazdaq, appartenait à la tribu de Tamím et naquit à Baṣra vers la fin du califat d’Omar. Il était l’un des trois poètes de l’Islam primitif, les deux autres étant Akhtal et Jarír. Il mourut en 110 A.H.—728-9 après J.-C.), à l’âge avancé de cent ans. Aghání, viii, 180. ↩︎
28:5 … des batailles plus célèbres : Les Jours, c’est-à-dire les grandes batailles des Arabes. Pour une liste des Jours des Arabes, voir la Majma al-Baḥrein, p. 150. ↩︎
28:6 Clan noble : Al-Farazdaq appartenait à la tribu des Tamím et Jarír aux Kulayb, une branche des Tamím. ↩︎
28:7 Quand il vitupère, il détruit : Pour un exemple de cela, voir Kitáb al-Aghání, vii, 46 et Nicholson, p. 245. ↩︎
28:8 Farazdaq et Jarír sont liés par une étrange rivalité. Pendant des années, ils se sont livrés à une compétition publique de réprimandes dans laquelle ils se sont insultés et ont fait montre de leur merveilleuse habileté à manipuler les vastes ressources de vitupération de la langue arabe. Voir The Naka’iḍ ou Flytings of Jarír and Farazdaq en trois volumes édités par le professeur A. A. Bevan (Leyden, 1905-12). Les mérites relatifs de Jarír et Farazdaq étaient un sujet de discussion favori. Voir Aghání, vii, 37 et Nicholson, p. 239.
Il est difficile de déduire de la comparaison de Hamadhání entre ces deux poètes à qui il accorde la palme. Il a probablement voulu que la question reste indécise. Yúnas dit : « Je n’ai jamais été dans une assemblée où l’on ait été unanime pour dire lequel des deux était le meilleur poète. » Les Arabes, tout en considérant Jarír, al-Farazdaq et al-Akhtal comme les trois plus grands poètes islamiques, divergeaient sur la question de leur attribuer la préséance. Kitáb al-Aghání. vii, 36. La comparaison des poètes formait une branche des belles lettres (…). Voir Aghání, iii, 101 et viii, 75. ↩︎
29:1 Quelle est ton opinion sur les poètes modernes et anciens ? C’était un autre sujet de discussion favori. L’opinion des savants de l’époque de l’auteur était que les poètes préislamiques avaient été surpassés par leurs successeurs et que tous deux avaient été surpassés par les poètes de l’époque dont le célèbre Mutanabbí était le chef. ↩︎
29:2 Ne vois-tu pas que je porte un manteau usé ? :_ Le mètre de ces versets est rejez. … un manteau usé. Ce mot, que l’on rencontre si fréquemment dans le Maqámát, est utilisé pour désigner un vêtement extrêmement vieux et usé. ↩︎
29:3 Ruine rouge: Littéralement, vicissitudes rouges. ↩︎
29:4 Le lever de Sirius: La plus grande étoile du chien. Cette étoile se lève (aurore) en période de chaleur intense, et il la désire ardemment à cause de l’insuffisance de ses vêtements pour le protéger du froid. Certaines tribus arabes adoraient cette étoile. Voir Coran, liii, 50. ↩︎
29:5 Son honneur : Littéralement, l’eau de ce visage. La rougeur ingénue d’un honnête homme est appelée par les Arabes « eau du visage », d’où la modestie, le respect de soi. Cela signifie aussi l’éclat. ↩︎
29:6 Le manoir de Dara : construit par Darius Ier, ou le Grand, fils d’Hystaspe, en 521 av. J.-C. ↩︎
29:7 La Salle (…) ou Palais de Kisra: L’Aiwan, ou l’immense salle du palais construit par al-Núshirwan, au sixième siècle après J.-C., à quarante-cinq kilomètres de Bagdad. Ibn al-Ḥájib écrit sur l’Aiwan : « Ô toi qui as construit une structure élevée et, grâce à l’Aiwan, relégué l’habileté du temps dans l’oubli, ces palais, maisons de plaisance, bâtiments et châteaux de notre Kisra al-Núshirwan. Voir Yaqút, i, 425. ↩︎
30:1 Inversé mes circonstances : Littéralement tourné le dos du bouclier vers moi : au sens figuré, car devenu hostile. ↩︎
30:2 Surra-man ra’a (Sámarrá): Le calife Mu’taṣim (833-842 ap. J.-C.) déplaça sa cour de Bagdad, à soixante miles plus loin sur le Tigre jusqu’à Sámarrá dont l’orthographe officielle était Surra-man ra’a, une contraction de Surur-man ra’a, ‘la joie du spectateur’, qui devint soudain une superbe ville de palais et de casernes. Pour un compte rendu des récentes fouilles à Sámarrá, révélant des exemples d’art et d’architecture de la période abbasside, voir Lughat El-Arab No. XI, mai 1913, pp. 515-20. ↩︎
30:3 Je me détruirais délibérément : … signifie qu’il a été enfermé vivant, puis abattu ou jeté jusqu’à ce qu’il soit tué, ou qu’il a été tué délibérément, pas sur le champ de bataille, ni par erreur. ↩︎
30:4 … jeune : Littéralement, un faon. ↩︎
30:5 Ne t’avons-nous pas élevé ? : Une illusion du Coran, xxvi, 17, ↩︎
30:6 Sirrah! les temps sont faux: Le mètre de ces lignes est basít. L’auteur semble avoir tiré son inspiration pour ce maqáma de Aghání, vii, 56. ↩︎