‘ÍSÁ IBN HISHÁM nous a raconté : Quand j’étais à Bagdad, 4 j’avais envie de dattes Azaz, mais je n’avais pas d’argent liquide sur moi. Je suis donc allé dans les magasins en quête d’une occasion jusqu’à ce que mon désir me fasse atterrir à Karkh, [1] quand, voilà ! [p. 62] je suis tombé par hasard sur un paysan [2] qui poussait son âne le long de son pagne, effilé d’un côté par le poids de l’argent attaché dedans. Alors je dis : « Par le ciel, nous avons trouvé une proie ! » et je m’adressai à lui en ces termes : « Salut, Abú Zaid ! D’où viens-tu, et où demeures-tu, et quand es-tu arrivé ? Viens, allons à la maison. » Le paysan dit : « Je ne suis pas Abú Zaid, mais Abú ‘Ubaid. » Je m’écriai : « Certes ; Dieu maudisse le diable [3] et éloigne l’oubli ; la longueur du temps et l’éloignement m’ont fait t’oublier ; et comment va ton père ? Est-il aussi jeune qu’il l’était lorsque je l’ai connu, ou a-t-il vieilli depuis que je suis parti ? » Il répondit : « Les pâturages du printemps [4] ont poussé sur sa tombe et l’ont effacée, et j’espère que Dieu le recevra dans son paradis. » Je m’écriai : « En vérité, nous sommes à Dieu et c’est à lui que nous retournons ! Il n’y a ni force [5] ni puissance qu’en Dieu, le Haut, le Grand » ; et ma main vola [6] vers ma chemise [7] comme si je voulais la déchirer. Mais le paysan me saisit la taille entre ses mains et dit : « Je t’adjure par Dieu de ne pas la déchirer. » Alors je dis : « Allons à la maison et achetons de la nourriture, ou au marché et achetons de la viande rôtie, car le marché est plus proche et la nourriture y est plus bonne. » Ainsi, j’excitai en lui un désir ardent de viande et je l’inclinai à [63] l’inclination à la gourmandise et à l’avidité, et il devint avide. Mais il ne savait pas qu’il était tombé dans le piège.
Nous arrivâmes alors chez un marchand de viandes frites dont les viandes rôties [8] dégoulinaient de graisse et dont les gâteaux ruisselaient de jus. Je dis : « Mettez de côté pour Abú Zaid une portion de cette viande frite et pesez-lui ensuite un peu de cette friandise. Prenez quelques-unes de ces assiettes et placez-y quelques-unes de ces galettes et arrosez-les du jus de la baie de Summak [9], afin qu’Abú Zaid puisse les manger et les savourer. » Le marchand de viandes frites, avec son long couteau, se pencha alors sur les meilleures productions de son four, les hacha aussi petits que des grains de collyre et les pila aussi fins que de la farine. Le paysan s’assit et je fis de même. Il ne parla pas et je ne parlai pas [10] jusqu’à ce que nous ayons tout mangé. Alors je dis au vendeur de halwa : Pesez pour Abú Zaid deux livres de confiserie d’amandes, car c’est la plus facile à avaler et la plus rapide à pénétrer dans les veines. [11] Elle aurait dû être préparée pendant la nuit, [12] étalée dans la journée, croustillante, bien farcie, d’un éclat perlé et d’une teinte étoilée, et devrait se dissoudre dans la bouche comme de la gomme, avant d’être mâchée, afin qu’Abú Zaid puisse la manger et l’apprécier. Il dit : « Et [64] il l’a pesée. » Nous nous sommes donc mis au travail [13] et avons mangé jusqu’à ce que nous ayons fini. Puis j’ai dit : « Abú Zaid, comme nous avons besoin d’eau glacée pour étancher cette soif et pour apaiser la chaleur générée par ce repas. Assieds-toi, Abú Zaid, jusqu’à ce que nous allions chercher un porteur d’eau pour t’apporter à boire. » Je sortis alors et m’assis de façon à pouvoir le voir, mais il ne pouvait pas m’observer, afin de voir ce qu’il allait faire. Lorsque le paysan s’aperçut que je tardais, il se leva et alla vers son âne, mais le vendeur de viande frite s’accrocha à son pagne et dit : « Où est le prix de ce que tu as mangé ? » Dit Abú Zaid : « Je l’ai mangé en tant qu’invité. » Alors le vendeur de viande frite lui frappa du poing et le frappa en disant : « Prends ça, vilain garçon ! Quand t’avons-nous invité ? Payez [14] vingt dirhems. » Le paysan se mit à pleurer et à défaire les nœuds avec ses dents en disant : « Combien de fois ai-je dit à ce singe méprisable, [15] « Je suis Abú ‘Ubaid’ », et il répondait :
« Non, mais tu es Abú Zaid ».
Puis j’ai écrit :
« Pour obtenir ta subsistance [16], utilise tous les moyens ;
Ne vous contentez d’aucune condition,
Mais soyez à la hauteur de toute énormité ;
Car l’homme devient incapable, [17] il n’y a aucun doute là-dessus.
61:5 Al-Karkh : Le quartier commercial de Bagdad sur un site hors de la ville où Manṣúr transféra les commerçants. On attribue à cela deux raisons : (1) Un patricien vint à Bagdad en tant qu’ambassadeur de la cour byzantine. Après qu’il eut pris le contrôle de la ville, Manṣúr lui demanda ce qu’il en pensait. Il répondit : « C’est une ville belle et bien fortifiée, mais le fait est que vos ennemis sont dans ses murs. » Manṣúr demanda qui ils étaient. L’ambassadeur répondit : Les marchands qui viennent de toutes parts comme espions, découvrent tout ce qu’ils veulent savoir et s’en vont à nouveau et vous n’en savez rien ? » Après le départ de l’ambassadeur, Manṣúr fit déplacer tous les commerçants hors de la ville à Karkh. (2) Le Calife constata que la fumée des magasins endommageait les murs des portes et, pour se débarrasser de cette nuisance, il les fit transférer à Karkh. Yaqút, i, 677. ↩︎
62:1 … un rustique : De … le district des villes ou villages et des terres cultivées d’al-'Iráq, ou le district entre Baṣra et Kúfa ainsi appelé à cause de …, qui signifie à la fois la verdure et une couleur, proche du noir, de ses arbres et de ses graines. Les Arabes appellent ce qui est … vert, … noir parce qu’il semble l’être de loin. Le sens ici est évidemment « un novice ». ↩︎
62:2 Dieu maudisse le diable et éloigne l’oubli : Une allusion au Coran, xviii. 62. ↩︎
62:3 … Le pâturage printanier : Littéralement, la source. Autre lecture, … le pâturage. ↩︎
62:5 … Il n’y a pas de force : Formule utilisée pour exprimer la consternation ou la surprise. ↩︎
62:6 … Ma main a volé : littéralement, j’ai tendu la main précipitée. ↩︎
62:7 … maillot de corps : Littéralement, un certain vêtement avec lequel la tête et la poitrine sont couvertes, porté par une femme en deuil de son mari, ou une petite chemise portée près du corps. Un proverbe dit, … Toute femme ayant un ṣidár est une tante maternelle, que l’on a l’obligation de respecter et de protéger. Proverbes arabes, ii, 310. ↩︎
63:1 … Dont les viandes rôties : pl. de … et … ce dernier formé par transposition, du persan … un plat de viande, de riz, de vesces et de noix dans lequel un condiment de vinaigre de sirop est versé sur la nourriture préparée sous la viande rôtie. On l’appelle aussi … La mère de la joie, parce qu’elle supprime l’anxiété de l’assaisonnement ou du condiment. Voir De Sacy, Ḥarírí, i, 227, et Mas‘údí, viii, 405. ↩︎
63:2 … Summak: Le rhus coriaria de Linné ou sa baie, fruit bien connu; un certain acide avec lequel on cuisine. ↩︎
63:3 … Il n’a pas désespéré, et moi non plus. Autre lecture à laquelle j’ai donné la préférence … Il n’a pas parlé, et moi non plus je n’ai pas parlé. ↩︎
63:4 … ou … Confiserie d’amandes : Lozenge et … de l’arabe … une amande. Je pense que la présomption en faveur de l’anglais lozenge étant dérivé de ce mot est forte. A l’origine …, espagnol losanja sous quelle forme il est revenu à l’est. Ceci expliquerait la terminaison … Voir Mas‘údí, viii, 240 pour un poème d’Ibn al-Rúmí (né AH 221-84) à la louange de cette friandise. Le mot lauz apparaît en espagnol comme alloza et en portugais comme arzolla. Voir Dozy, Loan words from Arabic, and Letters, p. 307. ↩︎
63:5 … Overnight : Littéralement, une nuit. ↩︎
64:1 … Nous nous sommes mis au travail : littéralement, il s’est assis et je me suis assis ; il a dénudé son bras et moi aussi. ↩︎
64:2 … Payer : littéralement, peser. ↩︎
64:3 … Singe méprisable. Diminutif de …. Une autre lecture est … diminutif de … un âne. Voir Cambridge MS. ↩︎
64:4 Pour obtenir ta subsistance : Mètre, kámil. ↩︎
64:5 L’homme est incapable, il n’y a aucun doute à ce sujet. Meidání, Proverbes arabes, ii, 221 (édition Bulak. A.H. 1287). ↩︎