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Saïd ‘Isâ Ibn Hisham : Un jour, alors que j’étais en compagnie d’un petit groupe d’amis unis par l’amitié, comme les Pléiades, je descendis dans la mosquée cathédrale de Boukhara. Or, alors que la mosquée était remplie de ses fidèles, nous vîmes apparaître un homme vêtu d’une paire de vêtements usés. Il avait mis sa besace vide sur son épaule et amenait derrière lui un garçon nu dont l’endurance était mise à rude épreuve par le malheur, tandis que le froid le saisissait aussitôt et le laissait partir. Il n’avait pour seul vêtement que sa propre peau et rien qui fût suffisant pour le protéger d’un seul frisson. L’homme se leva et dit : « Personne ne regardera cet enfant, sauf celui à qui Dieu a fait grâce, et personne ne sera touché de pitié par ce malheur, sauf celui qui n’est pas à l’abri d’un pareil malheur. Ô possesseurs de fortunes illustres, de robes brodées, de hautes maisons et de châteaux solidement construits, vous ne serez pas à l’abri du hasard, et les héritiers ne vous feront pas défaut. Hâtez-vous donc de faire le bien, tant que vous le pouvez, et soyez généreux envers le monde aussi longtemps qu’il vous sera généreux. Car, par le ciel ! nous avons mangé du « sikbáj », monté le chameau aux pieds rapides, revêtu de soie brochée [2] et dormi sur des divans rembourrés le soir.
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Alors, avant que nous nous en rendions compte, le vent perfide de la fortune se mit à souffler et le bouclier se retourna. Le chameau léger fut remplacé par le coursier lent et court, le brocart par la laine, et ainsi de suite jusqu’à ce que je sois réduit à l’état et au vêtement dans lesquels vous me voyez. Voici que nous cherchons notre nourriture dans le sein stérile de la fortune et que nous chevauchons le sombre coursier de la pauvreté. Nous ne regardons qu’avec les yeux de l’orphelin et ne tendons que les mains du débiteur. Y a-t-il maintenant quelqu’un de généreux qui puisse dissiper la noirceur [3] de ce besoin et émousser le tranchant de ce malheur ? » Puis il s’assit, s’appuyant sur ses coudes, et dit au garçon : « Occupe-toi de tes affaires. » Le garçon dit : « Que puis-je dire si tes paroles, si elles entraient en contact avec des cheveux, les couperaient ou les fendraient avec une pierre ? En vérité, un cœur qui n’est pas rendu tendre par ce que tu as dit est vraiment dur. Vous avez entendu, ô peuple, ce que vous n’avez jamais entendu avant aujourd’hui. Que chacun de vous engage sa main dans la charité. Qu’il pense à son propre avenir et protège, par moi, son propre enfant. Souvenez-vous de moi, [4] et je me souviendrai de vous, et donnez-moi et je vous remercierai. » 'Isá ibn Hishám dit : « Dans ma solitude, je n’avais rien qui me consolât, sauf une bague que j’ai placée à son petit doigt. [5] Dès qu’il l’eut reçue, il récita des louanges, la bague au doigt, en disant :
Ô l’encerclé de lui-même, [6]
Avec un collier semblable à celui des Gémeaux en beauté !
Comme un amoureux rencontrant son ami,
Et puis, amoureusement et pathétiquement, elle l’embrasse.
En choisissant quelqu’un qui n’est pas de sa propre tribu,
Comme un allié contre le destin.
Une chose précieuse dont la valeur est exaltée,
Mais, en vérité, plus élevé est celui qui l’a donné.
Je jure, si dans la gloire les hommes étaient des mots,
Tu voudrais être leur signification. » [7]
Said ‘Isá ibn Hishám : Nous lui avons donc donné tout de suite ce qui était facile à atteindre, puis il s’est détourné de nous en nous félicitant. [p. 78] Je l’ai suivi jusqu’à ce que l’intimité révèle son visage et voilà ! c’était notre Cheikh Abú’l-Fatḥ al-Iskanderí, et voici que le faon était son enfant. J’ai dit : ‘Abú’l-Fatḥ, tu es devenu vieux [8] et le garçon a grandi ; ‘Qu’en est-il du mot de salutation et de conversation ?’
Il répondit :
« Je suis un étranger [9] lorsque la route nous retient,
Un ami quand les tentes nous enferment.
Par cela, je compris qu’il était réticent à converser avec moi, alors je le quittai et m’en allai.
76:1 Boukhara : L’ancienne capitale samanide et aujourd’hui la principale ville de l’État de Boukhara. Pendant des siècles, elle a été un grand centre d’études et de vie religieuse. Pour une description de la splendeur littéraire de cette ville à l’époque de l’auteur, voir Yatima al-Bahr, iv, 33, et Browne, Histoire littéraire de la Perse, i, 365. C’est toujours le principal marché du livre d’Asie centrale. Yaqút, i, 517. ↩︎
76:7 … Soie brochée : Probablement du persan, … ou … Le changement du ﮦ final en ﺝ dans les mots arabisés du persan est courant. Un certain type de tissu ou de vêtement fait de … (c’est-à-dire de soie ou de soie grège) en particulier un nom pour ce qui est panaché ou embelli. (Lane, Lexicon, article … p. 843). ↩︎
77:1 … Noirceur : Pluriel de … ténèbres, ou nuit : cela signifie également un cheval entièrement noir. ↩︎
77:2 Souviens-toi de moi: Coran, ii, 147. ↩︎
77:3 Son petit doigt : c’est-à-dire le petit doigt du garçon. ↩︎
77:4 _O l’encerclé de lui-même : _Mètre, kámil. ↩︎
77:5 Tu voudrais être leur signification : Cf. Mutanabbí, (Dierterici), p. 460, ↩︎
78:1 Abú’l-Fatḥ tu es devenu vieux : Mètre, mutaqárib. ↩︎
78:2 Je suis un étranger : mètre, mutaqárib. Un effet agréable est produit ici par l’improvisateur répondant dans le même mètre et la même rime. ↩︎