‘ÍSÁ IBN HISHÁM nous raconta ce qui se passait : « Alors que nous revenions de Mossoul [1] avec l’intention de rentrer chez nous, la caravane fut capturée et nos bagages et notre monture nous furent volés. Le peu de vie qui me restait me conduisit dans un de ses villages [2] et avec moi se trouvait Abú’-Fatḥ al-Iskanderí. Je lui demandai : « Que devons-nous imaginer ? » Il répondit : « Dieu suffira. [3] Nous fûmes alors poussés à nous rendre dans une maison dont le maître venait de mourir et les femmes qui étaient en deuil [4] s’étaient déjà levées. Elle était remplie d’hommes dont le cœur avait cautérisé le chagrin et dont les chemises avaient déchiré la terreur, et de femmes qui avaient dénoué leurs cheveux et se frappaient la poitrine, coupaient leurs colliers et se frappaient les joues.
Al-Iskanderí dit : « Dans cette masse [5] il y a un palmier pour nous et dans ce troupeau un agneau. » Il entra donc dans la maison pour voir le mort dont le menton était bandé, prêt à être emporté. L’eau avait été chauffée pour le laver, le cercueil avait été préparé pour l’emporter, ses vêtements avaient été cousus pour qu’il soit enveloppé et sa tombe avait été creusée pour qu’il soit enterré. Or, quand al-Iskanderí l’eut observé, il saisit sa gorge, [86] palpa sa carotide et dit : « Ô gens, craignez Dieu ! Ne l’enterrez pas car il est vivant, il est inconscient et une crise l’a pris. Je le livrerai les deux yeux ouverts dans deux jours. » Ils dirent : « D’où sais-tu cela ? » Il répondit : « En vérité, quand un homme meurt, son aisselle devient froide. « Maintenant, j’ai senti cet homme et je sais qu’il est vivant. » Ils mirent alors leurs mains sous son aisselle et dirent : « En fait, ce qu’il dit, c’est ce qu’il ordonne. » Alors al-Iskanderí se leva et alla vers le mort, le dépouilla de ses vêtements, lui noua son turban, lui accrocha des amulettes, lui versa de l’huile d’olive dans la bouche, fit le ménage devant lui et dit : « Laissez-le tranquille et ne le dérangez pas. Si vous entendez une plainte de sa part, ne lui répondez pas. » Puis il sortit de la présence du mort. Entre-temps, la nouvelle s’était répandue et avait circulé que le mort était ressuscité. Des dons pieux nous parvinrent de chaque maison et des présents affluèrent de chaque voisin, si bien que notre bourse fut remplie d’argent et d’or et nos sacoches remplies de fromages et de dattes. Nous essayâmes de saisir une occasion de nous enfuir, mais nous n’en trouvâmes aucune, jusqu’à ce que le moment fixé soit arrivé et qu’ils exigent l’accomplissement de la promesse mensongère. Al-Iskanderí demanda : « Avez-vous entendu un murmure [6] du malade ou observé chez lui un signe ? » Ils répondirent : « Non. » Alors il dit : « S’il n’a émis aucun son depuis que je l’ai quitté, son heure n’est pas encore venue. Laissez-le tranquille jusqu’à demain et, en vérité, si vous entendez sa voix, vous pouvez être sûrs qu’il n’est pas mort. Alors informe-moi que je peux prescrire pour sa guérison et rectifier ce qui ne va pas dans sa constitution. » Ils dirent : « Ne remettez pas cela à plus tard que demain. » Il répondit : « Non. » Or, lorsque le matin rayonna [7] et que l’aile de lumière s’étendit sur l’horizon de l’atmosphère, les hommes arrivèrent en troupes [8] et les femmes par paires, [87] et dirent : « Nous désirons que tu guérisses le malade et que tu cesses de bavarder. » Al-Iskanderí dit : « Levons-nous et allons vers lui. » Puis il prit les amulettes de ses mains, ôta le turban de son corps et dit : « Couche-le sur son visage », et il fut couché sur son visage. Puis il dit : « Relève-le sur ses pieds. » Alors on le fit se lever. Il dit alors : « Lâche ses mains », mais il tomba comme un tas inanimé. [9] « Ouf ! » s’écria al-Iskanderí : « Il est mort, comment puis-je le ramener à la vie ? » Alors les chaussures [10] s’attachèrent à lui, et les paumes prirent possession de lui, et il en fut ainsi, quand une main se leva, l’autre s’abattit sur lui. Alors les gens s’occupèrent des obsèques du mort et nous nous échappâmes en fuyant jusqu’à ce que nous arrivions à un village situé au bord d’une vallée dont le torrent l’érodait, [11] et dont les eaux le détruisaient. Ses habitants étaient affligés et n’avaient pas dormi une seule nuit de peur du déluge. Al-Iskanderí dit : « Je vous délivrerai [12] de ce déluge et de ses méfaits, et je détournerai sa dévastation de ce village. Obéissez-moi donc et ne faites rien sans moi. » Ils dirent : « Quel est ton ordre ? » Il [88] répondit : « Sacrifiez dans le cours de ces eaux une génisse rousse, apportez-moi une jeune vierge et faites derrière moi deux génuflexions, afin que Dieu détourne la direction de ce flot vers ce désert, et, si les eaux ne sont pas détournées, mon sang vous sera licite. » Ils dirent : « Nous le ferons. » Ils immolèrent donc la génisse et lui donnèrent la jeune fille en mariage. Puis il se leva pour faire les deux génuflexions et dit : « Ô peuple, prenez garde à vous-mêmes, de ne pas trébucher en étant debout, de ne pas tomber en étant à genoux, de ne pas glisser en étant prosterné, de ne pas vous asseoir de manière irrégulière, car du moment que nous trébucherons, nos espoirs seront déçus et notre action sera vaine. Soyez patients avec ces deux génuflexions car leur chemin est long. » Puis il se leva pour la première génuflexion et il resta aussi rigide que le tronc d’un palmier jusqu’à ce qu’ils se plaignent de maux de côté. Puis il se prosterna si longtemps qu’ils pensèrent qu’il s’était endormi, mais ils n’osèrent pas lever la tête jusqu’à ce qu’il répète le takbír pour s’asseoir. Puis il revint à la deuxième génuflexion, me fit signe, et nous nous dirigâmes vers la vallée et laissâmes les gens en train d’adorer et nous ne savons pas ce que le destin leur fit. Alors Abú’l-Fatḥ dit, en disant :
«Que Dieu n’éloigne pas de Lui des gens comme moi, [13]
Mais où sont les gens comme moi, oui, où ?
Comme était merveilleuse la stupidité du peuple,
Dont j’ai profité avec facilité !
J’ai reçu d’eux la pleine mesure du bien,
Alors que je ne leur ai rien apporté d’autre que fraude et mensonge.
85:2 Mosoul : Ville de Mésopotamie sur la rive droite du Tigre. Cette ville atteignit sa plus grande prospérité vers le début du déclin du Califat lorsqu’elle fut pendant un temps une capitale indépendante. La dynastie des Hamdanides régna à Mossoul à partir de 934 ap. J.-C., mais la ville fut conquise par les Okaïlides syriens en 990. Yaqút dit que les trois grandes villes du monde sont « Nishapur, parce qu’elle est la porte de l’Est, Damas, parce qu’elle est la porte de l’Ouest, Mossoul, parce qu’elle est sur la route entre les deux. » Il semble que la ville ait eu une réputation notoire de vice sous sa forme la plus dégradée. Yaqút, iv, 682 et Encyclopaedia Britannica, xviii, 904. ↩︎
85:3 Un de ses villages : Mossoul avait un grand nombre de villages dépendants. ↩︎
85:4 Dieu suffira : Cf. anglais, The Lord will provide. ↩︎
85:5 Les femmes en deuil s’étaient déjà levées: Pour pleurer et faire l’éloge du défunt. … femme en pleurs. ↩︎
85:6 Messe : Littéralement, noirceur. ↩︎
86:3 … chuchotement: Une allusion au Coran, xix. 98. ↩︎
86:4 … Le matin rayonnait : Littéralement, le matin souriait de manière à montrer ses dents de devant. ↩︎
86:5 En troupes : Une allusion au Coran, cx. 2. ↩︎
87:1 … Un tas sans vie : littéralement, stationnaire, fixe. Une autre lecture, mais moins satisfaisante, … sur sa tête. ↩︎
87:2 … une botte, ou … un rassemblement de gens. Je préfère la première lecture. Cf. texte p. 115. … J’ai été attaqué avec des sandales. ↩︎
87:3 Le torrent l’érodait: En 376 A.H. la ville fut frappée par un tremblement de terre qui causa de grandes pertes en vies humaines et en biens. Ibn al-Athír, ix. 35. ↩︎
87:4 Je te délivrerai : Littéralement, je te suffirai. ↩︎
88:1 Que Dieu ne mette pas loin de Lui : le mètre, mujtath.
Il est intéressant de noter que l’auteur aurait été enterré dans l’état même dans lequel il prétendait faussement que le mort se trouvait, afin de tromper les habitants trop crédules de Mossoul. Voir Ibn Khallikan, i. 114.
Ce maqáma a été traduit par De Sacy. Chrestomathie Arabe, iii. 247. ↩︎