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‘ÍSÁ IBN HISHÁM nous raconta et dit : Je suis entré dans l’asile [1] de Baṣra et il y avait avec moi Abú Dá’úd le théologien scolastique. [2] Et j’ai vu un fou [3] qui me regardait. Il dit : « Si l’oiseau augure a raison, vous êtes des étrangers. » Et nous avons répondu : « C’est vrai. » Il dit : « Qui sont ces gens ? Comme leurs pères sont excellents ! » Je répondis : « Je suis ‘Ibn Hishám et voici Abú Dá’úd le théologien. » Il demanda : « Al-’Askarí ? » Je dis : « Oui. » Alors il s’exclama : « Que les visages soient défigurés et ceux qui les possèdent ! En vérité, le libre arbitre [4] appartient à Dieu et non à son esclave, et les affaires sont entre les mains de Dieu et non entre les siennes. Vous, les mages de cette communauté, vous vivez une vie prédestinée et vous mourrez victimes d’un destin impitoyable. Vous êtes poussés de force vers la perdition. « Et si vous aviez été [101] dans vos maisons, [599] en vérité, ceux dont le massacre a été décrété, seraient allés combattre dans les lieux où ils sont morts. » [600] Si le fait est tel que vous le décrivez, pourquoi n’êtes-vous pas justes ? Vous affirmez que le créateur de l’oppression est un oppresseur, alors pourquoi ne dites-vous pas que le créateur de la mort est mortel ? Ne savez-vous pas certainement que, en ce qui concerne la religion, vous êtes plus vils que le diable, qui a dit : « Seigneur, parce que tu m’as séduit », [601] car il a confessé, mais vous avez nié ; il a cru, mais vous n’avez pas cru. Vous dites que l’homme a été donné libre de choisir et qu’il choisit donc. Jamais ! Car l’homme libre ne lui ouvrirait pas le ventre, ne lui arracherait pas l’œil, ne précipiterait pas son fils du haut d’un rocher. La contrainte est-elle donc autre chose que ce que vous percevez ? Or, la contrainte est parfois imposée par la raison, parfois par le fouet. Que le Coran vous haïsse et que la Tradition vous irrite. Quand vous entendez : « Celui que Dieu égare [5] n’aura pas de guide, vous la pervertissez. » [6] Et quand vous entendez : « La terre s’est rétrécie pour moi [7] et on m’a montré son est et son ouest », vous n’y croyez pas. Quand vous entendez : « Le Paradis m’a été tellement manifesté [8] que j’ai tenté d’en cueillir les fruits, et le feu de l’Enfer m’a été tellement exposé que je me suis protégé [102] de sa chaleur avec ma main », vous secouez la tête et tournez le cou de travers. Si l’on parle du supplice du tombeau, vous présagez le mal, ou si l’on parle du pont, vous vous faites des clins d’œil. Si l’on parle de la balance, vous dites : « Ses deux plateaux sont faits de vide. » Si l’on parle du Livre, vous dites : « Ses deux plateaux sont en cuir. » [607] Ennemis du Livre et de la Tradition ! De quoi présagez-vous le mal ? Vous moquez-vous de Dieu, de ses signes et de son Messager ? [608] Une faction s’est séparée [609] et ils étaient la crasse de la Tradition. Puis vous vous en êtes séparés, vous êtes donc la crasse des corrompus. Hermaphrodites des Kharijites ! [610] Vous êtes de leur avis, sauf en ce qui concerne le combat, et toi, Ibn Hishám, tu crois en partie [611] et tu rejettes en partie. J’ai entendu dire que tu as choisi pour lit une de ces créatures. Dieu ne t’a-t-il pas interdit de prendre une de ces créatures pour compagne intime ? Malheur à toi ! Ne fais-tu pas un bon choix pour ta descendance ? Et ne tiens-tu pas compte de ta postérité ? » Il pria alors : « Ô Dieu ! Donne-moi en échange d’elles des créatures meilleures qu’elles et place-moi avec tes messagers célestes. » Isa ibn Hisham dit : « Je n’ai pas pu, ni Abû Da’ûd, répondre, et nous nous sommes éloignés de lui en disgrâce. En vérité, j’étais conscient de l’humiliation que représentait Abû Da’ûd jusqu’à ce que nous ayons voulu nous séparer. Il dit : « Isa, par ton père ! C’est le fait, mais que voulait-il dire par une créature femelle ? » Je répondis : « Par le ciel ! Je ne sais pas, sauf que j’avais décidé de demander l’une d’elles en mariage, mais je n’avais dit à personne ce que j’avais l’intention de faire. Par Dieu ! Je ne le ferai jamais. » Il dit alors : « Par le ciel ! Ce n’est rien d’autre qu’un diable enchaîné. » Nous revînmes donc et nous nous prîmes devant lui. Nous nous hâtâmes de parler et nous commençâmes à l’interroger. Il dit : « Peut-être que vous désirez tous deux savoir de mon affaire ce que vous avez nié. » Nous répondîmes : « Tu étais auparavant au courant de nos affaires et maintenant tu ne te trompes pas sur ce que nous avons en tête. [9] Explique-nous donc ton affaire et révèle-nous ton secret. Il récita :
« Je suis la fontaine des merveilles. [10]
Dans ma conception, je suis le possesseur de diplômes élevés.
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En vérité, je suis la bosse du chameau. [11]
Dans la vanité, j’en suis le fanage. [12]
Alexandrie est ma maison, une ville sans but
Je suis un vagabond sur la terre de Dieu.
Au monastère je suis abbé,
Dans la mosquée, un ascète. » [13]
100:1 … L’asile : arabisé du persan … un hôpital. ↩︎
100:2 Abú Dá’úd le théologien scolastique: La personne à laquelle il est fait référence est évidemment Abú Bakr Muḥammad ibn Abdullah al-’Askarí le chef Qáḍí du calife Al-Mahdí (775-84 après J.C.) à Ruṣáfa. Il était l’un des plus célèbres des Mu’tazilás (al-Ansáb d’al-Sam’aní, p. 392). ↩︎
100:3 … un fou : Littéralement, possédé par un djinn, un démon ou un démoniaque. ↩︎
100:4 … Libre arbitre : La doctrine du libre arbitre n’était pas une idée nouvelle, car on nous dit qu’al-’Aasha, un contemporain du Prophète, y croyait et qu’il en avait été instruit par les ‘Ibádites, ou chrétiens, d’al-Híra chez qui il avait l’habitude d’acheter du vin. Aghání, viii, 76. La croyance orthodoxe est exprimée dans Proverbes arabes, ii, 405. « Si j’avais eu le libre choix, j’aurais choisi ». … [Cf. Vie de Muḥammad (Wüstenfeld) Band, iv, 1011]. Les Mu‘tazilís étaient les partisans du libre arbitre (…) par opposition au fatalisme orthodoxe ou à la prédestination (…). Pour un excellent compte rendu de l’origine et du développement de cette secte, voir le professeur Browne, Literary History of Persia, i, 281-92, Hibbert Lectures, v, 214, Shahrastání, al-Milal wa’l-Nihal (éd. Cunton), pp. 29-30 et Sell, The Faith of Islám (3e éd.), pp. 194-206. ↩︎
101:2 Celui que Dieu égare: Coran, vii, 185. ↩︎
101:3 … Vous le pervertissez : Littéralement vous vous détournez du sens apparent et le déformez. Ceci est une allusion aux Báṭinites qui affirment que le Coran a un sens extérieur et un sens intérieur différent du premier et qu’ils connaissent, c’est-à-dire le sens littéral et l’allégorique. ↩︎
101:4 … La terre s’est contractée pour moi: Íbn al-Athír, Niháyah, ii, 82. ↩︎
101:5 … Le paradis m’a été manifesté: ibid. ↩︎
102:4 Minds: Littéralement, les seins. ↩︎
102:5 Je suis la fontaine des merveilles : Mètre, ramal. ↩︎
103:1 … La bosse du chameau : Figure représentant la hauteur ou la proéminence. ↩︎
103:2 Garrot : Figure moins haute, ou moins proéminente. ↩︎
103:3 Dans cette maqáma, l’auteur introduit un sujet extrêmement polémique, les doctrines du libre arbitre et de la prédestination. Abú’l-Fatḥ, sous la forme d’un fou enchaîné, défend l’opinion orthodoxe, et Abú Dá’úd et ‘Ísá ibn Hishám, les partisans du libre arbitre, sont réduits au silence et déconcertés. L’opinion personnelle d’Hamadhání était clairement opposée à la doctrine du libre arbitre. Voir ses Lettres, pp. 27-8. ↩︎