'Isâ Ibn Hisham nous raconta ce qui s’était passé et dit : J’ai perdu des chameaux et je suis parti à leur recherche. Je suis descendu dans une vallée verdoyante et voici qu’il y avait des ruisseaux, [1] de grands arbres, des fruits mûrs, des fleurs en fleurs et de vastes plaines, et voici qu’un vieil homme était assis là. Or, ce qui effraie un homme solitaire chez son semblable m’a fait peur de lui, mais il a dit : « N’aie pas peur. » Alors je l’ai salué et il m’a ordonné de m’asseoir, et j’ai obéi. Puis il m’a demandé comment j’étais et je l’ai informé. Alors il m’a dit : « Tu as trouvé ton guide et tu as retrouvé ton égaré. Récites-tu quelque chose des poèmes des Arabes ? » Je répondis : « Oui », et je récitai d’Imr-al-Qais, « Obeid, Labíd et Ṭarafa. Mais rien de tout cela ne lui plaisait et il demanda : « Dois-je répéter un peu de ma poésie ? » Je lui dis : « Produis-la. » Puis il récita :
« Les co-associés se sont séparés, [2] mais si j’avais obéi, ils ne se seraient pas séparés.
Et ils ont coupé nos liens d’union,
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jusqu’à ce qu’il ait parcouru toute la qaṣída. Je dis : « Ô Cheikh ! C’est le poème de Jarír, les garçons l’ont compris, les femmes le connaissent, il est entré dans les tentes et a atteint les assemblées. » Il dit : « Arrête ça, mais si tu connais un poème d’Abú Núwás, répète-le-moi. » Alors je lui ai récité
« Je ne pleurerai pas sur la demeure abandonnée, [3]
Je ne désirerai pas non plus les conducteurs de chameaux blancs.
La demeure la plus digne d’être abandonnée est celle-là ;
Dans laquelle l’union avec l’être aimé n’est pas appréciée longtemps. [4]
Quelle nuit splendide que celle qui vient de s’écouler ! Comme elle était délicieuse !
Lorsque les coupes firent effet sur nos frères hautains ;
Et une jeune gazelle [5] dont l’œil parlait d’enchantement,
Ceint d’une ceinture, [6] alliée du rosaire et de la sanctification.
Je me suis battu avec lui pour un baiser, et le vin était pur et rouge,
Dans l’habit d’un Qadi et avec la piété de Cheikh Iblís. [7]
Quand nous étions ivres et que tous les gens étaient ivres,
Et je craignais qu’il ne me renverse avec les coupes,
Je ronflais, feignant de dormir, pour pouvoir l’endormir,
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Et ses deux globes oculaires se sont enveloppés du sommeil de mon sac.
Puis il s’étendit sur un canapé qui me convenait mieux,
Malgré son état désordonné, le trône de Balqís [8],
Et j’ai visité son lieu de sommeil avant l’aube,
Et quand le son des cloches de l’église [9] indiquait le matin.
Il a alors demandé : « Qui est-ce ? » J’ai répondu :
« Le prêtre est arrivé. [10]
Et ton couvent [11] doit être desservi [12] par le prêtre. » [13]
Il dit : « Par ma vie, tu es un homme vil. »
Mais j’ai dit : « Jamais ! Je ne suis pas à blâmer. »
Il raconta : « Alors il se réjouit, poussa des cris et des acclamations. » Alors je dis : « Dieu te défigure pour un vieil homme ! Je ne sais pas si tu es plus stupide en t’arrogeant la poésie de Jarir, ou en te réjouissant du poème d’Abú Núwás qui est un libertin [14] et un vagabond. » Il dit : « Arrête ça ! Va ton chemin [141] et lorsque tu rencontreras sur la route un homme avec une bouteille de cuir, qui se promène dans les maisons, autour des marmites, se vante de sa forme et se glorifie dans sa barbe, dis-lui : « Conduis-moi vers un poisson enchaîné dans une mer, mince de taille, qui pique comme une guêpe, et des turbans avec de la lumière. » Son père est une pierre, sa mère un mâle. L’or est sa tête et la flamme est son nom, et le reste de lui est sa queue. Il agit sur les vêtements avec l’action de la teigne. Dans la maison, il est le fléau de l’huile, un buveur avide jamais satisfait, et un glouton jamais rassasié. Un donateur généreux que personne ne lui interdit ; il gravit la pente, et ses biens ne diminuent pas par générosité. Ce qui lui plaît te chagrine, et ce qui te profite lui nuit. J’allais te cacher mon histoire et vivre avec toi dans le confort, mais tu as refusé, écoute maintenant la vérité. [15] Il n’y a pas de poète [16] qui n’ait un assistant parmi nous. Et j’ai dicté cette qaṣída à Jarír. Je suis le Cheikh Abd Múrrah. » [17] 'Ísá ibn Hishám a dit : « Puis il a disparu et je ne l’ai pas vu. Et je me suis lancé à corps perdu et j’ai rencontré un homme avec un chasse-mouches à la main. Je me suis dit : « Par le ciel ! c’est mon homme. » Je lui ai donc raconté ce que j’avais entendu dire de lui. Il m’a alors tendu une lampe, m’a montré une caverne obscure dans la montagne et m’a dit : « Voilà la caverne et tu as avec toi la lampe. » Il a raconté : « J’y suis entré et voici que j’ai trouvé mes chameaux qui avaient pris l’autre direction, mais je leur ai tourné la tête et je les ai repoussés. Or, alors que j’étais dans cette situation dans la forêt, rampant furtivement à travers le fourré, voici qu’Abú’l-Fatḥ al-Iskanderí m’a accueilli et m’a salué. » Je lui ai dit : « Sirrah ! Qu’est-ce qui t’a poussé à cet endroit ? » Il a répondu : « L’injustice des décisions des jours et l’absence d’hommes généreux. » Je dis : « Ô Abú’l-Fatḥ, donne donc ton ordre. » Il dit : « Porte-moi sur une chamelle et donne-moi quelques provisions. » [18] Je dis : « C’est à toi. » Puis il récita et dit :
« Mon âme est une rançon [19] pour l’homme qui m’a donné le choix.
Je lui ai donné beaucoup de travail, mais il a été généreux.
Il ne se gratta pas la barbe, ne s’essuya pas le nez et ne toussa pas.
Je lui racontai alors l’histoire du vieil homme. Il me montra alors son turban et dit : « C’est le fruit de sa bienveillance. » Je m’écriai : « Ô Abú’l-Fatḥ, as-tu demandé l’aumône au diable ? Tu es vraiment un grand mendiant. »
Ces vers sont un échantillon des allusions obscènes à peine voilées dont se délectait Abú Nuwás. On ne les trouve pas dans le Diwán publié de ce poète.
138:3 … Ruisseaux : Littéralement, petits ruisseaux, de … il l’a rendu petit. ↩︎
138:4 Les co-partenaires se sont séparés : Meter, basít. Voir Sh’ir ou Shu’ará d’Ibn Qutaiba, p. 9.
… Co-partenaires : pluriel de … et … littéralement, une corde d’écorce torsadée avec laquelle les chameaux sont attachés. ↩︎
139:1 Je ne pleurerai pas sur la demeure abandonnée : _Mètre, basit. Abú Nuwás fut l’un des premiers à condamner le prélude séculaire sous la forme du prologue érotique de la qasída. Il a déjà été fait allusion dans la note sur Dhú al-Rumma, p. 49, à la condamnation de ce prélude par al-Farazdaq. ↩︎
139:2 … N’est pas apprécié longtemps : Littéralement, ne dure pas, depuis qu’il a vécu avec. ↩︎
139:3 … Une jeune gazelle : Qui est devenue forte et n’a plus besoin de sa mère depuis … il est devenu fort, ↩︎
139:4 … Ceint d’une ceinture, allié du rosaire et de la sanctification. Dans ce vers, le poète semble faire référence au christianisme (la ceinture), à l’islam (le rosaire), au judaïsme (…) qui se réfère à cette partie de la liturgie juive où le nom de Dieu est sanctifié. Cf. l’exclamation de Waráqah à Khadíja … ‘Saint ! Saint !’ Vie de Muḥammad (Wüstenfeld), p. 153. ↩︎
139:5 La piété de Cheikh Iblís: Une allusion à la piété d’Iblís per contrarium. Pour l’utilisation de ‘Cheikh’ comme titre pour Iblís, voir Ḥarírí, p. 144. ↩︎
140:1 … Le trône de Balqís :_ (Reine de Saba) Voir Coran, xxvii, 23. Baiḍáwí dit que ce trône était fait d’or et d’argent et couronné de pierres précieuses. Sa surface était de quatre-vingts coudées carrées et sa hauteur de quatre-vingts coudées. Baiḍáwí’, Commentaire (édité par Fleischer), ii, 66. ↩︎
140:2 … Les cloches : Pluriel de … arabisé à partir du syriaque naqusha, pièce de bois oblongue et épaisse percée de plusieurs trous, frappée avec un maillet appelé … rabil, utilisé par les chrétiens des pays musulmans à la place des cloches d’église pour appeler les fidèles à la prière. De ce fait, appliqué de nos jours à une cloche, et particulièrement à la cloche d’une église ou d’un couvent. ↩︎
140:3 … Le prêtre : arabisé du syriaque qashá, un presbytre. ↩︎
140:4 … Probablement … pluriel … un couvent, un monastère ou un cloître. Du syriaque dairá, chaldéen. דיר ↩︎
140:5 … Ministré : Le contexte montre que le poète a manifestement utilisé l’hébreu תַשׁמִישׁ de שָׁמַשׁ pour signifier ministère, dont le double sens convient à la ligne. ↩︎
140:6 … Un prêtre : du syriaque qashíshá, de gash, être vieux. ↩︎
140:7 … Un libertin : Le diminutif est utilisé pour l’agrandissement. ↩︎
141:1 Maintenant, écoutez la vérité : littéralement, maintenant, prenez-la. ↩︎
141:2 Il n’y a pas de poète : allusion à la croyance populaire selon laquelle tout poète a été inspiré par un djinn ou Satan. Cf. la vingt-septième Maqáma, p. 137, ligne 5. Pour une histoire similaire, voir Lettres d’Abú 'Alá al-Mu’arrí, traduites par le professeur Margoliouth, p. 74 et Yaqút, vi, 122. ↩︎
141:3 Abú Múrrah: Littéralement, le père de la calamité. Le plus célèbre des surnoms d’Iblís. On dit aussi qu’il s’agissait du surnom de Pharaon. Ibn al-Athír, Kunya Lexicon, édité par Seybold, p. 197. ↩︎
142:1 Fournis-moi quelques provisions : littéralement, verse de l’eau dans le bois. ↩︎
142:2 Mon âme et ma rançon : Mètre, kamil. ↩︎