'Isâ Ibn Hisham nous a raconté : « Quand je revenais de mon commerce avec l’Arménie, [1] le désert nous guida vers ses enfants et nous les rencontrâmes à ses abords. Ils firent s’agenouiller nos chameaux dans ce pays d’autruches, pendant qu’ils déchargeaient nos sacs de provisions et soulageaient nos chameaux de leur fardeau, et nous restâmes toute la journée [2] entre les mains de la bande. La courroie nous tenait attachés par groupes et nos chevaux étaient attachés de force, jusqu’à ce que la nuit suive avec son obscurité [3] et que les Pléiades étendent leurs rayons [4]. »
Ils se dirigèrent ensuite vers l’arrière du désert et nous nous dirigâmes vers l’avant, et nous continuâmes ainsi jusqu’à ce que la beauté de l’aube se lève de derrière le voile de la pudeur, et que l’épée du matin soit tirée du fourreau de l’obscurité. Mais le soleil ne se leva sur rien, sauf sur les cheveux et la peau. Nous ne cessâmes de courir des dangers, évitant leurs [143] obstacles, et traversant les déserts qui les entouraient, [5] jusqu’à notre arrivée à Merágha. [6] Chacun de nous s’attacha à un compagnon et prit un chemin. [7] Il y avait là un jeune homme qui portait sur lui une misère apparente et un vieux vêtement usé, surnommé Abú’l-Fatḥ al-Iskanderí. Nous partîmes à la recherche du Père de la Fortification, et nous le trouvâmes surgissant d’une flamme alimentée par du bois de ghada. Alors al-Iskanderi alla trouver un homme, lui demanda une poignée de sel et dit au boulanger : « Permettez-moi d’utiliser le haut du four, car je suis frappé par le froid. » Lorsqu’il eut gravi la bosse, il commença à raconter aux gens son état, à les informer de sa perte et à répandre du sel de dessous ses jupes dans le four, faisant croire aux gens qu’il avait de la vermine dans ses vêtements. Alors le boulanger dit : « Qu’as-tu ? Que périsse ton père ! Ramasse tes jupes, car tu as gâté notre pain. » Et il se mit à prendre les pains et à les jeter. Et al-Iskanderi commença à les ramasser et à les mettre sous son bras. Alors sa ruse dans ce qu’il faisait m’amusait. Il dit ensuite : « Attends-moi que je me procure de quoi manger avec, car il n’y a pas de stratagème avec la pauvreté. » Il alla trouver un homme qui avait disposé en rangées des récipients propres dans lesquels se trouvaient différentes sortes de lait. Il s’enquit du prix et demanda la permission d’y goûter. L’homme dit : « Fais-le. » Puis il agita ses doigts dans le récipient comme s’il cherchait quelque chose qu’il avait perdu, et dit : « Je n’ai pas le prix sur moi, mais as-tu envie de te raser ? » L’homme s’écria : « Que Dieu te défigure ! Es-tu un barbier ? » Il répondit : « Oui. » Il se dirigea alors vers son ancêtre pour l’injurier, et le récipient pour le vider. Alors al-Iskanderí dit : « Préfère-moi à Satan. » Il dit : « Prends-le, et que cela ne te bénisse pas. » Il le prit et nous nous rendîmes dans un endroit retiré et le mangâmes d’un coup. Puis nous continuâmes notre route jusqu’à ce que nous arrivions à un village et nous demandâmes de la nourriture à ses habitants. Alors un jeune homme du peuple se hâta de rentrer chez lui et nous apporta un grand bol dont le lait avait rempli toute sa capacité. [8] Nous le bûmes jusqu’à l’épuiser. Puis nous leur demandâmes du pain, mais ils le refusèrent sauf contre paiement. Al-Iskanderí demanda : « Qu’est-ce qui vous arrive à être généreux avec le lait et à refuser le pain sauf contre paiement ? » Le garçon répondit :« Ce lait était dans un grand récipient et une souris est tombée dedans. C’est pourquoi nous le donnons en aumône aux voyageurs. » Al-Iskanderí s’exclama : « Bon Dieu ! » [9] et il saisit le bol et le brisa. Alors le garçon s’écria : « Hélas quelle perte ! Hélas ma gâterie ! » Alors notre chair se mit à trembler, nos estomacs se retournèrent et nous nous débarrassâmes de ce que nous avions mangé. Et je dis : « C’est la récompense pour ce que nous avons fait hier. » Et Abú’l-Fatḥ al-Iskanderí écrivit :
« Ô âme, ne sois pas dégoûtée, [10] car le hardi n’a aucun scrupule,
Celui qui s’associe au Temps mange, en même temps, gras et maigre.
« Portez donc pendant une saison le nouveau, et revêtez pendant une autre l’ancien. »
142:3 Arménie : Le nom moderne d’un district au sud du Caucase et de la mer Noire qui faisait partie de l’ancien royaume d’Arménie qui, selon Yaqút, comprenait 118 provinces. ↩︎
142:4 … Toute la journée : Littéralement, la blancheur du jour, c’est-à-dire la lumière du jour, et donc toute la journée tant qu’il fait clair. ↩︎
142:5 Ses ténèbres : Littéralement, ses queues ; l’obscurité dense est comparée à l’épaisseur de la queue d’un cheval. ↩︎
142:6 … Ses rayons : Littéralement, ses cordes ; la similitude est évidente. ↩︎
143:1 … Traverser leur surface : Littéralement, dépouiller leur écorce, au figuré pour traverser la surface. ↩︎
143:2 Merágha : Une ville d’Azerbaïdjan, la province du nord-ouest de la Perse. ↩︎
143:3 Ils ont pris une route : C’est-à-dire que chacun a pris un chemin différent. ↩︎
144:1 … Dont le lait avait rempli la capacité : Littéralement, le lait avait arrêté son souffle. ↩︎
144:2 … Bon Dieu ! La formule complète est : « en vérité nous appartenons à Dieu », afin qu’Il puisse faire de nous ce qu’Il veut « et en vérité nous retournons à Lui », dans l’état ultime de l’existence. Dit à l’occasion d’une affliction ou d’une calamité. ↩︎
144:3 _Ô âme, ne sois pas dégoûtée : _Mètre, mujtath. ↩︎