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'Isâ Ibn Hisham nous raconta : « Dans ma jeunesse, j’avais un tempérament équilibré et un jugement précis, et je maintenais donc la balance de ma raison égale et je contrebalançais mon sérieux par mes plaisanteries. Et j’adoptais des amis pour l’amour et d’autres pour le plaisir. Je réservais le jour aux gens et la nuit à la coupe de vin. Il dit : « Or, une nuit, des amis familiers, maîtres d’idées agréables, se réunirent avec moi, et nous ne cessâmes de nous passer les uns aux autres les étoiles des coupes à boire [1] jusqu’à ce que le vin que nous avions soit épuisé. »
Il dit : « Les compagnons de bienfaisance furent unanimes dans leur décision d’ouvrir les cuves de vin, et nous en tirâmes le contenu [2] et elles restèrent comme la coquille sans la perle, ou un pays sans homme libre. » Il dit : « Lorsque nous avons ressenti l’effet de notre situation fâcheuse, des inclinations malveillantes nous ont conduits à l’auberge de la vigneronne. Le brocart de la nuit était vert et ses vagues étaient tumultueuses. Maintenant, lorsque nous avons commencé à patauger, le crieur [179] du matin [3] a chanté l’appel à la prière et ainsi le démon de la luxure juvénile s’est rétracté, [4] et nous nous sommes dépêchés d’aller en avant pour obéir à l’appel, et nous nous sommes tenus derrière l’Imam avec la position du noble pieux, avec dignité, calme et mouvements mesurés. Car chaque marchandise a son temps et chaque métier sa place.
Notre Imam se courbait et se levait avec énergie, et par son retard il nous invitait à le gifler, jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits et élève la voix pour prononcer la salutation finale. Puis il s’assit les jambes croisées sur un côté de la niche, tourna son visage vers son auditoire, [5] regarda vers le bas pendant un long moment et renifla continuellement l’air. Puis il dit : « Ô gens, celui qui a rendu sa conduite inconvenante et qui est affligé par son comportement immonde devrait rester chez lui, [6] au lieu de nous polluer de son haleine, car en vérité tout ce jour j’ai perçu les fumées [7] de la mère des énormités [8] émanant de certaines personnes. « Or, quel mérite a celui qui a passé la nuit prosterné par l’influence de Ṭaghút [180] [9] a et qui se rend ensuite de bonne heure dans ces maisons [10] que Dieu a ordonné de relever, et a résolu que les dernières d’entre elles soient détruites ? » [11] — et il nous désigna du doigt. Alors la congrégation fut excitée contre nous, et ils se sont jetés sur nous au point que nos vêtements extérieurs furent déchirés en lambeaux, que nos nuques furent couvertes de sang, et nous leur avons juré que nous ne reviendrions pas à cela. Alors nous nous sommes échappés d’entre eux avec difficulté, mais, grâce à notre évasion saine et sauve, [12] nous avons tous pardonné une telle calamité. [13] Nous avons demandé aux enfants qui passaient près de nous quel était l’Imam de ce village et ils nous ont dit : « C’est l’homme pieux Abú’l Fath, al-Iskanderí. » Nous nous sommes alors écriés : « Mon Dieu, il arrive qu’un aveugle retrouve la vue et qu’un démon croie ! Et Dieu soit loué ! Il s’est hâté de se tourner vers Lui et puisse Dieu ne pas nous priver d’un repentir comme le sien. » Et nous avons passé le reste de notre journée à nous émerveiller de sa dévotion malgré ce que nous savions de son immoralité. Il a dit : « Alors que le jour était, ou presque, à l’agonie, nous avons regardé et voici que les bannières des boutiques de vin [14] étaient comme des étoiles dans une nuit noire. À leur vue, nous avons échangé des cadeaux de joie, nous nous sommes annoncés les uns aux autres la bonne nouvelle d’une nuit brillante et sommes arrivés chez celui qui avait la plus grande porte et les chiens les plus robustes. Et nous fîmes du dinar notre guide et de l’insouciance une chose inséparable de nous. Nous fûmes conduits chez celle qui possédait une belle forme, de l’insouciance et une taille fine, – quand ses regards tuèrent, ses paroles reprirent vie. Elle nous reçut bien et s’empressa de nous baiser la tête et les mains tandis que ses étrangers [15] se dépêchaient de desseller les chameaux et les chevaux. » Alors nous lui demandâmes ce qu’elle avait à boire et elle dit :
« Le vin, en douceur, [16] délice et plaisir, comme la rosée de ma bouche,
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Il laisse le clément sans la moindre quantité de la grâce de sa clémence.
C’est comme si les ancêtres de mon grand-père l’avaient pressée de ma joue et l’avaient enduite de poix, comme mon éloignement et mon aversion ; la confiance des siècles, la chose cachée au sein du bonheur. Les justes n’ont cessé de l’hériter et les nuits et les jours de la lui enlever, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un arôme, des rayons et une saveur piquante. C’est le parfum de l’âme, la compagne du soleil, la demoiselle de l’éclair, une vieille dame câline. C’est comme la chaleur dans les veines et la fraîcheur d’une brise douce dans les gorges, l’illumination de la pensée et l’antidote au poison du siècle. Avec cela, le mort est fortifié et ressuscité, et l’aveugle-né est traité de manière à ce qu’il voie. C’est pourquoi nous avons dit : « Par ton père, c’est l’égaré ! Et qui est le ménestrel à ta cour ? Peut-être est-ce dilué pour les buveurs avec la douce rosée de ta bouche ? » Elle dit : « En vérité, j’ai un vieil homme d’un caractère agréable et d’un humour rare. Il m’a rencontré dimanche au couvent de Mirbad. Il m’a parlé en toute confidentialité jusqu’à ce qu’il me plaise, et ainsi une amitié est née et la joie est revenue. Il m’a parlé de son grand honneur et de la noblesse de son peuple dans son propre pays, ce qui a dirigé mon amour vers lui et fait de lui un favori, et tu te lieras bientôt d’amitié avec lui et auras du désir pour lui. » Il dit : « Alors elle a appelé son vieil homme, et voilà ! C’était notre Iskanderí, Abú’l-Fatḥ ! » Alors je dis : « Ô Abú’l-Fatḥ ! Par le ciel, c’est comme si celui qui récitait ces lignes t’avait regardé et avait parlé avec ta langue :
« Autrefois, [17] j’avais la sagesse, la religion et la droiture,
Alors, grâce à Dieu, nous avons vendu la jurisprudence pour le métier de cupronickel.
Et si nous vivons encore un peu, que Dieu nous sauve.
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Il dit : « Alors il renifla comme renifle le vaniteux, il cria, il sourit et rit immodérément et puis il dit : « Est-ce qu’on dit de ceux comme moi, est-ce qu’on parle proverbialement de quelqu’un comme moi ? »
« Cesse de me blâmer, [18] mais quel trompeur [19] tu me perçois !
Je suis celui que tout Tahamite et tout Yéménite connaît,
Je suis de toute sorte de poussière, je suis de tout lieu.
Tantôt je m’attache à la niche, tantôt à l’emplacement du magasin de vin.
Et ainsi agit celui qui est sage en ce temps-ci.
Said ‘Isá ibn Hishám : « J’ai cherché refuge auprès d’Allah contre une situation pareille à la sienne, et je me suis étonné de voir qu’il refusait [20] de nous fournir des moyens de subsistance. Nous avons passé une semaine agréable avec lui, puis nous l’avons quitté. »
178:1 Les étoiles des coupes à boire : Ce sont les coupes de vin mousseux. ↩︎
178:2 … Leur contenu : Littéralement, leur âme. ↩︎
178:3 … Le crieur du matin: C’est-à-dire, le Mu’adhin (muezzin). ↩︎
178:4 … Reculer : Cf. … épithète appliquée au diable parce qu’il recule à la mention de Dieu. Voir Coran, cxiv, 4 et Baiḍáwí, Commentaire p. 179 (éd. Fleischer) ii, 424. Une idée similaire est suggérée dans Faust par Méphistophélès reculant à la vue de la croix ou au son de la musique sacrée. ↩︎
179:1 … Son public : littéralement, ses compagnons. ↩︎
179:2 … Chez lui : Littéralement, dans sa maison ; l’opinion de Dozy est que le mot … est arabisé à partir du grec. Cf. δομος une maison. δημος, les gens, δεμοσοις un lieu public appartenant au public, une prison d’État. Le nom du cachot de Hajjáj à Wasiṭ, à mi-chemin entre Baṣra et Kufa (Yaqut, ii, 712). Le mot se trouve dans l’hébreu rabbinique דימוס ↩︎
179:3 Les fumées : Selon la loi d’Abú Ḥanífa un homme ne se rend pas passible de flagellation (…) parce qu’il sent le vin, à moins que des témoins ne témoignent, ou qu’il admette lui-même, qu’il a effectivement bu du vin. La simple odeur, ajoute la même autorité, n’est pas suffisante, car l’odeur résultant de la consommation d’un coing serait exactement la même. Mabsút, xxiv, 31. ↩︎
179:4 … La mère des énormités : Cf. le terme plus populaire … mère des vices, le vin. ↩︎
179:5 … Ṭaghút: Selon Baiḍáwí, Commentaire, i, 213, cela signifie toute chose vaine qui est adorée. Cela signifie une idole ou tout ce qui est adoré en dehors de Dieu, et en particulier les deux déesses des Mecquois, al-Lát et al-‘Uzzá, ainsi que le diable et tout séducteur (traduction de Sale du Coran, p. 28 note). Voir Coran, iv, 54, et liii, 19. ↩︎
179:6 A ces maisons : allusion au Coran, xxiv, 36. Le terme maisons cité dans le Coran s’applique aux édifices destinés au culte divin, en particulier les principaux temples de la Mecque, de Médine et de Jérusalem. Baiḍáwí, Commentaire, ii, 25. ↩︎
180:1 Doit être coupé : Une allusion au Coran, viii, 7. ↩︎
180:2 … S’échapper sain et sauf : Autre lecture … À cause du vieux vin. ↩︎
180:3 Nous avons pardonné une telle calamité : c’est-à-dire que nous étions heureux de nous en sortir. ↩︎
180:4 … Les bannières des coups de vin: Évidemment à l’époque de l’auteur la vente de boissons alcoolisées dans les pays musulmans n’était pas interdite et il était permis d’afficher des drapeaux pour distinguer ces institutions. ↩︎
180:5 … Aliens: Pluriel de … le terme s’appliquait d’abord aux étrangers, en particulier aux Perses, puis aux chrétiens devenus musulmans et aux musulmans devenus chrétiens et, enfin, aux étrangers renégats au service des princes musulmans. ↩︎
180:6 Vin en douceur, comme la rosée de ma bouche : Mètre, kámil. ↩︎
181:4 Autrefois : Mètre, ramal. ↩︎
182:1 Cessez de blâmer : Mètre, ramal. ↩︎
182:2 … Un trompeur : Littéralement, un démolisseur, de … il a écrasé ou démoli, également celui qui mélange une substance avec une autre, un tricheur. ↩︎
182:3 … Retenir : littéralement, s’asseoir. Cf. Ḥarírí, p. 140. ↩︎