SIXIÈME CONFÉRENCE, INTIMÉ [^1193].
Gôsâla.
Écoute, Ârdraka [^1194], ce qu’a fait (Mahâvîra). Au début, il errait seul ; mais maintenant, il s’est entouré de nombreux moines et enseigne à chacun d’eux la Loi en détail. (1)
[ p. 410 ]
L’homme inconstant a choisi ce mode de vie [^1195] : se tenir debout au milieu d’une foule, entouré de moines, et enseigner ses doctrines au profit du plus grand nombre. Par conséquent, sa vie passée et sa vie présente ne sont pas identiques. (2)
« Soit vivre comme un mendiant solitaire (était une bonne conduite), soit sa vie présente ; par conséquent, les deux ne s’accordent pas. »
Ardraka.
« Ses vies passées, présentes et futures concordent ; car il est vraiment toujours célibataire et seul (bien qu’il soit maintenant entouré de nombreux disciples). (3)
« Car si un Sramana ou un Brâhma qui apporte la paix et la sécurité, comprend la nature des êtres vivants mobiles et immobiles et l’explique à une foule de milliers de personnes, il réalise l’unicité, demeurant dans le même état mental qu’auparavant [^1196]. (4)
« Ce n’est pas un péché d’enseigner la Loi, si (celui qui l’enseigne) est patient et résigné, soumet ses sens, évite les mauvaises paroles et use de paroles vertueuses. (5)
« Celui qui enseigne les grands vœux (des moines) et les cinq petits vœux (des laïcs [^1197]), les cinq Âsravas et l’arrêt des Âsravas, et le contrôle, qui évite Karman dans cette vie bénie de Sramanas, celui-là, je l’appelle un Sramana. » (6)
[ p. 411 ]
Gôsâla.
(« De même que votre Loi ne fait pas de Mahâvîra un péché de s’entourer d’une foule de disciples), ainsi, selon notre Loi, un ascète qui vit seul et célibataire ne commet pas de péché s’il utilise de l’eau froide, mange des graines, accepte des choses préparées pour lui et a des rapports sexuels avec des femmes. » (7)
Ardraka.
« Sachez ceci : ceux qui utilisent l’eau froide, mangent des graines, acceptent des choses spécialement préparées pour eux et ont des rapports avec des femmes, ne valent pas mieux que des chefs de famille, mais ne sont pas des Sramanas. (8)
« Si ceux qui mangent des graines, utilisent de l’eau (froide) et ont des rapports sexuels avec des femmes sont admis comme des Sramanas, alors les chefs de famille sont aussi des Sramanas ; car ils font les mêmes choses [^1198]. (9)
« Les moines qui mangent des graines et utilisent de l’eau froide, qui mendient l’aumône comme moyen de subsistance, même s’ils quittent leurs proches, renaîtront encore et encore, et ne mettront pas fin à l’existence mondaine. » (10)
Gôsâla.
« En faisant cette déclaration, vous blâmez tous les philosophes de la même manière ! »
Ardraka.
« Chaque philosophe vante ses propres doctrines et les fait connaître. (11)
Les Sramanas et les Brâhmans se blâment mutuellement lorsqu’ils enseignent (leurs doctrines). (La vérité, disent-ils,) est entièrement de leur côté ; il n’y en a aucune de celle des adversaires. Mais nous ne blâmons que les (mauvaises) doctrines et pas du tout (ceux qui les entretiennent). (12)
Nous ne dénigrons personne en raison de ses qualités personnelles ; mais nous faisons connaître le chemin indiqué dans notre credo. J’ai été instruit du chemin suprême et juste par des hommes dignes et bons. (13)
« Si un homme sage, craignant de nuire à tout être vivant, mobile ou immobile, en haut, en bas ou sur terre, condamne (les mauvaises actions), il ne blâme personne en ce monde. » (14)
Gôsâla.
« Par peur, votre Sramana ne séjournera pas dans les maisons de voyageurs ni dans les pavillons publics ; car dans de tels endroits, il rencontrerait de nombreuses personnes intelligentes, des hommes de condition inférieure ou plus noble, des bavards ou des silencieux. » (15)
« Il ne restera pas là, car il craint que des moines, des hommes sages, bien instruits, savants, qui connaissent bien les textes sacrés et leur signification, ne lui posent des questions. » (16)
Ardraka.
« Ne faisant rien sans but, ni sans considération, ni sur ordre du roi, ni par crainte de qui que ce soit, il répond ou non aux questions (selon les circonstances) ; mais il (répond) aux personnes honorables avec un but précis (dans son esprit) [^1199]. (17)
[ p. 413 ]
« Lui, le sage, enseigne (la Loi) impartialement, qu’il aille (chez ses disciples) ou non ; parce que les hommes indignes sont déchus de la vraie foi, il ne va pas dans les lieux (fréquentés par eux). » (18)
Gôsâla.
« Comme un marchand avide de profit montre ses marchandises et attire une foule pour faire des affaires, de même agit le Sramana Gñâtriputra. Voilà ce que j’en pense et ce que j’en calcule. » (19)
Ardraka.
(Mahâvîra) n’acquiert pas de nouveau (Karman), il anéantit l’ancien, évitant les opinions erronées ; et ainsi le sauveur dit aux autres : Ici est contenu le vœu (conduisant à) Brahman (c’est-à-dire Môksha) ; tel est le gain que désire un Sramana. Ainsi dis-je. (20)
« Un marchand tue des êtres vivants et convoite des biens ; sans quitter ses proches, il attire une foule pour faire des affaires. (21)
« Avides de richesses et adonnés à la sensualité, les marchands errent pour gagner leur vie. Mais nous (disons) qu’ils sont passionnés de plaisirs, indignes, et désireux de jouir de l’amour. » (22)
« Ils ne s’abstiennent pas du massacre et de l’acquisition de biens, ils sont en esclavage et remplis de méchanceté ; et leur gain dont vous avez parlé,. sera le Cercle sans fin des Naissances et des douleurs multiples [^1200]. (23)
Ils ne font pas toujours du profit, et celui-ci ne dure pas éternellement ; ils rencontrent les deux résultats (succès et échec) dans leur quête du gain [^1201]. Le profit (du maître), cependant, a un commencement, mais pas de fin ; le sauveur et le sage partagent son profit (avec les autres). (24)
« Celui qui ne tue pas (d’êtres vivants), qui a compassion de toutes les créatures, qui est bien fondé dans la Loi et fait connaître la vérité de la Loi, celui-là, vous le voulez égal à ces hommes méchants ! Voilà le résultat de votre folie. » (25)
Un bouddhiste [^1202].
« Si (un sauvage) enfonce une broche à travers le côté d’un grenier [1], le prenant pour un homme ; ou à travers une gourde, la prenant pour un bébé, et la rôtit, il sera coupable de meurtre selon nos vues. (26)
« Si un sauvage [2] met un homme sur une broche et le rôtit, le prenant pour un fragment du grenier ; ou un bébé, le prenant pour une gourde, il ne sera pas coupable de meurtre selon nos vues. » (27)
« Si quelqu’un enfonce une broche dans un homme ou un bébé, le prenant pour un fragment du grenier, le met sur le feu et le rôtit, ce sera un repas digne des Bouddhas pour rompre le jeûne. » (28)
« Ceux qui nourrissent toujours deux mille moines dignes, acquièrent un grand mérite [3] et deviennent de puissants dieux dans Arûpa (dhâtu) [4]. » (29)
Ardraka.
Les hommes sages ne peuvent accepter (votre déni de) la culpabilité encourue en causant (involontairement) du tort aux êtres vivants. Cela entraînerait l’erreur et n’apporterait aucun bien à ceux qui enseignent de telles doctrines et à ceux qui y croient. (30)
« Un homme qui connaît la nature des êtres vivants, mobiles et immobiles, d’en haut, d’en bas et sur terre, qui craint de leur nuire et s’abstient de mauvaises actions, peut parler et agir (conformément à notre Loi) ; il ne sera coupable d’aucun (péché). » (31)
Il est impossible de confondre (un fragment du grenier) avec un homme ; seul un homme indigne peut le dire. Comment (l’idée d’un homme) peut-elle être produite par un fragment du grenier ? Même énoncer cela est un mensonge. (32)
« N’employez pas de paroles qui vous feraient du mal ; car de telles paroles sont incompatibles avec les vertus. Aucun moine ordonné ne devrait prononcer de vaines paroles [5]. » (33)
[ p. 416 ]
« Oh ! vous avez exploré ce sujet ; vous avez examiné à fond les conséquences des actes [6] des êtres vivants ; votre (renommée) atteint les océans d’Orient et d’Occident ; vous voyez (l’univers comme s’il) se tenait dans la paume de vos mains ! (34)
En examinant minutieusement les conséquences des actes des êtres vivants, (nos moines) ont découvert une manière pure de maintenir la vie. C’est une maxime [7] des moines de notre foi [8] que quiconque vit de péchés secrets [9] ne devrait pas abandonner la Loi. (35)
« Un homme qui nourrit toujours deux mille moines dignes, ne se contrôle pas et sera blâmé dans ce monde comme un homme aux mains ensanglantées. (36)
« Ils tuent un mouton gras et préparent un repas pour une personne particulière ; ils assaisonnent la viande de sel et d’huile, et l’assaisonnent de poivre. (37)
« Vous êtes des hommes irréligieux, indignes, adonnés à des plaisirs insensés, qui dites qu’en mangeant de bon cœur vous ne vous souillez pas de péché. (38)
« Tous ceux qui mangent de tels aliments commettent des péchés par ignorance ; mais les sages n’en font rien. Même le dire est un mensonge. » (39)
« Par compassion pour tous les êtres, les voyants, les Gñâtriputras [10], évitent ce qui est pécheur ; par peur de cela, ils s’abstiennent de nourriture spécialement préparée pour eux. (40)
Ils s’abstiennent de mauvaises actions, craignant de nuire aux êtres vivants, et ne font de mal à aucune créature ; c’est pourquoi ils ne consomment pas de tels aliments. C’est une maxime des moines de notre foi. (41)
[ p. 417 ]
« (Ayant atteint) cette perfection [11] dans la Loi des Nirgranthas et y étant fermement attaché, il faut vivre sans tromperie [^1214]. Le sage éveillé, doté de toutes les vertus, acquiert ainsi une très grande renommée. » (42)
Un prêtre védique.
« Ceux qui nourrissent toujours deux mille saints [^1215] mendiants acquièrent de grands mérites et deviennent des dieux. Tel est l’enseignement du Véda. » (43)
Ardraka.
« Celui qui nourrit toujours deux mille chats sacrés [12] (c’est-à-dire des Brâhmanes), devra endurer de grandes souffrances en enfer, entouré de bêtes affamées. (44)
« Celui qui méprise la Loi qui ordonne la compassion, et loue la Loi qui permet le massacre, et qui nourrit ne serait-ce qu’un seul homme sans principes, fût-il roi, ira dans les ténèbres [13], et non vers les dieux. » (45)
Un Védantin [^1218].
« Nous suivons tous deux (à peu près la même) Loi ; nous y sommes restés fermes et nous le ferons dans les temps à venir ; (nous croyons que) la vertu consiste en une bonne conduite et que la connaissance (est nécessaire à la libération) ; et en ce qui concerne le Cercle des Naissances, il n’y a aucune différence entre nous. » (46)
[ p. 418 ]
« (Mais nous supposons) une âme invisible, grande, éternelle, impérissable et indestructible, qui surpasse tous les autres êtres à tous égards, comme la lune surpasse les étoiles. » (47)
Ardraka.
« (S’il n’y avait qu’une seule Âme commune à tous les êtres), ils ne pourraient pas être connus (les uns des autres), ni connaître des sorts différents ; il n’y aurait pas de Brâhmanes, de Kshattriyas, de Vaisyas et de Sûdras [14], d’insectes, d’oiseaux et de serpents ; tous seraient des hommes et des dieux. (48)
« Ceux qui ne connaissent pas toutes choses par Kêvala (connaissance), mais qui, ignorants, enseignent une loi (qui leur est propre), sont eux-mêmes perdus et causent la ruine des autres dans ce terrible et sans limites Cercle des Naissances. (49)
« Ceux qui connaissent toutes choses par la pleine connaissance du Kêvala, et qui, en pratiquant la méditation, enseignent la Loi entière, sont eux-mêmes sauvés et sauvent les autres. (50)
« Tu as, dans ton esprit, mis sur un pied d’égalité ceux qui mènent une vie répréhensible et ceux qui, dans ce monde, pratiquent la droiture. Ami, tu es dans l’illusion. » (51)
Un Hastitâpasa [15].
« Chaque année, nous tuons un gros éléphant avec une flèche et nous en vivons afin d’épargner la vie d’autres animaux. » (52)
[ p. 419 ]
Ardraka.
« Si vous ne tuez chaque année qu’un seul animal sans vous abstenir du péché, bien que vous ne soyez pas coupable du massacre d’autres créatures, il y a peu de différence entre vous et un chef de famille. (53)
« Si un homme tue chaque année sauf un animal et vit (à d’autres égards) comme un Sramana, il est indigne et œuvre à sa perdition. De tels hommes ne deviendront pas des Kêvalins. » (54)
Un (moine) qui a atteint sa perfection religieuse grâce à l’instruction de l’Éveillé [^1221], et qui y demeure ferme, qui se garde de la triple voie (c’est-à-dire en ce qui concerne les pensées, les paroles et les actes), et qui possède les choses requises pour traverser l’immense océan de l’existence, peut prêcher la Loi. (55)
Ainsi je dis.
[^1214] : 414:4 Milakkhu = mlêkkha.
[^1215] : 415:1 Punnakhandha = punyaskandha.
[^1218] : 416:1 Anubhâe = anubhâgah, a expliqué karmavipâka.
[^1221] : 416:4 Khannapadôpagîvin.
[^1225] : 417 : 3 Snâtaka, cf. Manu XI, 1.
[^1231] : 419 : 1 Buddhassa ânâi.
409:2 Les commentateurs relatent une histoire romantique au sujet du prince Ârdraka, qu’il est inutile de répéter ici. Il suffit de dire qu’il devint moine et qu’après de nombreuses aventures, il tint la dispute qui constitue le sujet de notre conférence. Après avoir vaincu ses adversaires, il s’apprêtait à rejoindre Mahâvîra, lorsqu’un éléphant fraîchement apprivoisé brisa sa chaîne, se précipita sur lui, mais juste devant lui, s’agenouilla et le salua. Le roi Srênika, témoin de cette scène, se demanda comment l’éléphant avait pu briser ses chaînes. Ârdraka répondit qu’il était encore plus étrange qu’un homme puisse briser les chaînes que la mondanité lui avait imposées. Toute cette histoire doit être très ancienne, car elle est résumée en dix gâthâs par l’auteur du Niryukti. — Les noms des adversaires non mentionnés dans le texte des versets sont fournis par les commentaires. ↩︎
409:3 Ce nom s’écrit soit Ârdra, soit Ârdraka, Adda dans Prâkrit. ↩︎
410:1 Selon les commentateurs, Gôsâla laisse entendre que Mahâvîra avait trouvé très gênant de vivre seul, car il était alors exposé à de nombreuses blessures ; il s’est donc établi comme Tîrthakara. ↩︎
410:2 Tahakke = tathârka. Ârkâ est ici expliqué comme égal à lêsyâ. ↩︎
410:3 Anuvrata. Il s’agit d’une modification des grands vœux, destinée aux laïcs. Voir le rapport de Bhandarkar, p. 114. ↩︎
411:1 C’est-à-dire que si la marque caractéristique d’un Sramana est d’errer sans compagnon et de supporter toutes sortes de difficultés, alors les chefs de famille sont inclus dans cette définition ; car certains d’entre eux errent également sans compagnon et supportent les mêmes difficultés. ↩︎
412:1 Comme l’expliquent les commentateurs : il est mu par le Karman, en vertu duquel il est devenu un prophète (tîrthakaranâmakarman) ; et ce Karman doit prendre effet et ainsi être annihilé. ↩︎
413:1 Nêhâ ou nêdhâ. Selon Sîlâṅka, c’est = na iha : « même ici (ils ne trouvent pas le profit qu’ils recherchent). » Je pense que ce pourrait être le Prâkrit d’anêkadhâ. Il pourrait cependant signifier snêhâh, auquel cas le sens serait : la récompense de l’amour sera la douleur. ↩︎
414:1 Vayanti to dôvi gunêऽdayammi = vraganti tê dvâvapi gunâv udayê. La lecture habituelle adoptée par les commentateurs est gunô pour gunê. Ils traduisent : vadanti tê dvau vigatagunôdayau bhavata iti : (les experts) disent que les deux (sortes de profit) sont sans valeur et sans durée. Il est évident que cette interprétation est erronée. ↩︎
414:2 Ârdraka après avoir abattu Gôsâla est rencontré, sur son chemin vers Mahâvîra, par des bouddhistes qui engagent avec lui la discussion suivante. ↩︎
414:3 Pinnâgapindi. Les commentateurs expliquent pinnâga ( = pinyâka) par khala, et pindi par bhinnaka (?) ou sakala. Sîlâṅka donne l’explication suivante. Au cours d’une lutte avec des hommes sauvages (mlêkkha), quelqu’un s’enfuit et jette son manteau sur un grenier. Un ennemi à la poursuite de cet homme le prend pour lui et s’en empare, ainsi que la partie du grenier. — Cette interprétation paraît absurde ; mais il semblerait que ce ne soit pas le cas si l’on se souvient que les greniers sont des réservoirs en forme de ruche faits de boue cuite au soleil ou de clayonnage et de boue ; comparer Grierson, Bihar Peasant Life, p. 17. ↩︎
415:2 Âroppa. Apparemment dérivé d’Arûpa tel que traduit dans le texte. Arûpadhâtu est le plus haut ciel des bouddhistes ; comparer avec Burnouf, Le Lotus de la Bonne Loi, p. 807. ↩︎
415:3 Urâla = udâra, ici expliqué nissâra, vide de sens. ↩︎
416:2 Anudharma. ↩︎
416:3 Iha samyatânâm, qui se contrôlent dans ce (credo des Gainas). ↩︎