CONFÉRENCE I. DÉVELOPPEMENT DE LA CONCEPTION DE LA PERSONNALITÉ HUMAINE | Page de titre | CONFÉRENCE III. DÉVELOPPEMENT DE LA CONCEPTION DE LA PERSONNALITÉ DIVINE |
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Français Nous ne pouvons pas, à proprement parler, définir la personnalité, pour la simple raison que nous ne pouvons pas nous placer en dehors d’elle. « Le “mystère” qui lui appartient, comme le dit le professeur Green, « naît de ce qu’elle est la seule chose, ou une forme de la seule chose, qui soit réelle (pour ainsi dire) en elle-même ; la seule chose dont la réalité ne soit pas relative et dérivée… Nous ne pouvons la connaître que par une réflexion sur elle qui est sa propre action ; par l’analyse de l’expression qu’elle s’est donnée à elle-même, dans le langage, la littérature et les institutions de la vie humaine ; et par la considération de ce que doit être ce qui s’est ainsi exprimé. » Considérée analytiquement[1], la caractéristique fondamentale de la personnalité est donc la conscience de soi[2], la qualité chez un sujet de devenir un objet pour lui-même, ou, dans le langage de Locke, de « se considérer comme lui-même » et de dire « Je suis moi ». Mais comme dans l’acte même de devenir ainsi conscient de soi [ p. 29 ] Je découvre en moi des désirs[3], et une volonté [4], la qualité de conscience de soi implique immédiatement celle d’autodétermination, le pouvoir de faire de mes désirs un objet de ma volonté, et de dire « Je ferai ce que je désire. » Mais il ne faut pas commettre l’erreur courante de considérer la pensée, le désir et la volonté comme réellement séparables, car nous sommes obligés, par souci de distinction, de leur donner des noms distincts. Ce sont trois facultés ou fonctions d’un même individu et, bien que logiquement séparables, elles s’interpénètrent et sont toujours plus ou moins unies dans leur fonctionnement. Je ne peux, par exemple, poursuivre une pensée, aussi abstraite soit-elle, sans attention, ce qui est un acte de volonté et implique un désir d’y prêter attention. Je ne peux désirer, par opposition au simple appétit, comme un animal, sans penser à ce que je désire et vouloir l’atteindre ou m’en abstenir. Je ne peux vouloir sans penser à un objet ou à un but et désirer sa réalisation. Il existe donc une unité synthétique en ma personnalité, ou en moi ; c’est-à-dire non pas une simple unité numérique, mais un pouvoir d’unir des attributs et des caractéristiques opposés et étrangers avec une intimité qui défie l’analyse. Cette unité est encore accentuée par mon sens de la personnalité. L’identité, qui m’oblige irrésistiblement à me considérer comme un seul et même être, à travers tous les changements de temps et de circonstances, et qui [ p. 30 ] unit ainsi mes pensées et mes sentiments d’aujourd’hui à ceux de toutes mes années passées. Je suis ainsi un, au sens d’un principe unificateur actif, capable non seulement de combiner en lui-même une multitude d’expériences présentes, mais aussi de combiner son présent avec son passé. En même temps, malgré toute mon inclusivité, j’ai aussi un aspect exclusif. « Chaque soi », a-t-on bien dit, « est une existence unique,qui est parfaitement imperméable aux autres soi-même — imperméable d’une manière dont l’impénétrabilité de la matière est un faible analogue[5].» Ainsi, une personne a à la fois un côté individuel et un côté universel. C’est une unité qui exclut tout le reste, et pourtant une totalité ou un tout avec des pouvoirs infinis d’inclusion.
Il est nécessaire de souligner cette unité de notre personnalité, en raison de son importance controversée. Bien sûr, dans la vie quotidienne, nous la tenons tous pour acquise ; mais ce fait même ne fait qu’accroître les risques de trouble, lorsqu’on est assuré qu’elle peut être décomposée et expliquée par la psychologie physiologique moderne. Nous ne saurions donc trop insister sur le fait qu’elle est reconnue par la voix générale de la philosophie ancienne et moderne, par opposition à celle d’une petite minorité de spécialistes scientifiques, qui n’ont pas réellement progressé sur la position de Hume, ni réfuté la réponse de Kant à Hume. C’est d’ailleurs un point sur lequel la philosophie critique est d’accord avec [ p. 31 ] le sens commun, tandis que ses adversaires, qui tentent de réduire l’unité à une multiplicité d’impressions et de désirs qui, sans cette unité, n’auraient rien à impressionner ni à désirer, maintiennent un paradoxe tout aussi incroyable pour la multitude que pour le philosophe. Et, quoi que nous puissions penser de l’argument du consentement universel pris isolément, il faut lui accorder un poids certain lorsqu’il corrobore et est corroboré par l’analyse philosophique. « Nous rencontrons, dit Lotze, le mot “âme” dans les langues de tous les peuples civilisés ; et cela prouve que l’imagination humaine a dû avoir des raisons de poids pour supposer qu’il existe une existence d’une nature particulière sous-jacente aux phénomènes de la vie intérieure comme sujet ou cause. »[6] Les philosophes ont divergé dans les expressions par lesquelles ils ont décrit cette unité, ainsi que dans leurs vues sur la manière précise dont nous en avons conscience. Mais ces différences ne modifient pas leur accord sur le fait. Kant, en effet, bien que le premier à affirmer l’unité de la conscience de soi, va jusqu’à nier que nous puissions légitimement en inférer l’existence de l’âme en tant que substance séparée ; Mais cette dénégation, outre qu’elle est nuancée par ce qu’il dit ailleurs, dans sa critique de la raison pratique, porte sur sa doctrine particulière des noumènes, ou choses en soi, la partie la moins satisfaisante [ p. 32 ] de son système. Et, comme le remarque Lotze, « l’identité du sujet de l’expérience intérieure est tout ce dont nous avons besoin. Dans la mesure et aussi longtemps que l’âme se connaît comme ce sujet identique, elle est, et est nommée, simplement pour cette raison, substance… Ce qui est non seulement conçu par d’autres comme unité dans la multiplicité, mais se connaît et se réalise comme tel, est, simplement pour cette raison, l’unité la plus vraie et la plus indivisible qui puisse exister[7]. » Mais, bien que nous puissions nous permettre d’être indifférents quant à l’emploi du mot substance à ce propos, nous devons nous méfier de l’erreur qui suppose que notre notion de substance dérive d’abord du monde extérieur.Car c’est absurde au sens strict du terme. Cela met la charrue avant les bœufs. Il ne fait aucun doute que toute notre idée de la substance, en tant que substrat permanent qui sous-tend et relie une variété d’attributs dans cette unité que nous appelons une « chose », dérive exclusivement de notre propre expérience d’un soi permanent, sous-jacent (ou comprenant) toutes nos affections et manifestations. Que, par conséquent, nous décrivions ce soi comprenant comme une substance ou non, c’est la seule source d’où la conception de la substance puisse avoir été dérivée, et de quelle que soit sa signification.
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De nouveau, notre conscience de soi implique la liberté, ou le pouvoir d’autodétermination. On a beaucoup écrit sur la liberté de la volonté, et il suffira, pour notre propos actuel, de résumer simplement la situation. La liberté de la volonté ne signifie donc pas la capacité d’agir sans motif, comme certains de ses opposants semblent encore stupidement le supposer. Mais elle signifie la capacité de créer ou de coopérer à la création de nos propres motifs, ou de choisir notre motif, ou de transformer un motif plus faible en un motif plus fort en ajoutant des poids à la balance de notre propre chef, et ainsi de déterminer notre conduite par notre raison ; d’où son nom courant de pouvoir d’autodétermination, expression que saint Thomas aborde de très près lorsqu’il dit : « L’homme est déterminé par une combinaison de raison et d’appétit (appetitu rationali), c’est-à-dire par un désir dont l’objet est consciemment appréhendé par la raison comme une fin à atteindre, et il est donc mû par lui-même. » Par exemple, j’ai faim, et c’est simplement un appétit animal ; Mais je suis immédiatement conscient de ma capacité à choisir entre satisfaire ma faim par un aliment malsain parce qu’il est agréable, ou par un aliment désagréable parce qu’il est sain, ou m’en abstenir complètement par autodiscipline ou parce que l’aliment qui m’est présenté ne m’appartient pas. Autrement dit, je peux présenter à mon esprit, à l’occasion de l’appétit, du plaisir, de l’utilité, [ p. 34 ] de la bonté, comme des objectifs à atteindre, et je peux choisir entre eux ; il n’est pas non plus pertinent de dire que je suis déterminé par mon caractère, car mon caractère n’est que l’élan que j’ai acquis par un certain nombre d’actes de choix passés, c’est-à-dire par mon propre usage passé de ma liberté ; et même dans ce cas, je suis conscient qu’à ce moment-là, je pourrais contrecarrer mon caractère, bien que moralement certain de n’en avoir aucune intention.
Voilà en bref ce que nous entendons par libre arbitre ; c’est un fait de conscience immédiate et universelle, c’est-à-dire de ma propre conscience, corroboré par l’expérience similaire de tous les autres hommes. Lorsque Bain le compare à la croyance aux sorcières (et la comparaison est typique de bien d’autres), comme étant un fait de conscience tant qu’on y croit, son méprise sur le point en question est presque ridicule. Car le sentiment de liberté fait partie intégrante de ma conscience. Je ne peux être conscient sans lui. Je ne peux l’en arracher. Il est à la racine même de moi-même et prétend, de toute évidence, être quelque chose de sui generis, d’unique. Cela est si évident que la plupart, même de ceux qui le considèrent comme une illusion, sont obligés d’admettre qu’il s’agit d’une illusion à laquelle on ne peut échapper. De plus, de ce sentiment de liberté dépendent toute loi et toute moralité. Le nier, c’est jouer sur les mots. Et le droit et la morale confirment abondamment la légitimité de leur fondement par le développement progressif [ p. 35 ] duquel ils résultent. Car on ne peut cueillir des figues sur des chardons, ni un ordre social rationnel sur une maladie mentale irrationnelle. Et, enfin, le sentiment de liberté s’est maintenu, depuis l’aube de l’histoire, contre un esprit bien plus puissant que tout ce que la philosophie peut susciter : l’esprit de remords. Que n’aurait pas donné l’humanité, siècle après siècle, pour être libérée du remords ? Pourtant, le remords nous saute aux yeux, assombrissant nos cœurs de tristesse et poussant ses innombrables victimes à la folie, au suicide, au désespoir et à de terribles pressentiments de l’au-delà. Les hommes l’auraient exorcisé s’ils l’avaient pu ; mais ils ne le peuvent pas. Et le remords n’est qu’un nom plus sombre pour la conviction de l’homme de son libre arbitre.
Nous fondons donc notre croyance en la liberté sur deux éléments : son évidence immédiate dans la conscience et son autojustification progressive dans la morale, c’est-à-dire la manière dont ses résultats moraux s’approuvent à la raison universelle de l’humanité ; et nous sommes convaincus qu’aucun argument contraire ne peut être construit sans présupposer subrepticement ce qu’il tente de réfuter. Lueretius fut obligé d’accorder à ses atomes le pouvoir de dévier. Et lorsque Hobbes définit la volonté comme « le dernier appétit dans la délibération », il concède par ce dernier mot ce qu’il entend nier par le premier. Il en va de même pour les nécessitariens ultérieurs. Leur analyse est plus élaborée et exerce sur certains esprits l’attrait [ p. 36 ] de toute tentative d’expliquer ingénieusement l’aspect premier d’une chose. Mais ils ont été convaincus à maintes reprises, soit d’ignorer le point en litige, soit de demander, d’une manière ou d’une autre, que la question soit prouvée ; alors que leur succès, s’il était possible, ne ferait que les conduire au vieux dilemme, qu’en invalidant la conscience, ils invalident tout pouvoir de raisonnement, et avec lui la valeur de leurs propres conclusions. ‘Non ragioniam di lor.’
Mais la volonté agit, comme nous l’avons vu, sur la matière fournie par le désir ; et ce désir est un élément coessentiel de notre personnalité. Le désir est la forme que l’appétit prend nécessairement chez un être rationnel ; c’est un appétit consciemment dirigé vers une fin que la raison présente, et que l’on peut appeler appétit conscient de soi (l’« appetitus rationalis » de saint Thomas). Et le désir est, en gros, de deux sortes : le désir d’acquisition et le désir d’action, ou, en d’autres termes, de nourriture et d’exercice. Nous désirons incorporer et assimiler en nous les divers contenus de notre environnement matériel, moral et intellectuel – comme notre nourriture, notre mobilier, nos biens, nos moyens de plaisir, de vertu et de connaissance. Et nous désirons également nous projeter dans cet environnement et le modifier, en exerçant sur lui notre richesse, notre pouvoir, notre compétence, notre influence ou notre esprit. Et, bien que ces deux processus de réception et d’action soient souvent [ p. 37 ] Considérées comme des fonctions indépendantes, il est important de noter qu’en réalité, elles s’interpénètrent. Une activité de l’organisme est impliquée dans la sensation la plus simple, et plus évidemment dans chacune de nos acquisitions émotionnelles et intellectuelles ; aucune expérience n’étant purement passive. D’autre part, toute action doit être stimulée par un motif ; et bien que la raison, comme nous l’avons vu, joue un rôle important dans la constitution de ce motif, les facultés réceptives fournissent la matière dont il doit être fait. Or, ce double processus de désir, acquisitif et actif, nous pousse irrésistiblement à communier avec d’autres personnes. Nous sommes ainsi constitués que nous ne pouvons considérer les biens inanimés, les connaissances non communiquées, les émotions non réciproques, les actions solitaires autrement que comme des moyens pour parvenir à une fin. Nous persévérons dans tout cela, jusqu’à ce que nous ayons trouvé des personnes semblables à nous avec qui partager tout cela, et alors nous sommes en paix. Ainsi, toutes les personnes sont des fins pour nous, comparées aux choses impersonnelles, mais à des degrés divers. Car nous avons des désirs variés, et chacun d’eux nous conduit à un type de relation différent avec autrui. Nous pouvons être plus passifs et recevoir leur sympathie, ou plus actifs et exercer une influence sur eux. Nous pouvons désirer partager avec eux nos plaisirs, nos perplexités, notre travail, ou échanger avec eux des agréments sociaux ou des idées intellectuelles. Et [ p. 38 ] de toutes ces manières, ils peuvent représenter pour nous des fins, mais toujours, en un sens, des fins partielles seulement ; satisfaire, c’est-à-dire une catégorie de nos désirs, un mode d’activité, une partie de notre être complexe. Mais nous recherchons instinctivement plus que cela. Nous avons besoin de trouver chez autrui une fin sur laquelle notre personnalité entière puisse reposer. Et c’est la relation amoureuse. Son intensité peut comporter des degrés.Mais il se distingue de toutes les autres affections ou désirs par le fait qu’il est le résultat de notre personnalité tout entière. C’est nous-mêmes, et non une partie de nous-mêmes, qui aimons. Et ce que nous aimons chez les autres, c’est la personnalité, le soi, qui les définit. Nous les aimons pour eux-mêmes. Et l’amour peut être décrit comme le désir mutuel de personnes les unes pour les autres en tant que telles ; le mode par lequel la vie de désir trouve son apogée, sa satisfaction ultime et adéquate.
Tels sont donc les éléments constitutifs de la personnalité en tant que telle : la conscience de soi, le pouvoir d’autodétermination et les désirs qui nous poussent irrésistiblement à la communion avec autrui, autrement dit la raison, la volonté et l’amour. Ce sont trois fonctions parfaitement distinctes et distinguables, mais elles sont unies, comme nous l’avons vu, par le fait qu’elles appartiennent à un seul et même sujet[8], et acquièrent de ce fait même un caractère particulier. Ce sont les pensées d’un être [ p. 39 ] qui veut et aime, la volonté d’un être qui aime et pense, l’amour d’un être qui pense et veut ; et chaque attribut peut être considéré comme exprimant l’être tout entier, par conséquent, en termes de cet attribut.
Mais en parlant ainsi de la personnalité comme d’une chose analysable, comme si elle était inanimée ou abstraite, il ne faut pas oublier qu’en réalité elle est essentiellement vivante et ne peut être connue que comme vivante ; de sorte qu’il est peut-être plus juste de la décrire comme une énergie que comme une substance. Elle vit, grandit et développe son caractère, à mesure que la volonté sélectionne et s’approprie, ou exerce son influence sur, les divers matériaux fournis par la raison et le désir. Par conséquent, il ne peut y avoir de stade de son existence où personnalité n’implique pas caractère, dont, d’ailleurs, dans le langage populaire, il est presque devenu synonyme – comme lorsqu’on parle d’une personnalité forte, faible ou dominante. Et cet usage est instructif car il témoigne du fait que le caractère d’un homme représente son être tout entier. Il peut être principalement réfléchi, principalement volontaire ou principalement aimant. Mais son caractère ne se constitue pas simplement par ce trait saillant, mais par le fait qu’il a choisi de subordonner ses autres facultés à celle-ci ; qu’il est un penseur qui a plié sa volonté et ses affections au service de sa pensée, ou un amoureux qui a soumis sa pensée et sa volonté à son amour. Ou, pour [ p. 40 ] le dire autrement, la nécessité de la division du travail rend notre pensée et notre conduite ordinaires principalement départementales. Nous nous spécialisons dans une science particulière ou une sous-section d’une science, ou dans une occupation qui peut être aussi limitée que la fabrication d’une seule pièce de machine – une roue, un boulon, une vis. Mais nous ne poursuivons ces activités partielles qu’en vue de la satisfaction ultime de toute notre personnalité : des études spéciales comme étape vers l’unité complète du savoir, qui seule peut satisfaire l’esprit, comme on dit, c’est-à-dire la volonté et les désirs du penseur ; et des industries manuelles ou autres, pour obtenir les moyens de subvenir à nos besoins et le foyer où tous ses intérêts et instincts peuvent trouver leur plein épanouissement ; tandis que le travail départemental lui-même sera un échec, à moins que nous n’y mettions tout notre cœur, en en faisant un acte moral et émotionnel aussi bien que simplement mental ou mécanique ; alors que, si nous faisons cela, l’occupation la plus limitée et la plus finie réagit sur le développement de tout notre caractère et le favorise.
La personnalité vit et grandit, mais conserve ainsi son identité ; le caractère qui en résulte, aussi versatile et complexe soit-il, n’est jamais un agrégat isolé, mais toujours un tout organique. Son unité peut sembler s’évanouir dans la variété des expériences qu’elle traverse, pour ne réapparaître pourtant que plus grande, enrichie, développée, ou [ p. 41 ] appauvrie et dégradée, selon le cas, mais identique à elle-même.
Nous en avons maintenant assez dit sur la description d’un terme qui ne se prête pas à une définition précise. Et, avant de l’utiliser à des fins controversées, nous devons nous rappeler que cette impossibilité de définition est un signe, non de sa faiblesse, mais de sa force ; elle caractérise toutes les réalités ultimes, précisément parce qu’elles sont si réelles – comme Locke l’a constaté pour ce qu’il appelait les « idées simples ». Chaque homme est certain de sa propre personnalité et n’a pas besoin d’en être convaincu ; bien que tous n’y aient pas réfléchi pour en saisir les implications. Mais ses principaux attributs sont si évidents que, une fois l’attention attirée sur eux, ils ne peuvent manquer d’être immédiatement reconnus sous leur véritable jour. Et ces attributs, comme nous l’avons vu, sont l’individualité, la conscience de soi, l’autodétermination, l’amour et, par leur interaction, le caractère.
Or, la personnalité est le point de départ inévitable et nécessaire de toute pensée humaine. Car nous ne pouvons, par aucun moyen concevable, en sortir, la dépasser, ni l’expliquer, ni imaginer comment elle dérive de quoi que ce soit d’autre. Car, à proprement parler, nous ne connaissons rien d’autre d’où elle puisse dériver. Si l’on nous dit qu’elle est le produit de la raison pure, d’une volonté inconsciente, de la simple matière [ p. 42 ] ou d’une force aveugle, la réponse est évidente : nous n’en connaissons pas. Car, ainsi définies, la raison, la volonté, la matière et la force ne sont que des abstractions, des abstractions de mon expérience personnelle ; autrement dit, ce sont des parties de moi-même, séparées de leur contexte et supposées exister dans le monde extérieur ; ou, pour le dire autrement, ce sont des phénomènes du monde extérieur, censés ressembler à des parties de moi-même sorties de leur contexte. Mais ce n’est que dans leur contexte que ces parties de moi-même ont une existence réelle. La volonté, sous la seule forme que je connaisse, est déterminée par la raison et le désir. La matière, sous la seule forme que je connaisse – c’est-à-dire dans mon propre corps – est informée par la raison, le désir et la volonté. La raison, telle que je la connais, est inséparable du désir et de la volonté. Et lorsque, pour ma part, je parle de ma « raison » ou de ma « volonté » séparément, je fais abstraction d’un aspect particulier de moi-même, qui, en tant que tel, n’a qu’une existence idéale ou imaginaire. Par conséquent, les noms donnés aux phénomènes en vertu de leur ressemblance, ou supposée ressembler à ces aspects abstraits de moi-même, doivent être également idéaux et imaginaires dans leur dénotation. Et je ne peux en aucune façon concevoir qu’un tout vivant et complexe, comme moi-même, puisse dériver de quoi que ce soit d’extérieur à moi qui ne puisse être connu et nommé que parce qu’il ressemble à l’un de mes éléments ; lorsque cet élément [ p. 43 ] en question doit être artificiellement isolée et, pour ainsi dire, tuée dans le processus, avant que la ressemblance puisse être établie. Les abstractions doivent être moins réelles que la totalité dont elles sont issues et ne peuvent donc servir de leviers pour déplacer leur propre point d’appui. La personnalité est donc, en définitive, « a parte ante ».
Il s’ensuit que la personnalité est aussi notre canon de la réalité[9], la chose la plus réelle que nous connaissions, et par comparaison avec laquelle nous estimons la quantité de réalité dans d’autres choses. Car, si difficile que soit la notion de réalité, nous pouvons accepter le témoignage du langage, en lui-même non moins métaphysicien, de l’opinion générale selon laquelle il existe des degrés. « Quo plus realitatis… res habet, eo plura attributa ei competunt » est une proposition de Spinoza sur laquelle Lotze remarque à juste titre que sa réciproque est également vraie : « Plus le nombre d’attributs qui s’attachent à une chose est grand, plus cette chose est réelle »[10] ; ce qui équivaut à dire, plus le nombre de façons dont elle est liée à ma personnalité est grand. Par exemple, la peur des fantômes peut être un obstacle suffisamment réel pour empêcher un homme de traverser un certain chemin. Mais un arbre renversé serait un obstacle plus réel, une bête sauvage plus réelle, et un ennemi armé plus réel encore ; car leurs oppositions respectives affecteraient l’homme [ p. 44 ] d’un nombre croissant de façons. Ainsi, une fleur vivante est plus réelle qu’une fleur morte, car elle a plus d’attributs ; mais si la fleur morte m’a été donnée par un ami, elle est la plus réelle des deux pour moi, car elle éveille plus d’échos en moi et touche davantage mon être tout entier. Pour la même raison, tout ce qui m’affecte de manière permanente ou intense est plus réel qu’une chose dont la relation avec moi est momentanée ou légère. Et, comme rien ne m’influence aussi diversement ou aussi intensément, ni ne possède une possibilité d’influence aussi permanente qu’une autre personne, la personnalité est la chose la plus réelle que je puisse concevoir en dehors de moi, car elle correspond le plus complètement à ma propre personnalité intérieure. Par conséquent, chaque personne est, comme nous l’avons déjà vu, une fin pour moi, et non un moyen pour une fin ; quelque chose que dans cette direction particulière je ne peux pas dépasser, et dans lequel je me contente de me reposer ; et le monde des personnes est par conséquent plus réel pour moi que le monde de la nature ou des livres. Cela ne réduit en rien la « réalité » à une simple expérience subjective ; car le même principe peut évidemment être, et est invariablement, étendu à ce qui affecte toutes les personnes et à tout moment de la même manière. Et, si l’affirmation ci-dessus est obscure, elle vient simplement du fait que, pour les besoins pratiques de la vie ordinaire, nous nous contentons d’une vision plus concise de la réalité, l’attribuant à tout ce qui possède deux ou trois de ses attributs les plus marquants, [ p. 45 ] tels que la persistance et le pouvoir d’être vu ou touché. Mais, à l’analyse, on peut démontrer qu’il ne s’agit là que d’une abréviation commode de la relation plus complète à la personnalité que nous avons décrite.
Or, la signification de tout cela réside dans le fait que nous sommes des êtres spirituels. Le mot « esprit » est certes indéfinissable, et peut même être qualifié d’indéfini, mais il ne s’agit pas d’un terme purement négatif désignant l’opposé de matière. Il a une connotation suffisamment distincte pour un usage courant. Il implique un ordre d’existence qui transcende l’ordre de l’expérience sensible, l’ordre matériel ; et pourtant, loin d’exclure cet ordre, il l’inclut et l’élève à un usage supérieur, exactement comme l’ordre chimique englobe et transfigure l’ordre mécanique, ou l’ordre vital l’ordre chimique. Il est donc synonyme de surnaturel, au sens strict du terme. Et la personnalité, telle que décrite ci-dessus, appartient à cet ordre spirituel, seul espace où la conscience de soi et la liberté peuvent s’exprimer.
Historiquement, l’homme s’est donc toujours cru être un être spirituel. Çà et là, par intervalles, cette croyance a été déduite de lui par le raisonnement. Mais il ne fait aucun doute qu’elle représente sa conviction normale. Elle est stéréotypée, sous une forme ou une autre, dans toutes les langues ; elle est admise dans ses plus anciennes œuvres ; et elle est implicite dans les coutumes funéraires, même à l’époque paléolithique. Voici [ p. 46 ] donc un fait solide, scientifiquement établi : l’homme se croit spirituel.
L’analyse critique justifie la croyance. Et il faut garder à l’esprit qu’une analyse qui justifie une conviction universelle bénéficie d’une immense présomption, et donc d’une force cumulative ; tandis qu’une analyse de tendance opposée doit être largement neutralisée, si elle ne parvient finalement pas à discréditer dans l’esprit populaire la conviction qu’elle prétend avoir réfutée. « E pur se muove. » Dans le cas présent, l’unité de notre conscience de soi, avec le sentiment de liberté supplémentaire qu’elle implique, est sa propre preuve. Elle se sait différente, toto caelo, de tout ce que nous appelons matériel. L’espace et le temps, par exemple, sont des conditions nécessaires à l’existence matérielle, y compris celle de mon propre organisme matériel. Mais je suis conscient qu’en connaissant les choses, je les sors de l’espace et du temps, et que je les investis, pour ainsi dire, d’un mode d’existence entièrement différent, sans équivalent hors de ma conscience. La multiplicité et le mouvement sont des caractéristiques essentielles du monde matériel, alors que je suis conscient d’être en permanence identique à moi-même et un. Sinon, je ne pourrais être rien. plus conscient de la multiplicité et du mouvement que mes sens corporels ne le sont de la révolution de la terre, tandis qu’ils sont emportés avec elle dans son cours. La nécessité ou la détermination de l’extérieur est caractéristique du monde matériel, un événement produisant [ p. 47 ] un autre dans une continuité infinie de causalité ; alors que je suis directement conscient d’être autodéterminé « de l’intérieur » - une source d’activité originelle, un agent libre, une volonté.
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’arguments indépendants prouvant ma spiritualité comme leur conclusion ; car, si on les considérait ainsi, ils éluderaient évidemment la question. Mais ce sont des raisons que ma conscience perçoit, à l’examen, pour se prononcer spontanément sur elle-même. L’homme vit d’abord, et pense ensuite. Il est implicitement conscient de sa spiritualité ; et, interrogé, il ne peut qu’expliciter les preuves qu’il trouve en lui-même. Le matérialisme, en revanche, ne peut expliquer ni ce témoignage séculaire de la conscience, ni les fondements sur lesquels il repose. Toutes ses tentatives en ce sens ne sont que pures imaginations, que l’on les examine d’un point de vue métaphysique ou physique. Car l’affirmation selon laquelle ce que nous appelons esprit est un mode de la matière, ou dérivé de la matière, doit signifier la matière telle que nous la connaissons ; sinon, elle ne traiterait que de l’inconnu et n’aurait aucun sens. Mais la matière, telle que nous la connaissons, est toujours en synthèse avec l’esprit, une synthèse dans laquelle chacun des deux facteurs agit et réagit sur l’autre. L’objectivité, l’extériorité, l’étendue, le mouvement et tous ces termes impliquent un sujet comme leur corrélatif nécessaire ; car penser, c’est relier un objet [ p. 48 ] à un sujet, et effacer cette relation, c’est cesser de penser. Par conséquent, parler de matière, de force, ou plus généralement de l’élément objectif de la connaissance comme existant par lui-même, ou sans relation avec un sujet, c’est en parler autrement que comme nous le connaissons, et employer des mots dénués de sens[11]. Or, c’est précisément ce que fait le matérialiste ; et ce faisant, il est dupe de sa propre imagination. Il isole d’abord par abstraction certains éléments de son expérience totale et les appelle « force » ou « matière » ; il justifie ou solidifie ensuite ces « idées abstraites » par son imagination, jusqu’à ce qu’elles paraissent exister par elles-mêmes, et soit ainsi capable de les imaginer comme créant l’esprit par lequel, en fait, elles ont été créées. Français La même chose peut être énoncée, d’une manière plus évidente pour beaucoup d’esprits, du point de vue physique ; et c’est ce qu’affirme, avec une certaine autorité, Du Bois-Reymond. « La connaissance complète du cerveau », dit-il, « la plus haute connaissance que nous puissions atteindre, ne nous révèle rien d’autre que de la matière en mouvement. » . . « Quel lien concevable existe-t-il entre certains mouvements de certains atomes dans mon cerveau d’une part, et d’autre part les faits, pour moi originaux et non définissables ultérieurement mais indéniables, “je ressens de la douleur, je ressens du plaisir ; je prends quelque chose de sucré, je sens des roses, j’entends des sons d’orgue, je vois quelque chose de rouge”, et la certitude tout aussi immédiate qui en résulte, [ p. 49 ] “donc je suis” ?.. Il est impossible de voir comment de la coopération des atomes la conscience peut résulter.Même si j’attribuais la conscience aux atomes, cela n’expliquerait ni la conscience en général ni ne nous aiderait à comprendre la conscience unitaire de l’individu[12]. Lotze[13] développe ce dernier point et écarte l’analogie mécanique qui réduirait l’unité de la conscience à la résultante de plusieurs forces distinctes, en rappelant qu’en mécanique, les diverses forces en question doivent agir simultanément sur un seul et même point matériel ; de sorte que, dans le cas présent, l’unité à expliquer devra être déjà présupposée. Cet abîme infranchissable entre la matière et la pensée, admis par tous les savants philosophes, est un autre aspect de leur lien indissociable, tel que le perçoit le métaphysicien. Et lorsque Cabanis, et d’autres après lui, qualifient la pensée de sécrétion cérébrale, ils ne font que dissimuler cet abîme sous le voile d’une expression imaginative qui, comme le dit Fichte, « n’a jamais transmis une pensée à personne, et ne le fera jamais ». Le témoignage de notre conscience sur sa propre spiritualité n’a donc jamais été et ne pourra jamais être expliqué par le matérialisme. Du point de vue physique, [ p. 50 ] nous ne pouvons évidemment rien affirmer de plus que cela n’a jamais été expliqué, car la science physique ne peut aller au-delà de son expérience ; et si, par conséquent, le point de vue physique était le seul, il pourrait toujours rester la possibilité qu’une explication soit un jour découverte. C’est, en fait, sur cette possibilité que le matérialiste s’appuie. Le processus en question est encore inconcevable, admettra-t-il, en ce sens qu’il ne peut être représenté par l’esprit ; mais c’est simplement parce que nous n’en avons pas encore fait l’expérience ; nous ne sommes pas allés assez loin dans le laboratoire de la nature pour le voir à l’œuvre ; mais en attendant, il existe tant d’analogies en sa faveur que nous pouvons espérer sa découverte un jour. Si l’on pouvait admettre la prémisse majeure de tout cela, la conclusion serait assez juste. D’où l’importance primordiale de souligner la vision métaphysique de la question, qui, en montrant les limites nécessaires de toute expérience possible, peut seule convertir le « n’a pas été » en « ne peut pas être ».
On pourrait certes penser qu’après tout ce que Kant et ses successeurs ont dit sur le sujet, le matérialisme serait désormais chose du passé. Mais il n’en est rien. « À proprement parler », dit Lange, son historien bien connu, « la recherche scientifique ne produit pas le matérialisme ; mais elle ne le réfute pas non plus… néanmoins, dans la vie réelle et dans l’échange quotidien d’opinions, la recherche scientifique par [ p. 51 ] n’adopte pas une attitude aussi neutre, ni même négative, à l’égard du matérialisme que lorsqu’elle en tire rigoureusement toutes les conséquences… Après toutes les « réfutations » du matérialisme, on voit aujourd’hui plus que jamais apparaître des ouvrages de vulgarisation scientifique et des essais périodiques qui s’appuient sur des vues matérialistes avec autant de calme que si la question était réglée depuis longtemps. » Il attribue ensuite ces réitérations complaisantes d’une position intenable à l’ignorance de la philosophie critique de nombreux spécialistes scientifiques. Et comme personne ne pourrait accuser Lange d’obscurantisme, sa conclusion devrait avoir du poids. « Il n’y a que deux conditions, poursuit-il, pour éviter cette conséquence (matérialiste). L’une est derrière nous : c’est l’autorité de la philosophie et la profonde influence de la religion sur les esprits. L’autre est encore loin : c’est la diffusion générale de la culture philosophique parmi tous ceux qui se consacrent aux études scientifiques[14]. » Et en attendant cette diffusion de la culture, l’autorité de la philosophie, représentée comme elle l’est par une auguste chaîne, s’étendant de Platon à nos jours, devrait susciter au moins autant de respect parmi les étudiants en sciences et leurs admirateurs non critiques que celui que le profane concède volontiers à l’expert dans tous les autres domaines de la vie et de la pensée. Car l’autorité de la philosophie est comme [ p. 52 ] la sagesse des personnes âgées ; elle ne remplace pas la pensée indépendante, mais elle offre guide et protection à ceux dont le temps de réflexion est limité ou dont les capacités sont encore immatures ; de plus, l’accord général des philosophes sur un point quelconque crée une très forte présomption de sa vérité. Dans le cas présent, on peut raisonnablement affirmer qu’il existe une écrasante majorité de philosophes qui, malgré de nombreuses divergences, s’accordent sur le caractère spirituel de l’homme. Et l’objectif de l’aperçu ci-dessus a simplement été de mettre en évidence les points fondamentaux de notre personnalité pour lesquels il existe au moins suffisamment d’autorité philosophique pour faire réfléchir les adversaires les plus avisés, ainsi que d’indiquer les axes d’analyse, ou d’argumentation, sur lesquels ils s’appuient. Il convient de noter, en conclusion, que si la personnalité, telle que décrite ci-dessus, est la seule chose que nous connaissons le mieux au monde, c’est aussi la chose la plus mystérieuse que nous connaissions.[15] « Grande profundum est homo. » Il y a des « profondeurs abyssales de la personnalité » qui nous surprennent parfois par l’immensité des perspectives qu’elles dévoilent à moitié. Nous sommes vaguement conscients de capacités non développées en nous — capacités d’énergie, d’intelligence et d’amour — que nous ne pouvons concevoir comme finalement frustrées et inutiles ; germes sans avenir, graines sans fruit ; et qui, par conséquent, irrésistiblement [ p. 53 ] désignent l’immortalité comme la seule condition dans laquelle un être personnel peut trouver son épanouissement. « En fait », dit Lotze — et la citation indiquera toute notre ligne de pensée ultérieure — « En fait, nous avons peu de raisons de parler de la personnalité des êtres finis ; c’est un idéal et, comme tout ce qui est idéal, n’appartient inconditionnellement qu’à l’Infini. La personnalité parfaite n’est qu’en Dieu ; à tous les esprits finis, il n’en est attribué qu’une pâle copie ; la finitude du fini n’est pas une condition productrice de cette personnalité, mais une limite et un obstacle à son développement [16].
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