CONFÉRENCE III. DÉVELOPPEMENT DE LA CONCEPTION DE LA PERSONNALITÉ DIVINE | Page de titre | CONFÉRENCE. V. AFFINITÉ MORALE NÉCESSAIRE À LA CONNAISSANCE D'UNE PERSONNE |
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Notre croyance en un Dieu personnel est, comme nous l’avons vu, fondée sur un instinct, ou un jugement instinctif, dont l’existence universelle ou quasi universelle est un fait historique, et que la critique négative ne parvient pas à expliquer. Par conséquent, lorsque nous examinons les divers arguments, preuves[1] qui soutiennent généralement cette croyance, nous devons nous rappeler qu’il s’agit là de tentatives visant à rendre compte, expliquer et justifier quelque chose qui existe déjà[2] ; à décomposer un jugement hautement complexe, quoique immédiat, en ses éléments constitutifs, dont aucun, isolément, ne peut avoir la complétude ni la force de la conviction initiale prise dans son ensemble. « La vérité de notre religion, comme la vérité des choses courantes, dit l’évêque Butler, doit être jugée par l’ensemble des preuves prises ensemble ; car probable [ p. 82 ] les preuves, en étant ajoutées, non seulement augmentent l’évidence, mais la multiplient[3] — une pensée sur laquelle le Dr Newman insiste avec beaucoup d’intensité. « La séquence logique formelle », dit-il, « n’est pas en fait la méthode par laquelle nous sommes en mesure d’être certains de ce qui est concret… La méthode réelle et nécessaire… est l’accumulation de probabilités, indépendantes les unes des autres, découlant de la nature et des circonstances du cas particulier qui est examiné — probabilités trop fines pour être valables séparément, trop subtiles et détournées pour être converties en syllogismes, trop nombreuses et variées pour une telle conversion, même si elles le étaient. « La pensée est trop vive et multiple, ses sources sont trop lointaines et cachées, son chemin trop personnel, délicat et détourné, son sujet trop varié et compliqué pour admettre les entraves d’un langage, quelle que soit sa subtilité et sa portée[4]. » Bacon avait la même idée avant lui, quoique dans un autre contexte, lorsqu’il disait : « La subtilité de la nature surpasse de loin celle des sens ou de l’intellect » ; et encore : « Le raisonnement syllogistique est totalement inadéquat à la subtilité de la nature[5]. » Or, nulle part ailleurs tout cela ne sera aussi vrai que dans l’étude d’une personne. Nous avons déjà vu que notre propre personnalité est une synthèse, une unité organique d’attributs, de facultés et de fonctions, qui présupposent, [ p. 83 ] s’impliquent et se qualifient mutuellement, sans jamais exister ni fonctionner séparément ; et cela peut nous suggérer combien toute preuve argumentative doit être inadéquate de l’existence, de la nature ou des attributs d’un Dieu personnel.
Il existe un certain nombre de preuves ou d’arguments reconnus sur la question, qui ont été diversement mis en avant à différentes époques et par différents courants d’esprit, mais dont aucun n’a perdu son crédit avant l’époque de Kant. Heine a comparé Kant, dans un moment de légèreté, à Robespierre, au motif qu’il réfutait le théisme aussi complètement que ce dernier a aboli la royauté en se débarrassant définitivement de ces preuves consacrées. Personne, bien sûr, n’approuverait aujourd’hui une telle comparaison ; mais elle mérite d’être soulignée pour son expression vigoureuse de l’opinion extrême que l’on pourrait avoir sur l’aspect négatif de l’œuvre de Kant. Car Kant a avoué avoir créé une époque dans l’apologie en démontrant, au moins de manière plus exhaustive que jamais auparavant, l’insuffisance totale des arguments purement intellectuels en faveur du théisme, considérés comme des tentatives de démonstration logique. Mais il a admis la nécessité de conserver, comme idée de la raison ou de l’hypothèse de travail de la pensée, cette conception même, qui ne pouvait être logiquement prouvée ; et, de plus, subordonnait l’intellectuel aux arguments moraux, par lesquels il était lui-même [ p. 84 ] convaincu. De plus, les négations en pensée ne sont jamais définitives ; elles ne sont que des étapes menant à une nouvelle forme d’affirmation. La persistance d’une croyance, dont les supports argumentatifs ont été supprimés, est une preuve supplémentaire de sa force inhérente ; et dans le cas qui nous occupe, la modification critique de ses prétendues preuves a conduit à une reconnaissance plus complète de la nécessité implicite de notre croyance en un Dieu personnel. « Car ces preuves », comme le dit le Dr John Caird, « … ne sont que des expressions de cette impossibilité de se reposer dans le fini et de cette référence implicite à un esprit infini et absolu… considéré comme impliqué dans notre nature d’êtres rationnels et spirituels. Considérées comme des preuves, au sens ordinaire du terme, elles sont sujettes aux objections qui leur ont été fréquemment opposées ; mais considérées comme une analyse de la logique inconsciente ou implicite de la religion, comme retraçant les étapes du processus par lequel l’esprit humain parvient à la connaissance de Dieu et y trouve l’accomplissement de sa propre nature la plus élevée, ces preuves possèdent une grande valeur [6].
Premièrement, il y a l’argument cosmologique[7], ou argument de la contingence du monde. On peut l’exprimer de diverses manières, mais le plus connu sous le nom d’argument en faveur d’une Cause Première. L’homme ne peut se contenter du simple spectacle des choses, ni du cortège des événements, sans [ p. 85 ] vouloir savoir comment ils ont été créés et pourquoi ils se produisent, autrement dit, quelle en est la cause. Et ce besoin instinctif d’une cause est aussi présent chez le sauvage que chez le sage : il s’agit d’une forme nécessaire de la pensée humaine, une façon de penser que nous sommes contraints de suivre de par notre constitution mentale. Dans les temps primitifs, les hommes tendent à satisfaire cet instinct en attribuant les phénomènes naturels à l’action immédiate d’êtres personnels comme eux – esprits de l’air, des bois et des eaux, souriant au lever du soleil et fronçant les sourcils sous la tempête. Et il est courant de dire que le progrès de la connaissance a consisté à substituer les agents naturels aux agents personnels, les faits scientifiques aux fantaisies mythologiques ; de sorte que, par exemple, nous ne considérons plus le tonnerre comme la voix de Dieu, ni les nuages d’orage comme ses armées, ni les éclairs comme ses flèches, mais comme les résultats nécessaires d’une perturbation électrique, elle-même due à des conditions atmosphériques antérieures, lesquelles peuvent à leur tour être retracées plus loin dans le temps, selon une séquence causale infinie. Or, il est bien sûr parfaitement vrai que la science a opéré ce changement de point de vue et doit toute son existence progressive à ce fait. Mais nous nous posons une très grande question si nous décrivons ce changement comme une substitution de causalité matérielle à une causalité spirituelle, plutôt qu’une interpolation d’étapes, ou de causes secondaires, entre un effet et sa cause première. Car les causes scientifiques ou secondaires ne sont pas du tout des causes, [ p. 86 ] du type de celles que réclame notre instinct causal ; Et, bien que ce soit la pression continue de l’instinct causal qui ait conduit à leur découverte, elles ne font que retarder, sans pour autant satisfaire, son besoin. Car les causes secondes ne sont que des antécédents, ou des états antérieurs, du phénomène en question, nous renvoyant à des antécédents ou des états antérieurs plus lointains : on les a parfois appelées la « somme des conditions » du phénomène, ce qui n’est évidemment qu’un autre nom pour le phénomène lui-même. Ainsi, elles appellent une explication autant que la chose qu’elles prétendent expliquer, et ne sont pas des réponses, mais seulement des extensions et des élargissements de la question originelle. Car les exigences originelles de l’instinct causal sont, pour une cause première, au sens de quelque chose qui doit rendre compte de l’effet donné sans avoir besoin d’être lui-même expliqué ; quelque chose qui n’est pas mû de l’extérieur et qui, par conséquent, est auto-mû ou auto-déterminé de l’intérieur. Or, nous avons une expérience réelle, quoique limitée, d’une telle cause en nous-mêmes.et là seulement. Nous sommes conscients de pouvoir déclencher des actions, des événements, et même, dans une certaine mesure, modifier les processus de la nature, en vertu de notre libre arbitre ou de notre pouvoir d’autodétermination. « Nous sommes », comme le dit Zeller, « la seule cause dont nous ayons une connaissance immédiate du mode d’action par intuition intérieure. » Et ce que nous exigeons, par conséquent, d’une cause première est analogue à ce que nous trouvons en [ p. 87 ] nous-mêmes et nulle part ailleurs. Ainsi, l’homme primitif, bien que non scientifique, n’était pas totalement antiphilosophique. Ignorant l’unité organique du monde, il lui attribua une pluralité de causes personnelles et, par conséquent, confondit ce que nous appelons aujourd’hui causalité première et causalité secondaire, c’est-à-dire l’action immédiate de la personnalité avec les moyens par lesquels elle agit. Mais, bien que la science ultérieure ait corrigé ces deux erreurs – et que, ce faisant, on ait souvent pensé qu’elle reléguait la personnalité à l’arrière-plan – elle n’a pas affecté, et ne peut pas affecter, notre exigence d’une cause première personnelle. Si nous cueillons une fleur et nous demandons comment elle est apparue, et qu’on nous dise qu’elle est en cours de création depuis un million de siècles et qu’elle a existé autrefois sous forme de poussière nébulaire, cela accroît énormément l’intérêt de notre question, mais ne nous fournit en aucune façon sa réponse. Une vaste histoire se déroule devant nous, dont la fleur est une partie inséparable ; mais nous sommes obligés par notre instinct causal de considérer l’ensemble comme un seul effet, et de nous demander quelle était sa cause ultime ou sans cause. Et cela nous amène à l’objection courante, qu’une cause première et une série infinie d’antécédents, ou causes secondaires, sont également inconcevables ; ou, comme on le dit parfois, qu’une cause première est une simple négation de la pensée, un simple résultat de notre incapacité à continuer à penser indéfiniment en arrière — le point où nous nous arrêtons dans notre impuissance, mais qui [ p. 88 ] n’implique aucune idée positive. Il résultera de ce que rae : t : . a dit précédemment que c’est une erreur. Une série infinie d’antécédents est non seulement inconcevable, au sens où elle ne peut être représentée par l’esprit — elle est en réalité impensable, car elle viole la nature même de la pensée, qui est d’exiger une cause qui n’ait pas d’antécédent. Alors qu’une cause première, au sens d’un moteur auto-mû, a été reconnue par les philosophes, de Platon à Hegel, comme une notion positive, et non une impuissance de la pensée, et est illustrée par l’analogie de notre autodétermination personnelle, la chose la plus connue de tous les autres êtres humains. La situation se présente donc ainsi : nous sommes, de l’aveu général, obligés de penser une cause première ; nous disposons d’une autorité suffisante pour affirmer que cette pensée véhicule une signification positive ; et nous ne pouvons interpréter cette signification que comme impliquant la personnalité. Il est peut-être regrettable…que nous devions employer le mot « premier » dans ce contexte ; car une cause « première » suggère facilement le membre le plus ancien d’une série, et donne ainsi de la couleur à l’erreur mentionnée ci-dessus ; alors que la cause en question n’est pas simplement une cause première, mais la cause première – entièrement différente, c’est-à-dire en nature, des autres – suprême, indépendante, unique ; la seule cause que notre instinct causal puisse reconnaître comme telle ; le corrélatif nécessaire de tout effet ; de sorte que nous ne pouvons penser à quoi que ce soit comme un effet, ou un mode d’être dérivé, sans [ p. 89 ] nécessairement penser à sa cause originelle, non dérivée. Cette cause peut agir ou non par l’intermédiaire d’une série intermédiaire d’agents ; mais l’idée de celle-ci se présente aussi immédiatement à l’esprit, lorsque nous cueillons une marguerite, que lorsque nous contemplons l’évolution éternelle des étoiles. Le même argument peut être présenté autrement, comme du relatif à l’absolu, ou du fini à l’infini. L’école empirique soutient que nous n’avons aucune conception positive de l’infini. L’infini, disent-ils, ne peut signifier que l’indéfini, l’etc. au-delà du fini, ce qui ne sert qu’à symboliser notre incapacité à poursuivre notre réflexion – comme lorsque le sauvage compte « un », « deux », « trois », « un grand nombre » : et, de plus, comme l’infini est la négation du fini, il doit évidemment être limité par le fini et ne peut donc être infini du tout. Tout cela serait fort plausible si le fini et l’infini ne différaient qu’en quantité, et non en qualité ou en nature ; si, en bref, ils n’étaient que de simples abstractions dont on aurait ôté toute la quantité. Mais ce n’est pas, en réalité, le sens des termes employés dans l’argument qui nous intéresse. Car lorsque nous parlons d’inférer l’infini du fini, ce fini, d’où part notre raisonnement, n’est pas une abstraction, mais le monde réel, visible, substantiel, concret qui nous entoure, animé de toute sa vie palpitante. Par conséquent, lorsque nous soutenons que ce fini implique un infini, [ p. 90 ] nous ne voulons pas dire qu’il implique une frange abstraite de vide en dehors de lui ; mais, au contraire, qu’il implique quelque chose d’infiniment plus englobant et concret que lui-même, quelque chose qui le sous-tend, l’inclut et le soutient, une réalité infinie, une plénitude infinie, une totalité dont il fait partie. Car les objets finis sont instables et n’ont pas d’identité permanente ; en fait, en un sens, ils n’ont aucune identité du tout, puisqu’ils sont déterminés par d’autres objets finis, situations, environnements, atmosphères, contextes, etc., et donc dépendants d’eux ; tous ces objets sont en constante évolution et impliquent d’autres dans leur évolution. L’eau s’évapore, l’air se décompose, les plantes et les animaux meurent chaque jour et se dissolvent en poussière :Tout est en train de devenir autre chose que soi-même. Pourtant, nous considérons le monde comme réel et substantiel, et nous y reconnaissons une méthode et un système. Et cela ne pourrait être le cas si sa dépendance ou sa relativité était infinie, si toutes choses dépendaient pour leur existence d’autres choses extérieures à elles-mêmes, et celles-ci à leur tour d’autres choses dans une étendue littéralement illimitée. Un tel monde ne serait pas un cosmos, mais un chaos.
« ruiner l’illimité inepte. »
Français La pensée même, par conséquent, de la dépendance du monde implique, comme corrélatif, la pensée d’un être indépendant, indéterminé de l’extérieur. [ p. 91 ] Il n’y a aucun doute sur le caractère inévitable de cette conclusion ; nous ne pouvons l’éviter, nous ne pouvons la dépenser. Selon l’expression de Kant, elle régit toute notre pensée. La seule question est de savoir si elle nous régit simplement comme une limite où la pensée est déjouée, ou si elle représente quelque chose que nous pouvons dans une certaine mesure concevoir, ou, en d’autres termes, une idée positive. Pouvons-nous penser positivement à un être indépendant, qui soutiendrait toutes les choses finies et dépendantes, sans pour autant devenir dépendant d’elles et perdre ainsi son identité ? Ici encore, la personnalité, et elle seule, nous assiste. En tant que personnes, nous sommes identiques au milieu du changement, et en raison de notre identité, nous sommes potentiellement infinis ; Car nous pouvons progressivement nous approprier les choses et les influences extérieures, et ainsi les transformer, de limites, en manifestations de nous-mêmes. Ainsi, nous sommes entourés d’autres personnes qui interfèrent avec nos actions et les entravent ; mais nous pouvons les gagner par affection pour qu’elles deviennent des amis, qui transmettront et multiplieront notre propre activité. Nous sommes prisonniers de langues étrangères ; mais nous pouvons les acquérir et ainsi les transformer d’obstacles en instruments d’accès plus large à nos semblables. Nous sommes limités par des lois ; mais, par l’obéissance, nous pouvons en faire les moyens de notre développement, en faisant nôtres leurs principes. Nous pouvons même guider les forces élémentaires, comme la chaleur et l’électricité, de s’opposer à notre volonté pour la soumettre. Et dans chacun [ p. 92 ] de ces cas, le processus est le même. Nous entrons spirituellement dans les formes d’être étrangères qui nous entourent, sans pour autant perdre notre identité ; et ainsi, au lieu de nous fondre dans leurs modes, nous en faisons des modes supplémentaires de nous-mêmes. Nous pouvons même aller plus loin dans la même direction, en créant librement des objets extérieurs – statues, tableaux, livres, machines – dans le seul but d’exprimer et d’étendre notre contenu intérieur, nos sentiments, nos pensées et notre volonté. Ainsi, bien qu’en tant qu’êtres finis, nous soyons nous aussi limités par le monde extérieur, en tant que personnes, nous pouvons progressivement faire nôtre ce monde ; abolir, pour ainsi dire, son extériorité et le rendre interne à nous-mêmes ; un monde intérieur plutôt qu’extérieur, dans lequel nous ne sommes plus esclaves, mais libres. Et tandis que nous réduisons ainsi les choses étrangères à la dépendance de notre personnalité, notre propre indépendance n’est pas aliénée, mais renforcée par le fait ; car, à mesure que les choses dont nous dépendons deviennent internes à nous-mêmes, nous devenons de plus en plus auto-dépendants. Suivant cette analogie, nous pouvons concevoir un Être infini comme un Être dont la seule limite est Lui-même, et qui est, par conséquent, autodéterminé, auto-dépendant, identique à lui-même ; incluant le fini.non pas comme un mode nécessaire, mais comme une libre manifestation de Lui-même, et ainsi, tout en constituant sa réalité, non affectée par son changement — en d’autres termes, comme une Personne Infinie.
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L’argument cosmologique est donc celui qui découle de la croyance que nous reconnaissons dans l’univers, indépendamment de nous, certaines qualités d’infinité, de réalité, de causalité, d’indépendance, etc., qui n’ont d’équivalent que dans le domaine de notre propre personnalité et ne peuvent donc être interprétées que comme des attributs d’une personne. Il ne prétend pas être une démonstration et, bien sûr, comporterait une erreur si on le formulait sous forme de syllogistique – l’erreur de tirer une conclusion plus large que les prémisses. Il s’agit plutôt de la justification intellectuelle d’une intuition instinctive qui, comme le dit Lotze, « trouve son origine dans la nature même de notre être ». C’est l’analyse de la conviction profonde qui pousse et a poussé l’homme, depuis des temps immémoriaux, à faire appel aux tempêtes de la terre à Celui qui siège au-dessus des flots ; à l’esclavage et à la fugacité de la terre à Celui qui demeure Roi à jamais.
« Je vois du changement et de la décadence partout autour de moi :
Ô Toi qui ne change pas, demeure avec moi.
Et cela nous conduit à l’argument téléologique [8], ou argument fondé sur les preuves d’une conception du monde. « Ne penses-tu pas », demande Socrate, « que le Créateur de l’homme lui a donné des yeux exprès pour qu’il puisse voir ? » avec la conclusion suggérée que l’existence des yeux doit être la preuve d’un Créateur intentionnel. Cet argument, depuis sa première [ p. 94 ] apparition dans la philosophie grecque, a été l’un des plus solides soutiens de la théologie naturelle dans l’esprit ordinaire. Il a connu une longue histoire controversée ; mais aucune des objections soulevées contre lui n’a réellement différé de celles qu’Aristote a vues et auxquelles il a répondu à son époque. « E pur se muove. » Il conserve encore un poids et une force impressionnants qui montrent qu’il contient plus que ce que l’analyse logique peut détecter ou réfuter. La doctrine moderne de la sélection naturelle, cependant, a conduit à la réouverture de la question. La nature regorge d’exemples d’adaptation, et notamment d’adaptation au futur, trop nombreux, trop complexes et variés pour être le fruit du hasard, et implique donc un esprit. Telle a été la forme traditionnelle de l’argumentation ; et, par conséquent, la doctrine de la sélection naturelle a été considérée comme la discréditant, en démontrant que l’adaptation pourrait, après tout, être due au hasard. Car si cent organismes variés sont apparus par hasard, et que quatre-vingt-dix-neuf d’entre eux, inadaptés à leur environnement, périssent et tombent dans l’oubli, le seul qui est le mieux adapté à son environnement, et donc survit, semblera devoir à une conception intentionnelle ce qui est en réalité dû à une variation accidentelle. Et si nous pouvions concevoir que ce processus de sélection naturelle, par la survie du plus apte, ait opéré exclusivement dans l’univers, [ p. 95 ] le résultat serait une apparence de conception sans sa réalité, et l’argument des causes finales disparaîtrait. Or, la sélection naturelle est, bien sûr, une vera causa, un principe incontestablement valable dans tout le monde organique, et dont la découverte a révolutionné notre science. Mais en soi, elle ne touche pas à la question philosophique des causes finales. Elle a été empruntée à cette fin par le matérialisme, et il n’existe aucun lien nécessaire entre son utilisation scientifique comme démonstration de la méthode naturelle et son utilisation abusive par le matérialisme comme réfutation de l’esprit de la nature. Tout d’abord, de nombreuses difficultés s’opposent à ce que nous reconnaissions la sélection naturelle comme seule cause du développement organique ; quant à la possibilité qu’elle puisse jamais rendre compte des propriétés mécaniques et chimiques de la matière inorganique, cette matière déjà « manufacturée », comme on l’a appelée, à partir de laquelle les organismes se développent, elle est, pour le moins, extrêmement douteuse. Et…Même si tout ce terrain devait un jour être occupé par la sélection naturelle, la variabilité originelle de la matière, sans parler de la matière elle-même, resterait encore à expliquer. La sélection naturelle agit en sélectionnant les variations, et les variations doivent exister avant de pouvoir être sélectionnées. Elles ne peuvent pas être dues par elles-mêmes à l’opération d’un principe, dont elles sont la présupposition nécessaire. Or, lorsque nous parlons de variations fortuites, nous n’entendons pas, bien sûr, [ p. 96 ] des variations sans cause, mais simplement des variations dont nous ignorons la cause, c’est-à-dire les conditions antérieures. En fait, les variations d’aujourd’hui sont issues nécessairement de celles d’hier, et celles d’hier encore d’autres, nous ramenant finalement à la variabilité originelle de la matière. L’état actuel du monde est donc une conséquence nécessaire de cette variabilité ; Et, si l’état actuel du monde est rempli d’adaptations suggérant un dessein, la variabilité primitive dont ces adaptations ont résulté doit le suggérer au même degré. Mais le matérialiste occulte cette conclusion en manipulant le mot hasard et en parlant de variations « hasardeuses » comme si elles étaient réellement accidentelles. En réalité, toutes les variations sont rigoureusement déterminées ; et, si les cerveaux de Platon ou de saint Paul étaient le résultat de la sélection naturelle, ils devaient néanmoins être potentiellement présents dans la condition première du monde matériel. Le hasard, au sens d’accident, ne peut avoir opéré qu’avant l’apparition du système actuel ; car il n’y a pas de place pour lui dans ce système, sinon il ne serait pas un système. Dans ce cas, comme le remarque le professeur Mozley, « il a dû agir jusqu’à un certain temps, puis produire son propre contraire » ; ou, en d’autres termes, cesser d’agir. Mais ce n’est là qu’une façon populaire et imagée de dire que le hasard est impensable. Notre instinct causal l’exclut. Et, à l’exclusion du hasard, [ p. 97 ] l’usage illégitime de la sélection naturelle disparaît. Car dès que nous comprenons que l’adaptation implique l’adaptabilité, et que des adaptations définies impliquent des déterminations définies de cette adaptabilité, ou, en d’autres termes, que la sélection naturelle ne peut agir que sur un matériau préparé, l’évidence du dessein reprend son emprise. Le matérialisme, de tous temps, a emprunté ses instruments à la science physique contemporaine ; et la présente tentative n’est qu’une parmi tant d’autres qui ont échoué de la même manière, non pas à cause de la faiblesse de l’instrument scientifique, mais à cause de la nature intenable de la position matérialiste.
Entre-temps, l’argument du dessein a plutôt gagné qu’il n’a perdu avec la science moderne. Car, dans sa forme ancienne, on avait coutume de comparer la nature, et ses divers éléments, à des machines ou à des œuvres d’art, c’est-à-dire à des objets créés dans un but précis et dont les éléments constitutifs n’ont de sens que dans leur relation à l’ensemble. Cela impliquait une séparation excessive entre les moyens et les fins de la nature, et conduisait souvent à des conclusions forcée et artificielles, comme celle selon laquelle les fruits étaient destinés à nourrir les oiseaux ou les insectes, alors que ce faisant, leur fonction la plus évidente était détruite. C’est cette forme de doctrine que Bacon et Spinoza attaquaient particulièrement. Mais nous en sommes maintenant venus à considérer la nature comme une unité organique, un organisme composé d’organismes, [ p. 98 ] et donc essentiellement vivant. Or, la vie se caractérise par le fait que chaque phase, chaque instant, est, en un sens, complet en soi et peut être considéré comme une fin, même s’il peut contribuer à des fins futures plus complètes et plus justes. Par conséquent, l’absolu de l’ancienne distinction entre moyens et fins a disparu. Tous les « moyens » de la nature sont, relativement parlant, des fins et, à ce titre, ont une valeur propre. La feuille, la fleur, le fruit et la joie d’exister de l’animal sont à la fois des fins en soi et contribuent pourtant à d’autres fins. D’autre part, toutes les fins de la nature sont, relativement parlant, des moyens. L’œil humain, par exemple, considéré comme un instrument de vision, peut être considéré comme l’une des fins de la nature – le point où une longue évolution complexe trouve sa limite ; puisque les défauts optiques mêmes dont on l’a imprudemment accusé sont désormais reconnus comme améliorant son utilité réelle. Mais l’œil ne se contente pas de voir, il brille et parle, devenant ainsi à son tour un moyen d’attraction émotionnelle et de communication spirituelle, plus beau que le saphir, plus expressif que la langue ; alors qu’aucune de ces qualités ne peut en aucune façon être liée à son évolution physique en tant qu’instrument de la vue. Or, un système dont chaque phase et chaque partie, tout en existant pour lui-même, existe aussi [ p. 99 ] pour le tout, suggère, si possible, davantage une conception rationnelle que ne le ferait même une machine, surtout lorsqu’il s’agit d’un système progressif qui aboutit à la production d’un être rationnel. Et ainsi, nous pouvons dire à juste titre que la science moderne, tout en corrigeant, a enrichi et mis en valeur les preuves de la conception. Ces preuves peuvent ne pas équivaloir à une démonstration ; Et, en effet, considéré logiquement, il ne s’agit que d’une partie d’un argument, car il s’appuie, pour sa prémisse principale, sur l’argument précédent en faveur d’une cause première, et, pour sa confirmation la plus solide, sur l’argument moral, qui démontre que le monde matériel est subordonné aux objectifs moraux de l’homme. Mais, pris isolément,Le simple spectacle de la nature crée sur l’imagination une impression à laquelle il est difficile de résister. Nous pouvons souvent déceler une finalité dans une création humaine – un tableau ou une machine – sans vraiment la comprendre. Il en va de même pour la nature. Nous sommes conscients de vivre en présence d’innombrables adaptations exquises et admirables, trop complexes pour être démêlées, trop curieuses et belles pour être ignorées, trop infiniment diverses pour être saisies par un seul esprit ; elles suggèrent irrésistiblement la présence d’une raison directrice, instructive et intérieure, qui transcende évidemment la nôtre tout en faisant constamment appel à elle. Et l’analogie humaine la plus proche se trouve, non pas dans l’acte isolé de la raison qui crée une œuvre d’art ou exécute une œuvre définie une fois pour toutes, mais dans la conscience continue [ p. 100 ] qui coordonne toutes les fonctions de notre être, se manifestant dans chaque pensée, parole ou action momentanée, et conférant ainsi à chaque heure qui passe une valeur propre, tout en contrôlant et en subordonnant tout, comme des moyens, pour atteindre sa fin ultime. Autrement dit, nous voyons dans la nature, non seulement un artiste ou un créateur, mais une personne.
Or, les deux arguments ci-dessus reposent sur l’hypothèse sous-jacente que la pensée elle-même est valide, et non un simple rêve chimérique ; une position que l’esprit occidental ordinaire, du moins, est parfaitement disposé à tenir pour acquise, mais qui entraîne une conséquence importante, difficilement acceptée ni comprise. Penser, c’est savoir, et le désir de savoir, qui me pousse à penser, fait partie intégrante de mon esprit. Mais un tel désir présuppose la conviction, de ma part, qu’il existe quelque chose de connaissable, c’est-à-dire d’intelligible. Si je tombe sur un alphabet pour enfants, empilé sur une table, je ne m’attends pas à en tirer quoi que ce soit, car les lettres ne sont pas disposées ; elles n’écrivent rien et sont donc inintelligibles. En revanche, si je trouve un livre ouvert, je m’attends immédiatement à en apprendre quelque chose, car ses lettres sont disposées de manière intelligible et véhiculent un sens. Or, c’est le même genre d’attente qui sous-tend tout notre désir de connaître le monde extérieur : la conviction qu’il est intelligible [ p. 101 ] et donc connaissable. Et lorsque nous mettons notre désir en pratique, nous trouvons cette conviction justifiée. Nous découvrons que l’univers est un système de relations mathématiques, mécaniques, organiques, vitales et morales, intelligibles et non chaotiques. Ses lettres sont arrangées. Mais des relations intelligibles ne peuvent exister que par la pensée, et comme ces relations sont certainement indépendantes de tout penseur humain, elles doivent exister par une pensée universelle ; on peut dire que le penseur individuel y entre, ou elle dans le penseur individuel, comme on dirait qu’en lisant un livre nous entrons dans l’esprit de l’auteur, ou l’esprit de l’auteur en nous. Et comme nous ne pouvons concevoir la pensée sans penseur, la pensée universelle doit signifier un esprit absolu ou universel. Notre constitution d’êtres pensants nous oblige donc à supposer que notre pensée correspond aux choses ; ce qui ne peut être le cas que si les choses sont intelligibles ; ce qui, encore une fois, ne peut être le cas que si elles procèdent d’un esprit – et un esprit qui doit être la source de tout ce qui est intelligible (y compris tous nos idéaux), et donc être le plus élevé que nous puissions penser, et donc, au moins, être personnel. Cette conviction initiale est, en fait, le début de notre contact avec un tel esprit, ou le début de sa révélation à nous, un contact et une révélation qui augmentent à mesure que nous avançons sur le chemin de la [ p. 102 ] connaissance. C’est la ligne de pensée que l’on appelle communément la preuve ontologique 1, et qui, bien que souvent associée exclusivement aux noms d’Anselme et de Descartes, sous-tend l’idéologie platonicienne et est développée par Augustin.« Le véritable sens de la preuve ontologique est le suivant », dit le Dr J. Caird, « qu’en tant qu’êtres spirituels, toute notre vie consciente est fondée sur une conscience de soi universelle, une vie spirituelle absolue, qui n’est pas une simple notion ou conception subjective, mais qui porte en elle la preuve de son existence ou de sa réalité nécessaire [9]. »
Telles sont, dans leurs grandes lignes, les preuves intellectuelles de l’existence de Dieu ; suggestions d’une probabilité qui, pour beaucoup, paraît d’autant plus lourde de sens qu’elles ne peuvent être exprimées sous forme syllogistique. Et comme la critique la plus sévère à leur encontre est associée au nom de Kant (bien qu’elle ait été fortement nuancée par ses successeurs), il est important de rappeler l’objectif visé par Kant. Il est tout à fait faux de dire qu’il était incohérent dans ses deux critiques de la Raison pure et pratique, tentant faiblement de reconstruire dans l’une ce qu’il avait réussi à détruire dans l’autre. Il considérait clairement cette double œuvre comme un tout, dont l’objectif final était de revendiquer la réalité de la liberté, et par elle, de Dieu et de l’Immortalité. Et cette œuvre, il cherchait à [ p. 103 ] accomplir, en montrant d’abord que notre raison spéculative ne pouvait pas agir au-delà des limites de l’expérience sensible, et ne pouvait donc jamais prouver ou réfuter l’existence d’un Dieu ; puis en montrant que notre raison pratique, se déplaçant dans une région au-delà de l’expérience phénoménale, et par conséquent hors de portée de la critique de cette région, contient en elle-même la conscience de la liberté et une loi morale ; dont la réalisation dans le monde est la preuve la plus forte et la plus suffisante de la réalité de Dieu, une chose qu’il n’a jamais « niée un seul instant ou même seulement douté ». Et quelle que soit donc notre opinion sur la philosophie de Kant, nous ne devons pas permettre que l’autorité de son nom soit revendiquée en faveur d’un agnosticisme ultime.
Ceci nous conduit naturellement à l’argument suprême en faveur de l’existence de Dieu, à savoir l’argument moral[10]. On peut l’énoncer en une phrase, mais on ne peut l’épuiser en un varus : nous sommes conscients d’être libres, tout en étant soumis à une loi morale, laquelle ne peut être conçue que comme émanant d’un auteur personnel.
C’est un argument qui nous touche trop profondément pour nécessiter de longues explications. « Notre grand maître intérieur en religion, dit le Dr Newman, est notre conscience. » « La conscience est un guide personnel, [ p. 104 ] et je l’utilise parce que je dois m’en servir moi-même… La conscience est plus proche de moi que tout autre moyen de connaissance… La conscience aussi nous enseigne non seulement que Dieu existe, mais ce qu’il est[11] » C’est cette familiarité pratique que nous avons tous avec la conscience qui rend l’argument moral si attrayant. Mais des nuages de controverse se sont accumulés autour de lui et en ont brouillé les contours : des batailles ont été engagées sur des questions hors de propos ; et le maintien malavisé de formes de défense obsolètes a souvent donné à ses adversaires un avantage apparent. Il peut donc être utile d’exposer brièvement le cas. L’argument en question part de deux faits de conscience : la liberté et l’obligation. Nous avons déjà évoqué le fait que la liberté est enracinée dans notre conscience de soi, mais il sera bon de revenir un instant sur ce point. Je me trouve dans un monde dont les événements et les phases sont liés causalement dans une chaîne indissoluble, et mon organisme corporel est une partie inséparable de ce monde. Je ne prétends donc pas être capricieusement indépendant de ce qu’on appelle le règne universel de la loi. Mais je possède cette particularité : alors que toutes les autres choses dans le monde sont nécessairement déterminées par des agents ou des causes externes, j’ai le pouvoir de faire miennes les influences extérieures qui [ p. 105 ] affectent ma conduite, avant de les laisser faire, les transformant ainsi de forces étrangères en lois intérieures ; de sorte que, lorsque je suis déterminé par elles, je ne suis pas déterminé de l’extérieur, mais de l’intérieur. Ce processus est mieux illustré dans le cas des appétits et des désirs corporels ; Parce qu’ils nous relient si clairement au monde matériel et à son ordre inévitable, que c’est là, si tant est que je m’y trouve, que je m’en trouve esclave. Quel est donc le processus d’agir à partir d’un tel désir ? Nous ressentons un désir et agissons en conséquence. Mais quelque chose s’interpose entre le moment où nous ressentons le désir et celui où nous commençons l’acte. Le désir n’entraîne pas l’action comme un événement physique en entraîne un autre. Nous devons d’abord nous dire, même implicitement et à demi-inconscient : « La satisfaction de ce désir me comblera, et donc je la satisferai. » Autrement dit, je me représente la satisfaction du désir, en imagination, comme un idéal, une fin ou un objet pour moi-même. Je me représente satisfait à moi-même désirant, je me représente à moi-même, moi-même comme objet à moi-même comme sujet. Et ce n’est pas l’effet physique du désir, le simple sentiment pathologique, mais l’action métaphysique de l’image mentale qui détermine finalement mon action ou qui est mon mobile.Or, il est impossible de soutenir que, durant ce processus, l’esprit ne soit qu’un spectateur passif de ce qui se passe en lui. Il intègre consciemment la matière première du désir à sa propre machine spirituelle et la transforme en motifs. Et cela, il ne peut le faire [ p. 106 ] que par sa conscience de soi, ou son pouvoir de se retourner sur lui-même et de se regarder en face, se distinguant ainsi en sujet et en objet ; car cela lui permet de transformer ses divers sentiments et affections subjectifs en objets ; les transférant, pour ainsi dire, avec un changement de signe, du côté subjectif au côté objectif de l’équation, où, en tant qu’objets, ils peuvent être discutés, comparés, rejetés ou poursuivis. En d’autres termes, nous devons extraire nos sentiments physiques de leur contexte physique avant d’agir en conséquence, et ne pouvons donc être gouvernés par la nécessité qui leur est attachée ; puisqu’ils ne conservent cette nécessité que tant qu’ils demeurent dans leur contexte en tant que partie du monde matériel. La vérité de cette analyse ne sera évidemment pas affectée par la nature du sentiment en question. Elle s’applique également à tous les matériaux dont peuvent être issus des motifs : l’appétit corporel, les sympathies et sentiments altruistes, et les sanctions de la loi positive. Car les récompenses et les peines de la loi positive ne peuvent pas plus nous contraindre que nos désirs physiques. Ils ne peuvent commencer à agir sans une conscience de soi capable de les présenter comme des objets à elle-même, et ainsi de les traduire en motifs, aussi incapable que soit l’esprit sauvage d’analyser un tel processus. Par le fait même de dire « Telle est la loi », je m’en sépare ; je la mets hors de moi ; je m’en [ p. 107 ] tiens à l’écart, et je brise ainsi l’inévitable nécessité par laquelle elle peut sembler m’enchaîner à première vue. Si je m’engage alors à m’y réunir par l’obéissance, ou si j’en fais mon motif, je le fais de mon propre chef. J’agis, comme le dit Kant, non pas en fonction de la loi, mais de la conscience de la loi. Aussi forte que puisse être la loi positive, je dois donc me l’approprier et en faire ma loi avant qu’elle puisse agir. C’est dans cette capacité à créer, ou à coopérer à la création de mes propres motivations, avec le pouvoir sélectif qu’elle implique inévitablement, que réside ma liberté – étant, en fait, une liberté conditionnée ou constitutionnelle. Elle repose sur la garantie de ma propre conscience de soi, dont elle est, en vérité, une propriété nécessaire ; et, par nature, elle ne peut jamais être critiquée ni expliquée par aucune science ; car la science ne peut traiter que d’objets ; et la liberté ne peut jamais devenir un objet, étant une fonction inaliénable de ma subjectivité ou de mon moi.
La liberté est donc un point sur lequel nous ne pouvons tolérer ni tergiversations ni jonglages dans nos arguments. Elle est unique, mais elle va de soi ; et toute tentative de l’expliquer implique une pétition de principe.
Il en va autrement de notre point suivant : le sens du devoir ou l’obligation morale ; car celui-ci a une histoire dont les débuts sont obscurs et laissent donc place aux conjectures. Néanmoins, il sera plus simple de garder soigneusement à l’mental [ p. 108 ] la distinction entre la forme et le contenu de la loi morale. Ce dernier – c’est-à-dire l’ensemble des devoirs particuliers qui constituent la moralité d’une nation ou d’un homme – varie, et a toujours varié, selon les lieux et les époques. Mais le fait même de ces variations ne fait que mettre en relief la constance de l’élément formel, ou le sens de l’obligation, qui leur est commun à tous. Car si mille personnes pensent avoir mille devoirs différents, leurs divergences de détail ne font que souligner le sens général du devoir sur lequel elles concordent.
Si l’on se tourne ensuite vers l’histoire, avec cette distinction à l’esprit, on retrouve le sens du devoir ou de l’obligation chez toutes les races civilisées. Il n’a jamais été exprimé avec plus de force que par les moralistes préchrétiens de Grèce et de Rome, et la recherche moderne l’a clairement reconnu dès l’Antiquité la plus reculée – en Inde, en Perse et en Chine, à Babylone et en Égypte. Les hommes ne l’ont peut-être pas plus respecté qu’aujourd’hui ; pourtant, il a toujours existé, explicitement accepté par les esprits supérieurs et susceptible d’être abordé comme implicitement présent par les esprits inférieurs. Mais il est suggéré qu’il en va différemment dans ce que l’on pourrait appeler l’histoire hypothétique, c’est-à-dire l’histoire de l’homme primitif reconstruite par analogie avec le sauvage moderne. Le fait que le sauvage moderne soit toujours un sauvage pourrait à juste titre être invoqué comme une réserve considérable [ p. 109 ] de sa prétention à représenter l’homme primitif, qui, par hypothèse, aurait dû être le père de tous les peuples progressistes. Sa condition suggère bien plus une dégradation qu’une intégrité primitive. Et, même en faisant abstraction de ce point, rien ne prouve que les races non civilisées soient immorales. Leur moralité n’est certes pas celle de la civilisation, c’est-à-dire que son contenu diffère du nôtre. Mais il ne s’ensuit nullement, comme on le suppose trop facilement, qu’elles soient dépourvues de faculté morale latente ou de sens des obligations. Au contraire, il existe une institution mondiale qui va dans le sens inverse : le système du tabou. Le tabou inclut la double notion de révérence et d’aversion religieuses : la crainte de pénétrer dans certains lieux, objets et personnes sacrés, et la peur du contact avec certaines autres personnes profanes. Or, si l’on sépare le contenu de cette loi du tabou – c’est-à-dire les détails qu’elle prescrit ou proscrit – des sanctions sur lesquelles elle repose, on constate que ces dernières sont étroitement analogues, voire identiques, aux sanctions morales de la civilisation : soit l’espoir et la crainte religieux, soit un sentiment inexplicable d’obligation, si fort que sa violation entraîne parfois la mort. Et, face à ce fait, on peut affirmer à juste titre que les races non civilisées n’apportent aucun soutien à la théorie d’une condition immorale de l’humanité. Quatrefages va jusqu’à dire que [ p. 110 ] « l’identité fondamentale de la nature humaine ne se manifeste nulle part de manière plus frappante » que dans le domaine moral [12].
Il n’est cependant pas vraiment nécessaire, pour défendre notre argument, de suivre ses adversaires dans cette région obscure. Le verdict de l’histoire authentique suffit. Car « les choses sont ce qu’elles sont », indépendamment de leur origine. La véracité des découvertes astronomiques n’est pas affectée par le fait que la faculté qui les a faites ne pouvait autrefois compter jusqu’à quatre. De même, l’inférence du sens moral ne doit pas être discréditée, car son évolution a été progressive.
La conclusion est la suivante : l’homme est conscient d’une obligation impérative qui pèse sur sa conduite. Il ne s’agit pas d’une nécessité physique, déguisée sous une forme quelconque, car il est également conscient d’être libre de l’accepter ou de la refuser. Elle ne peut naître de lui, car il n’a aucun pouvoir de la défaire ; et elle accomplit des desseins que son agent ne prévoit pas sur le moment – des résultats pour lui-même et pour autrui qu’il peut reconnaître ultérieurement comme rationnels, mais que sa propre raison individuelle n’aurait jamais pu concevoir. Elle ne peut être la voix d’autrui, même si la loi humaine peut l’exprimer partiellement ; car elle s’adresse à ses motivations, qu’aucune loi ne peut sonder, et l’appelle à des réalisations [ p. 111 ] qu’aucune loi ne peut atteindre. Pourtant, malgré toute son indépendance d’auteur humain, elle a des notes de personnalité. Elle commande notre volonté avec une autorité que nous ne pouvons attribuer qu’à une volonté consciente. Elle nous contraint à des modes d’action que nous ne cherchons pas, mais qui produisent des résultats que seule la raison aurait pu prévoir. Elle éduque notre caractère avec une subtile influence qui suggère irrésistiblement une sollicitude paternelle. Les philosophes qui l’ont explorée, les saints et les héros qui lui ont obéi et aimé, les pécheurs qui l’ont défiée, sont d’accord sur ce point. Et l’inévitable conclusion est qu’elle est la voix d’un Dieu personnel.
Tel est l’argument moral dans ses grandes lignes ; et il faut l’envisager dans son ensemble pour en saisir la force. L’autorité de la loi morale ne doit pas être dissociée de sa rationalité, car c’est dans leur combinaison que réside sa valeur probante. Elle nous commande, et nous lui obéissons aveuglément, quant à la prévision précise de ses résultats ; pourtant, cette obéissance aveugle aboutit invariablement à un développement personnel et à un progrès social qui impliquent un dessein providentiel. Et c’est ce caractère téléologique de l’obligation morale qui rend sans importance le mode de sa première apparition. La liberté, son présupposé, nous devons et pouvons la défendre avec succès. Mais nous ne sommes liés à aucune théorie particulière de l’émergence historique du sens moral. Car son évolution est sa justification ; ce qu’elle est prouve ce qu’elle [ p. 112 ] était. Les résultats spirituels qu’elle a obtenus révèlent la nature spirituelle de sa cause.
Cet argument corrobore évidemment les précédents, car il les résume tous à un niveau supérieur. Il renforce notre nécessité de croire en une cause première libre ; il démontre que la raison du monde est, de plus, une raison juste ; et il renforce l’évidence du dessein. Il couronne ainsi la convergence d’arguments probables qui naissent du cœur même de notre conscience personnelle et ne peuvent être réfutés, même plausiblement, qu’en supposant que cette conscience elle-même est fondamentalement fausse.
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