[ p. 172 ]
Genji se décida enfin à s’exiler volontairement, avant que l’avis de la Cour impériale ne soit rendu public contre lui. Il avait entendu dire que la magnifique côte de Suma était un lieu de retraite idéal et que, bien qu’autrefois peuplée, on n’y trouvait plus que quelques habitations de pêcheurs disséminées çà et là. Il décida finalement de s’exiler volontairement à Suma.
Une fois sa décision prise, il regretta quelque peu de quitter la capitale, bien que celle-ci lui eût jusque-là semblé peu agréable. La première chose qui le troubla fut la jeune Violette, qu’il ne pouvait emmener avec lui. La jeune femme de la « Villa des Fleurs Tombantes » (bien qu’il ne fût pas un visiteur fréquent) était également l’objet de ses regrets.
Malgré ces sentiments, il se prépara à partir fin mars, et finalement, à quelques jours de l’heure fixée pour son départ, il se rendit secrètement, à la faveur de la soirée, au manoir de l’ex-Sadaijin, dans une voiture ajiro, généralement utilisée par les femmes. Il pénétra dans les appartements intérieurs, où il fut accueilli par la nourrice de son petit enfant. Le garçon grandissait vite, pouvait se tenir debout et trottiner, et se jeta dans les bras de Genji dès qu’il le vit. Ce dernier le prit sur ses genoux en lui disant : « Ah ! mon bon petit, je ne t’ai pas vu depuis un moment, mais tu ne m’oublies pas, n’est-ce pas ? » L’ex-Sadaijin entra alors. Il dit : « J’ai souvent pensé venir vous parler, mais voyez-vous, ma santé est très mauvaise ces derniers temps, et je me présente rarement à la Cour, ayant démissionné de mes fonctions. Il serait malhonnête de faire parler de moi et de dire que je me dégourdis les jambes quand des affaires privées me plaisent. Bien sûr, je n’ai aucune raison particulière de craindre le monde ; néanmoins, s’il est quelque chose d’effrayant, c’est bien le monde démagogique. Quand je vois les choses désagréables qui vous arrivent, qui n’étaient pas plus probables que la chute du ciel, je sens vraiment que tout au monde m’agace. »
« Oui, ce que tu dis est en effet vrai », répondit Genji. Cependant, tout ce qui existe au monde – ceci ou cela – est le résultat de nos actions passées. Si nous creusons profondément, nous verrons que chaque malheur n’est que le résultat de notre propre négligence. Les exemples d’hommes ayant perdu les plaisirs de la Cour ne manquent pas. Certains de ces cas peuvent ne pas aller jusqu’à la privation de titres et d’honneurs, comme c’est le cas pour moi ; [^105] néanmoins, si quelqu’un ainsi banni des plaisirs de la Cour se comporte avec autant d’insouciance que ceux à qui un tel malheur n’est pas arrivé, ce ne serait pas convenable. C’est du moins ce qu’on considère en pays étranger. Le repentir est ce à quoi on doit s’attendre en de telles circonstances, et le bannissement dans une localité éloignée est une mesure généralement adoptée pour des délits différents des délits ordinaires. Si, me fiant simplement à mon innocence, je passais inaperçu du récent mécontentement de la Cour, cela ne ferait que m’attirer un déshonneur plus grand. J’ai donc décidé de s’exiler volontairement, avant de recevoir une telle condamnation de la Cour.
Puis la conversation retombait, comme d’habitude, sur les souvenirs du défunt ex-Empereur, ce qui les attrista ; tandis que l’enfant, qui jouait innocemment à proximité, les rendait encore plus sombres. L’ex-Sadaijin poursuivit : « Je n’oublie jamais la mère du garçon, mais j’ose presque penser qu’elle a eu la chance d’avoir vécu si peu de temps et d’être épargnée par le chagrin irréel que nous subissons actuellement. Quant au garçon, la première chose qui me paraît insupportable, c’est qu’il puisse passer un moment de sa belle enfance loin de vos yeux. Comme vous le dites, les exemples de personnes qui ont subi un sort misérable sans avoir commis de véritable offense ne manquent pas ; pourtant, dans de tels cas, il y avait un prétexte pour justifier un tel traitement. Je ne vois rien de tel contre vous. »
Tandis qu’il parlait ainsi, Tô-no-Chiûjiô les rejoignit et, partageant du saké, ils poursuivirent leur conversation jusque tard dans la soirée. Cette nuit-là, Genji resta au manoir.
Tôt le lendemain matin, il rentra chez lui et passa la journée entière avec Violette dans l’aile ouest. Il convient de noter qu’elle n’était presque jamais avec son père, même depuis son enfance. Il désapprouvait fortement la présence de sa fille chez Genji et la façon dont elle avait été enlevée ; il n’avait donc pratiquement jamais de communication avec elle, ni ne lui rendait visite. Ces circonstances lui firent ressentir l’affection de Genji plus intensément qu’elle ne l’aurait fait autrement ; on imagine donc aisément sa tristesse à l’idée de le quitter dans quelques jours.
Vers le soir, le prince Sotz vint lui rendre visite avec Tô-no-Chiûjiô et quelques autres. Genji, pour les recevoir, se leva et revêtit un de ses Naoshi, simple et sans motif, comme il sied à quelqu’un qui n’avait plus de titre. S’approchant du miroir pour se peigner, il remarqua que son visage avait beaucoup maigri.
« Oh, comme j’ai changé ! » s’exclama-t-il. « Suis-je vraiment comme cette image que je me vois ? » dit-il en se tournant vers la jeune fille, qui lui lança un regard triste et larmoyant. Genji poursuivit :
« Bien que changé, j’erre au loin,
Mon âme restera toujours avec toi,
Peut-être dans le rayon mystique de ce miroir,
Mon visage peut encore rester visible.
À cela, Violette répondit :
« Si dans ce miroir je pouvais voir,
Toujours ton visage, alors ce serait
Ma consolation quand tu seras parti.
En disant cela, elle tourna le visage vers un côté de la pièce, dissimulant ainsi les larmes qui s’accumulaient dans ses doux yeux. Genji la quitta alors pour recevoir ses amis, qui, cependant, ne restèrent pas longtemps, quittant le manoir après une brève conversation de nature consolatrice. Ce soir-là, Genji rendit visite aux sœurs de la villa « Fleur Tombante ».
Le lendemain, les derniers arrangements nécessaires à ses affaires domestiques furent pris à sa résidence. La gestion du manoir fut confiée à quelques amis de confiance ; celle de ses terres et pâturages, ainsi que la garde de ses documents, furent confiées à Violette, à qui il donna toutes les instructions nécessaires. De plus, il enjoignit à Shiônagon, en qui il avait placé sa confiance, de lui apporter toute l’aide possible. Il fit savoir à tous les résidents qui souhaitaient rester au manoir en attendant son retour qu’ils pouvaient le faire. Il offrit également un cadeau approprié à la nourrice de son fils et aux dames de la « Villa des Fleurs Tombantes ». Une fois toutes ces choses accomplies, il s’occupa d’écrire des lettres d’adieu à ses amis intimes, comme la jeune fille d’Udaijin et d’autres, qu’il n’avait jamais visités.
La veille de son départ, il se rendit à cheval sur la tombe de son père. En chemin, il rendit visite à la princesse Wistaria, puis se dirigea vers la montagne où reposait la dépouille. La tombe était située au milieu des hautes herbes, sous un feuillage épais et sombre. Genji s’avança vers la tombe et, à moitié agenouillé devant elle, à moitié sanglotant, il prononça de nombreuses paroles de souvenir et de tristesse. Bien sûr, aucune réponse ne lui parvint. La lune était alors cachée par de sombres nuages, et le vent soufflait avec violence et intensité, lorsque soudain, le fantôme d’un mort apparut devant ses yeux.
« Comment son image me paraîtrait-elle,
Il connaissait le secret du passé ;
Comme cette lune dans un ciel nuageux,
Regarde la scène mystérieusement.
Il est rentré à son manoir tard dans la nuit.
Tôt le matin, il envoya une lettre à Ô Miôbu, la nourrice de l’héritier présomptif, dans laquelle il disait : « Je quitte enfin la capitale aujourd’hui. Je ne sais pas quand je pourrai revoir le prince. C’est sur lui que se concentrent mes pensées et mes angoisses, plus que tout. Réfléchis à ces sentiments et confie-les-lui. » Il envoya également la lettre suivante, attachée à une branche de cerisier, déjà clairsemée :
« Quand reverrai-je ces scènes,
Et contempler les fleurs du printemps en fleurs,
Comme un rustique de sa maison de montagne,
Vais-je venir en simple spectatrice ? [ p. 176 ] Ô Miôbu les lut attentivement au prince, et lorsqu’on lui demanda ce qu’elle devait écrire en réponse, il dit : « Écris que j’ai dit que puisque j’éprouve un profond désir de le voir, lorsque je ne le vois pas pendant longtemps, comment me sentirai-je lorsqu’il s’en ira complètement ? » Elle écrivit alors une réponse dans laquelle elle affirmait indéfiniment qu’elle avait montré la lettre au prince, dont la réponse fut simple, mais très affectueuse, et ainsi de suite, avec ce qui suit :
« C’est triste que les belles fleurs se fanent si vite,
Dans l’obscurité de l’hiver, il ne reste aucune fleur,
Mais que le printemps revienne avec son rayon de soleil,
Et puis, une fois de plus, nous regardons les fleurs.
Or, concernant la récente disgrâce de Genji, le public en général désapprouvait la sévérité dont la Cour avait fait preuve à son égard. De plus, il avait été constamment auprès de l’Empereur, son père, depuis l’âge de sept ans, et ses requêtes avaient toujours été écoutées avec joie par ce dernier ; de ce fait, nombreux étaient ceux, surtout parmi les fonctionnaires de la classe moyenne, qui lui étaient très redevables. Cependant, aucun d’eux ne vint lui présenter ses respects. Il semble que dans un monde d’intrigues, nul n’ose agir de peur de compromettre ses propres intérêts. Tels étaient les événements, Genji resta inoccupé toute la journée et passa tout son temps avec Violette. Puis, à son heure habituelle, tard dans la soirée, il quitta enfin, en tenue de voyage incognito, la capitale, où il avait passé vingt-cinq ans de sa vie.
Ses serviteurs, dont Koremitz et Yoshikiyo, étaient au nombre de sept ou huit. Il n’emporta que peu de bagages. Il se débarrassa de toutes les robes ostentatoires et de tous les objets de luxe superflus. Parmi les objets emportés, il y avait un coffret contenant les œuvres de Hak-rak-ten (un célèbre poète chinois), ainsi que d’autres livres, et un kin-koto pour son divertissement. Ils embarquèrent sur un bateau et descendirent la rivière. Tôt le lendemain matin, ils arrivèrent sur la côte de Naniwa. Ils remarquèrent le palais d’Ôye, isolé au milieu d’un bosquet de pins. La vue de ce palais fit frémir de tristesse Genji, qui partait maintenant pour ne plus revenir. Il vit les vagues déferler sur la côte et revenir. Il fredonna en les voyant :
« Les vagues reculent, mais contrairement à moi,
Ils reviennent. [ p. 177 ] De Naniwa, ils poursuivirent leur voyage, naviguant dans la baie. En avançant, ils repensèrent au paysage qu’ils avaient quitté. Ils virent toutes les montagnes voilées de brume, s’éloignant de plus en plus, tandis que les rameurs tiraient doucement contre les vagues ondulantes. Il leur semblait qu’ils parcouraient réellement « trois mille milles ». [1]
« Notre maison est perdue dans la brume de la montagne,
Regardons le ciel qui est toujours le même.
La journée était longue et le vent favorable, si bien qu’ils arrivèrent bientôt sur la côte de Suma. [2] L’endroit était proche de l’endroit où Yukihira, exilé, avait vécu et avait observé la belle fumée s’élevant des fours à sel. Il y avait une maison au toit de chaume où le groupe s’installa temporairement. C’était une demeure très différente de celle à laquelle ils étaient habitués, et elle aurait même pu paraître nouvelle si les circonstances de leur arrivée avaient été différentes. Les autorités du quartier furent convoquées et une loge fut construite sous la direction de Yoshikiyo, conformément aux souhaits de Genji. Les travaux furent hâtés et la construction fut bientôt achevée. Dans le jardin, plusieurs arbres, cerisiers et autres, furent plantés, et l’eau y fut également amenée. Genji s’y installa bientôt. Le gouverneur de la province, qui était à la Cour, prêta secrètement attention au prince, avec autant de respect que possible.
Pendant un certain temps, Genji ne se sentit pas à l’aise dans sa nouvelle résidence. Lorsqu’il s’y fut quelque peu habitué, la saison des pluies incessantes arriva (mai) ; ses pensées se tournèrent plus que jamais vers l’ancienne capitale.
L’expression pensive du visage de Violette, l’affection enfantine de l’héritier présomptif et l’enjouement innocent de son jeune fils devinrent les objets de ses rêveries et de son anxiété, sans oublier ses anciens compagnons et connaissances. Il envoya donc un messager spécial à la capitale, porteur de ses lettres, afin que des réponses rapides lui parviennent de partout. Il envoya également un messager à Ise pour prendre des nouvelles de la dame, qui lui en envoya une en retour.
La jeune fille d’Udaijin était restée, pleine de remords, au manoir de son père depuis les événements de [ p. 178 ] cette soirée orageuse. Son père, profondément touché par sa compassion, intercéda en sa faveur auprès de l’Impératrice-mère, ainsi que de son fils, l’Empereur, obtenant ainsi la permission de la réintroduire à la Cour, événement qui eut lieu au mois de juillet.
Retour à Suma. La saison des pluies était terminée et l’automne arrivait. La mer était à quelque distance de la résidence de Genji, mais le clapotis de ses vagues résonnait près de leurs oreilles tandis que les vents passaient, ce dont Yukihira chantait :
« Le vent d’automne qui franchit la barrière de Suma. » Les vents d’automne sont, semble-t-il, dans un endroit comme celui-ci, bien plus plaintifs qu’ailleurs.
Un soir, alors que tous les assistants dormaient profondément, Genji était éveillé et seul. Il leva la tête, posa les bras sur son oreiller et écouta le bruit des vagues qui lui parvenaient au loin. Elles semblaient plus proches que jamais, comme si elles allaient inonder ses oreillers. Il rapprocha son koto et prit un air mélancolique en fredonnant un vers d’un poème à voix basse. À ces mots, chacun se réveilla et répondit par un soupir.
C’était un phénomène courant le soir, et Genji était toujours attristé à l’idée que tous ses serviteurs l’avaient accompagné, ayant quitté famille et foyer pour lui. Le jour, cependant, les choses changeaient. Il prenait alors plaisir à d’agréables conversations. Il assemblait également plusieurs feuilles de papier en longs rouleaux sur lesquels il pouvait s’exercer à l’écriture. Il passait beaucoup de temps à dessiner et à esquisser. Il se souvenait comment Yoshikiyo, un jour au mont Kurama, avait décrit le magnifique paysage qu’il contemplait. Il dessinait chaque beau paysage des environs et les rassemblait dans des albums, se disant qu’il serait formidable de pouvoir faire venir Tsunenori, un artiste contemporain renommé, pour lui demander de peindre ses croquis.
Parmi tous les serviteurs de Genji, quatre ou cinq étaient ses préférés et l’avaient constamment accompagné. Un soir, ils étaient tous assis ensemble dans un couloir d’où l’on avait une vue imprenable sur la mer. Ils aperçurent l’île d’Awaji au loin, comme flottant à l’horizon, ainsi que plusieurs bateaux avec des marins qui chantaient en ramant vers le rivage sur la surface calme de l’eau, tels des oiseaux aquatiques dans leur élément naturel. Au-dessus d’eux, des volées d’oies sauvages bruissaient sur le chemin du retour, poussant des cris plaintifs qui ramenaient les spectateurs vers leurs foyers. Genji fredonna ces vers :
« Ces oiseaux errants qui volent au-dessus de nous,
Est-ce que nos amis lointains se ressemblent ?
Avec leur voix plaintive
Fais-nous soupirer de manière réfléchie.
Yoshikiyo reprit l’idée et répondit :
« Bien que ces oiseaux ne soient pas nos amis
Sont, et nous ne sommes rien pour eux,
Pourtant, leur voix dans ces heures calmes
Amenez ces vieux amis dans nos pensées.
Puis Koremitz a continué
« Avant aujourd’hui, j’ai toujours pensé
Ils volaient seuls sur l’aile du plaisir,
Mais maintenant, leur sort est lourd pour moi
Avec une certaine ressemblance avec le nôtre.
Ukon-no-Jiô a ajouté :
« Bien que nous, comme eux, ayons quitté notre maison
Pour errer, mais toujours pour moi
Il y a de la joie à penser où que j’aille
Mes fidèles amis sont toujours avec moi.
Ukon-no-Jiô était le frère de Ki-no-Kami. Son père, Iyo-no-Kami, avait été promu Hitachi-no-Kami (gouverneur de Hitachi) et s’était rendu dans cette province. Cependant, Ukon-no-Jiô ne rejoignit pas son père, qui l’aurait volontiers accueilli, et suivit fidèlement Genji.
Ce soir-là, c’était le 15 août, jour où se tiennent généralement d’agréables retrouvailles au Palais impérial. Genji contempla le ciel pâle et argenté, et ce faisant, le visage affectueux de l’Empereur, son frère, dont l’expression ressemblait étrangement à celle de leur père, lui vint à l’esprit. Après un long et profond soupir, il retourna s’asseoir sur son divan en fredonnant :
« Voici encore une robe
Sa Majesté m’a donné.
[ p. 180 ]
Il faut noter ici qu’à une certaine occasion l’Empereur lui avait offert une robe, et qu’il ne s’en était jamais séparé, même pendant son exil.
À cette époque, Daini (le secrétaire principal du lieutenant-seigneur de Kiûsiû) retourna à la capitale avec sa famille, après avoir terminé son mandat officiel. Sa fille, qui avait été une danseuse vierge, était connue de Genji. Ils préférèrent voyager par voie d’eau et naviguèrent lentement le long de la magnifique côte. Lorsqu’ils arrivèrent à Suma, le son lointain d’un kin [3] se fit entendre, mêlé au vent côtier, et on leur annonça que Genji était là en exil. Daini envoya donc son fils Chikzen-no-Kami au prince avec ces mots : « De retour d’un pays lointain, je m’attendais, dès mon arrivée à la capitale, à avoir le plaisir de vous rendre visite, d’écouter votre voix agréable et de parler des événements qui s’y étaient déroulés, mais je ne pensais pas que vous vous étiez installé dans cette région. Quelle compassion pour vous ! Je devrais débarquer et vous voir immédiatement, mais il y a trop de monde dans le même bateau, je pense donc qu’il vaut mieux éviter le moindre sujet de conversation. Cependant, je vous rendrai peut-être bientôt visite. »
Ce Chikzen-no-Kami avait été quelque temps auparavant Kurand (sorte d’écuyer) de Genji ; sa visite lui fut donc particulièrement agréable. Il expliqua que depuis son départ de la capitale, il lui était devenu difficile de revoir ses connaissances et que cette visite lui avait donc été un grand plaisir. Sa réponse au message de Daini fut du même ordre. Chikzen-no-Kami prit bientôt congé et, de retour au bateau, rapporta à son père et à d’autres tout ce qu’il avait vu. Sa sœur écrivit également à Genji en privé : « Veuillez m’excuser si je suis trop audacieux. »
Tu ne sais pas que l’esprit est influencé
Comme le câble de remorquage de notre bateau,
Aux sons que ton Kin a émis,
Qui flottent doucement autour de nous.
Lorsque Genji reçut cela, son plaisir s’exprima par son sourire placide, et il renvoya ce qui suit :
« Si cette musique émeut l’esprit
Aussi grandement que vous le dites,
Personne ne voudrait laisser derrière lui
Ces vagues solitaires de la baie de Suma." [ p. 181 ] Cela nous rappelle qu’il y eut autrefois un exilé qui donna une strophe même au maître de poste d’un village. [4] Pourquoi alors Genji n’aurait-il pas envoyé cette strophe à celle qu’il connaissait ?
Entre-temps, au fil du temps, de plus en plus de sympathisants de Genji se firent jour dans la capitale, dont l’Empereur lui-même. Il est vrai qu’avant le départ de Genji, nombre de ses proches, même ses amis les plus intimes, s’abstenaient de lui rendre hommage, mais au fil du temps, nombreux furent ceux qui commencèrent à correspondre avec lui, et parfois même à échanger leurs idées dans des poésies pathétiques. Ces propos parvinrent aux oreilles de l’Impératrice-mère, qui en fut profondément irritée. Elle déclara : « La seule chose qu’un homme qui a offensé la Cour devrait faire est de se taire autant que possible. Il est impardonnable qu’un tel homme, depuis son humble demeure, scandalise la Cour avec arrogance. A-t-il l’intention d’imiter l’exemple perfide de celui qui fit passer un cerf pour un cheval ? [5] Ceux qui intriguent avec un tel homme sont tout aussi blâmables. » Ces remarques malveillantes mirent une fois de plus un terme à la correspondance.
Pendant ce temps, à Suma, l’automne s’écoulait et l’hiver succédait, avec toute sa morosité et ses chutes de neige occasionnelles. Genji passait souvent ses soirées à jouer du Kin, accompagné par la flûte de Koremitz et le chant de Yoshikiyo. C’est lors d’une de ces soirées que l’histoire d’une jeune dame de la cour chinoise, envoyée au pays glacé des barbares, lui revint à l’esprit. Il pensa à la grande épreuve que représenterait le fait d’être obligé de renvoyer une personne aimée, comme la dame du conte, et en y réfléchissant, avec une certaine mélancolie, l’événement lui apparut aussi vivement que s’il s’agissait d’un événement de la veille, et il fredonna :
« Le son lointain du joueur de flûte
Elle s’est effondrée dans ses rêves dans la nuit glacée. [ p. 182 ] Il essaya alors de dormir, mais n’y parvint pas, et tandis qu’il était allongé, le cri lointain de Chidori parvint à ses oreilles. [6] Il fredonna de nouveau en les entendant :
« Bien que je sois allongé sur un canapé solitaire
Sans partenaire, et pourtant si proche,
À l’aube les cris de Chidori,
Avec leurs chers compagnons, c’est doux à entendre.
[le paragraphe continue] Après s’être lavé les mains, il passa quelque temps à lire un Kiô (Satra), et ainsi l’hiver s’écoula.
Vers la fin de février, les jeunes cerisiers que Genji avait plantés dans son jardin fleurirent, ce qui lui rappela le célèbre cerisier du Palais du Sud et la fête à laquelle il avait participé. La noble physionomie de l’ancien empereur et celle de l’actuel, alors héritier présomptif, qui l’avaient vivement frappé à cette époque, lui revinrent en mémoire avec la scène où il avait lu son poème.
« Tandis que je médite sur la foule seigneuriale,
Qui hante les heures festives royales,
Le jour est venu où j’ai mis
La couronne des plus belles fleurs de cerisier.
Tandis qu’il méditait ainsi sur le passé, chose étrange, Tô-no-Chiûjiô, le beau-frère de Genji, vint de la capitale pour rendre visite au prince. Il avait été nommé Saishiô (conseiller privé). Ayant donc plus de responsabilités, il devait se montrer plus prudent dans ses relations avec le public. Il éprouvait cependant une sympathie personnelle pour Genji et vint donc le voir, au risque d’offenser la Cour.
La première chose qui frappa son regard ne fut pas la beauté naturelle du paysage, mais le style de la résidence de Genji, qui témoignait de la nouveauté de la pure mode chinoise. L’enceinte était entourée d’un « treillis de bambou », de « marches de pierre » et de « piliers de pin ». [7]
Il entra, et le plaisir de Genji et de Tô-no-Chiûjiô fut immense, à tel point qu’ils en versèrent des larmes. Le style vestimentaire du prince attira ensuite l’attention de Tô-no-Chiûjiô. Il était vêtu d’une tenue simple et simple, son manteau étant d’une couleur improbable, un jaune terne, et son pantalon d’un vert discret.
Le mobilier était entièrement temporaire : des plateaux de jeu de Go et de Sugorok, ainsi qu’un plateau pour le jeu de Dagi. Il remarqua quelques objets destinés aux offices religieux, témoignant de l’habitude de Genji de se livrer à des exercices de dévotion. Le visiteur raconta à Genji de nombreuses anecdotes sur la vie de la capitale, qu’il désirait ardemment lui confier depuis des mois ; il lui raconta également que le grand-père de son fils adorait jouer avec lui, et lui livra bien d’autres détails intéressants.
Plusieurs pêcheurs arrivèrent avec le poisson qu’ils avaient pêché. Genji les appela et leur fit montrer leur butin. Il les invita également à parler de leur vie passée en mer, et chacun, dans son dialecte local, lui raconta ses joies et ses peines. Il les congédia ensuite en leur offrant de quoi se faire des vêtements. Tout cela était une véritable nouveauté aux yeux de Tô-no-Chiûjiô, qui vit également l’écurie où il aperçut des chevaux. Les domestiques les nourrissaient. Le dîner fut bientôt servi, les plats étant forcément simples, mais savoureux. Le soir, ils ne se couchèrent pas tôt, mais passèrent leur temps à poursuivre leur conversation et à composer des vers.
Bien que Tô-no-Chiûjiô ait, en venant, risqué de déplaire à la Cour, il jugea préférable d’éviter toute calomnie et décida donc de rentrer chez lui tôt le lendemain matin. La coupe de saké fut offerte et ils la burent en fredonnant.
« Dans notre coupe d’adieu, les larmes de tristesse tombent. »
[paragraphe continue] Plusieurs présents avaient été apportés de la capitale pour Genji par Tô-no-Chiûjiô, et, en retour, celui-ci lui fit présent d’un excellent cheval de couleur sombre, ainsi que d’une flûte célèbre, en signe de souvenir.
Alors que le soleil répandait ses brillants rayons, Tô-no-Chiûjiô prit congé et dit : « Quand te reverrai-je, tu ne peux pas rester ici longtemps ? » répondit Genji,
« Cette noble grue qui plane très haut, [8]
Et plane dans le ciel bleu clair,
Croyez que mon âme est pure et légère ;
Aussi impeccable qu’un jour de printemps radieux. [ p. 184 ] Cependant, un homme comme moi, dont la fortune devient une fois défavorable, retrouve rarement, même dans le cas d’une grande sagesse, la prospérité dont il jouissait autrefois pleinement, et je ne peux donc pas prédire quand je me retrouverai à nouveau dans la capitale.
Alors Tô-no-Chiûjiô, ayant répondu ainsi :
« La grue monte très haut, c’est vrai,
Mais maintenant il s’envole et pleure seul,
Je pense toujours avec tendresse à son ami,
Avec qui autrefois il volait,
il se mit en route pour rentrer chez lui, laissant Genji abattu pendant un certain temps.
Or, la côte d’Akashi est à une très courte distance de Suma, et c’est là que vivait l’ancien gouverneur de la province, aujourd’hui prêtre, dont nous avons déjà parlé. Yoshikiyo se souvenait bien de sa charmante fille et, après son arrivée à Suma avec Genji, il lui écrivait de temps en temps. Il ne recevait aucune réponse d’elle, mais recevait parfois des nouvelles de son père, qui fut bientôt informé de l’exil de Genji et qui souhaitait le voir pour une raison qui ne lui plaisait pas vraiment. Il faut se rappeler que ce vieil homme nourrissait toujours des aspirations pour sa fille, et qu’à ses yeux, les gouverneurs successifs de la province, dont l’influence avait été sans bornes, étaient considérés comme des moins que rien. Pour lui, sa jeune fille était tout ; et il avait l’habitude de l’envoyer deux fois par an visiter le temple de Sumiyoshi, afin qu’elle obtienne la bonne fortune grâce à la bénédiction du dieu.
Elle n’était pas d’une beauté idéale, mais son visage était expressif et son esprit exalté. À cet égard, elle pouvait rivaliser avec n’importe quelle personne de haute naissance de la capitale.
Le prêtre dit un jour à sa femme : « Le prince Genji, fils impérial du Kôyi de Kiritsubo, est actuellement en exil à Suma, après avoir offensé la Cour. Quel bonheur ce serait si nous pouvions saisir cette occasion pour lui présenter notre enfant ! »
L’épouse répondit : « Ah, quelle horreur ! En entendant les habitants, j’ai compris qu’il avait plusieurs maîtresses. Il est même allé jusqu’à entretenir une intimité secrète, ce qui s’est avéré odieux à l’empereur, et on dit que cette offense a causé son exil. »
« J’ai une raison de vous en parler », interrompit-il avec impatience ; « ce n’est pas une chose que vous comprenez, [ p. 185 ] alors décidez-vous, je vais arranger les choses et je profiterai de l’occasion pour le faire venir chez nous. »
« Aussi distingué soit-il », répondit l’épouse, « il est un fait qu’il a offensé la Cour et qu’il est exilé. Je ne comprends pas que vous ayez pu vous intéresser à un tel homme pour notre fille. Ce n’est pas une plaisanterie. J’espère que vous y réfléchirez sérieusement. »
« Qu’un homme talentueux et distingué rencontre des difficultés est chose courante », dit-il avec encore plus d’obstination, « tant dans notre empire qu’en Chine. Comment osez-vous donc tenir de telles propos contre le prince ? Sa mère était la fille d’un Azechi Dainagon, mon oncle. Elle jouissait d’une excellente réputation et, lorsqu’elle fut introduite à la Cour, elle devint à la fois prospère et distinguée. Bien que sa vie ait été abrégée par les souffrances causées par la jalousie féroce de ses rivaux, elle laissa derrière elle l’enfant royal, qui n’est autre que le prince Genji. Une femme devrait toujours aspirer à quelque chose, comme l’était cette dame. Quel obstacle y a-t-il alors à présenter notre unique enfant à un homme comme lui ? Bien que je ne sois aujourd’hui qu’un simple gentilhomme campagnard, je ne pense pas qu’il me retirerait sa faveur. »
Telles étaient les opinions de ce vieil homme, et de là son découragement face aux avances de Yoshikiyo.
Le 1er mars arriva, et Genji se laissa convaincre par certains d’accomplir le Horai (prière de purification) à l’occasion du 3 mars. [9] Il fit donc venir un prêtre du calendrier, avec lequel il se rendit, accompagné de ses serviteurs, au bord de la mer. Là, une tente fut dressée cérémonieusement, et le prêtre commença ses prières, qui furent accompagnées de la mise à l’eau d’une petite embarcation contenant des figures humaines. Voyant cela, Genji dit :
« Je n’aurais jamais pensé, dans ma jeunesse,
Être jeté sur le rivage sauvage de la mer,
Et comme ces figures qui s’envolent,
Et peut-être ne plus revoir ma maison.
[paragraphe continue] Tandis qu’il contemplait le paysage qui l’entourait, il perçut que la surface agitée de la mer était immobile et calme, comme un miroir sans cadre. Il pria dans un profond silence, puis s’exclama :
« Oh, vous tous, huit millions de dieux [10], entendez mon cri,
Oh, donnez-moi votre sympathie, aidez-moi, je vous en prie,
Car quand je regarde ma vie, je n’ai jamais
Si vous faites du mal, vous trahirez mes semblables.
Soudain, alors qu’il prononçait ces mots, le vent se leva et se mit à souffler violemment. Le ciel s’assombrit, et des torrents de pluie s’abattirent bientôt. Cela causa une grande confusion parmi tous les présents, et chacun retourna à la maison sans avoir terminé la cérémonie des prières. Aucun d’eux n’était préparé à la tempête, et tous furent trempés. De là, la pluie continua de tomber, et la surface de la mer se revêtit d’une blancheur immaculée, sur laquelle les éclairs filaient et le tonnerre grondait. On aurait dit que la foudre s’abattait sur nous, et la force de la pluie semblait pénétrer la terre. Tous étaient effrayés, car ils pensaient que la fin du monde était proche.
Genji occupait son temps à lire tranquillement sa Bible bouddhiste. Le soir, le tonnerre s’apaisa, bien que le vent ne soufflât pas moins violemment qu’en plein jour. Tous les habitants de la résidence affirmèrent avoir entendu parler de ce qu’on appelle une marée montante, qui causait souvent d’importants dégâts, mais n’avaient jamais assisté à une telle scène. Genji s’endormit, lorsqu’une silhouette humaine apparut vaguement à lui et lui dit : « Vous êtes prié de venir au palais, pourquoi ne venez-vous pas ? »
Genji fut surpris par ces mots et se réveilla. Il pensa que le roi du palais du dragon [11] l’admirait peut-être et était peut-être l’auteur de cet étrange rêve. Ces pensées le lassèrent de rester à Suma.
« Oh, maître, ne soyez pas surpris de voir
Ce changement dans ma succession, pour tant
Une fois pour fleurir, et une fois pour faner
C’est le lot habituel du printemps et de l’automne.
173:1 Lorsqu’une personne était exilée, elle était généralement privée de son propre titre, ou était dégradée. Genji semble avoir été privé du sien. ↩︎
177:2 Une phrase favorite dans les poèmes chinois décrivant le voyage de l’exil. ↩︎
177:3 Suma est à environ soixante miles de Kiôto, la capitale de l’époque. ↩︎
180:* Un instrument de musique — souvent appelé koto. ↩︎
181:4 Lorsque Sugawara, mentionné précédemment, arriva à Akashi, en route pour l’exil, le maître de poste du village exprima sa surprise. Sugawara lui donna alors une strophe qu’il composa : ↩︎
181:5 L’histoire chinoise raconte qu’un intrigant rusé dupa son souverain en amenant un cerf à la Cour et en le présentant à l’Empereur, déclarant qu’il s’agissait d’un cheval. Tous les courtisans, influencés par sa grande influence, l’appelèrent cheval, à la grande surprise et à la stupéfaction de l’Empereur. ↩︎
182:6 La côte de Suma est célèbre pour Chidori, un petit oiseau marin qui vole toujours en grandes bandes. Leurs cris sont considérés comme très plaintifs et sont souvent évoqués par les poètes. ↩︎
182:7 Expressions utilisées dans un poème de Hak-rak-ten, décrivant une résidence de bon goût. ↩︎
183:8 Ici Tô-no-Chiûjiô est comparé à l’oiseau. ↩︎
185:9 Le troisième jour de mars est l’un des cinq jours de fête en Chine et au Japon, où des prières de purification, ou des prières destinées à demander la libération de l’influence des démons, sont dites sur les rives d’une rivière. ↩︎
186:10 Dans la mythologie japonaise, le nombre de dieux réunis en conseil est estimé à huit millions. Cette expression est utilisée pour désigner un grand nombre plutôt qu’une valeur exacte. ↩︎