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Dans les pages précédentes, je me suis efforcé de proposer une idée générale de l’histoire sociale du Japon et de la nature des forces qui ont façonné et façonné le caractère de son peuple. Certes, cette tentative laisse beaucoup à désirer : le temps est encore loin où un ouvrage satisfaisant sur le sujet pourra être préparé. Mais le fait que le Japon ne peut être compris qu’à travers l’étude de son évolution religieuse et sociale a été, je l’espère, suffisamment démontré. Il nous offre le spectacle étonnant d’une société orientale conservant toutes les formes extérieures de la civilisation occidentale ; utilisant, avec une efficacité incontestable, la science appliquée de l’Occident ; accomplissant, par un effort prodigieux, l’œuvre de siècles en trois décennies, tout en restant sociologiquement à un stade correspondant à celui qui, dans l’Europe antique, précédait l’ère chrétienne de plusieurs siècles.
Mais aucune suggestion d’origines et de causes ne devrait diminuer le plaisir de contempler ce monde curieux, psychologiquement encore si éloigné de nous au cours de l’évolution humaine. L’émerveillement et la beauté de ce qui reste du vieux Japon ne peuvent être diminués par la connaissance des conditions qui les ont produits. La bonté et la grâce anciennes des manières ne doivent pas cesser de nous charmer, car nous savons que de telles manières ont été cultivées, pendant mille ans, sous le tranchant de l’épée. La politesse commune qui semblait, il y a quelques années encore, presque universelle, et la rareté des querelles, ne devraient pas se révéler moins agréables, car nous avons appris que, pendant des générations et des générations, toutes les querelles entre les gens étaient punies avec une rigueur extraordinaire ; et que la coutume de la vendetta, qui rendait nécessaire une telle répression, rendait également chacun prudent en paroles et en actes. Le sourire populaire ne devrait pas paraître moins séduisant parce qu’on nous a parlé d’une époque, dans le passé des classes, où ne pas sourire malgré la douleur pouvait coûter la vie. Et la femme japonaise, cultivée par l’ancienne éducation familiale, n’est pas un être moins charmant parce qu’elle représente l’idéal moral d’un monde en voie de disparition, et parce que nous pouvons vaguement deviner le coût – l’incalculable coût en souffrance – de sa naissance.
Non : ce qui reste de cette ancienne civilisation est plein de charme, un charme indicible, et assister à sa destruction progressive doit être une douleur pour quiconque a ressenti ce charme. Aussi intolérables que puissent paraître, à l’esprit de l’artiste ou du poète, ces innombrables restrictions qui régnaient autrefois sur ce monde féerique et en façonnaient l’âme, il ne peut qu’admirer et aimer leurs meilleurs résultats : la simplicité des coutumes anciennes, l’amabilité des manières, la délicatesse des habitudes, le tact délicat déployé dans le plaisir, l’étrange pouvoir de ne présenter extérieurement, en toutes circonstances, que les aspects les meilleurs et les plus brillants du caractère. Quelle poésie émouvante, même pour les moins croyants, dans l’antique religion du foyer – dans la lampe allumée chaque soir devant les noms des morts, les petites offrandes de nourriture et de boisson, les feux de bienvenue allumés pour guider les fantômes visiteurs, les petits navires prêts à les ramener vers leur repos ! Et cette doctrine immémoriale de la piété filiale, exigeant tout ce qui est noble, autant que tout ce qui est terrible, dans le devoir, la gratitude, l’abnégation, quel étrange appel fait-elle à nos derniers instincts religieux ! Et combien nous paraissent proches du divin les natures plus nobles qu’elle a forgées ! Quel étrange attrait pour ces fêtes paroissiales, avec leur joyeux mélange de gaieté et de dévotion en présence des dieux ! Quel univers romantique dans cet art bouddhique qui a laissé son empreinte sur presque tous les produits de l’industrie, du jouet d’enfant à l’héritage d’un prince ; qui a peuplé les solitudes de statues et gravé les rochers au bord des chemins de textes de sûtras ! Qui peut oublier le doux enchantement de cette atmosphère bouddhique ? La musique profonde des grandes cloches ? La paix verdoyante des jardins hantés par des créatures intrépides : des colombes qui voltigent à l’appel, des poissons qui s’élèvent pour être nourris ? . . . Malgré notre incapacité à pénétrer dans la vie spirituelle de cet ancien Orient, malgré la certitude que l’on pourrait tout aussi bien espérer remonter le fleuve du temps et partager l’existence disparue d’une vieille cité grecque, que de partager les pensées et les émotions du vieux Japon, nous nous trouvons envoûtés à jamais par la vision, comme ces vagabonds de contes populaires qui visitèrent imprudemment le pays des elfes.
Nous savons qu’il existe une illusion, non pas quant à la réalité du visible, mais quant à sa signification, une véritable illusion. Pourtant, pourquoi cette illusion devrait-elle nous attirer, telle une lueur de paradis ? Pourquoi devrions-nous nous sentir obligés d’avouer le prestige éthique d’une civilisation aussi éloignée de nous que l’Égypte de Ramsès ? Sommes-nous réellement séduits par les résultats d’une discipline sociale qui refuse de reconnaître l’individu ? Adorés d’un culte qui impose la suppression de la personnalité ?
Non : le charme réside dans le fait que cette vision du passé représente pour nous bien plus que le passé ou le présent, qu’elle préfigure les possibilités d’un avenir plus élevé, dans un monde de parfaite sympathie. Après plusieurs milliers d’années, une humanité pourra peut-être se développer, capable d’atteindre, sans l’ombre d’une illusion, les conditions éthiques préfigurées par les idéaux du vieux Japon : le désintéressement instinctif, [ p. 461 ] un désir commun de trouver la joie de vivre en faisant le bonheur d’autrui, un sens universel de la beauté morale. Et lorsque les hommes auront suffisamment progressé sur le présent pour n’avoir besoin d’autre code que l’enseignement de leur propre cœur, alors l’ancien idéal du Shintô trouvera sa réalisation suprême.
De plus, il ne faut pas oublier que l’état social, dont les résultats nous séduisent ainsi, a en réalité produit bien plus qu’un beau mirage. Des caractères simples, d’un grand charme, quoique nécessairement d’une grande fixité, se sont développés en multitude. Le vieux Japon s’est rapproché de l’idéal moral le plus élevé plus que nos sociétés, bien plus évoluées, ne peuvent espérer le faire avant des siècles. Et sans les dix siècles de guerre qui ont suivi l’essor de la puissance militaire, l’objectif éthique auquel tend toute discipline sociale aurait pu être bien plus proche. Pourtant, si le meilleur de la nature humaine avait été développé au prix de qualités plus sombres et plus austères, les conséquences auraient pu s’avérer fâcheuses pour la nation. Aucun peuple, gouverné par l’altruisme au point de perdre ses capacités d’agression et de ruse, ne pourrait tenir tête, dans l’état actuel du monde, à des races endurcies par la discipline de la compétition comme par celle de la guerre. Le Japon de demain doit s’appuyer sur le moins de [ p. 462 ] qualités aimables de son caractère pour réussir dans la lutte universelle ; et elle devra les développer fortement.
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La guerre actuelle contre la Russie témoigne avec éclat de la force avec laquelle elle a su les développer dans une direction donnée. Mais c’est certainement à la longue discipline du passé qu’elle doit la force morale qui a présidé à cette démonstration inattendue de puissance agressive. Aucune observation superficielle ne saurait discerner les énergies silencieuses masquées par la résignation du peuple au changement, l’héroïsme inconscient qui anime cette masse de quarante millions d’âmes, la force comprimée prête à se déployer au gré des ordres de l’Empire, pour construire ou détruire. On pourrait s’attendre à ce que les dirigeants d’une nation dotée d’une telle histoire militaire et politique manifestent toutes ces aptitudes d’une importance capitale en diplomatie et en guerre. Mais de telles capacités seraient de peu d’utilité sans le caractère des masses, la qualité des ressources qui se meuvent pour commander avec la force des vents et des marées. La véritable force du Japon réside encore dans la moralité de son peuple – ses agriculteurs et ses pêcheurs, ses artisans et ses ouvriers – ces gens patients et tranquilles que l’on voit peiner dans les rizières ou s’adonner aux plus humbles métiers dans les ruelles des villes. Tout l’héroïsme inconscient de la race réside en eux, et tout son courage splendide – un courage qui ne signifie pas l’indifférence à la vie, mais le désir de sacrifier sa vie sur l’ordre du Maître impérial qui élève le rang des morts. Parmi les milliers de jeunes hommes actuellement appelés à la guerre, on n’entend aucune expression d’espoir de rentrer chez eux avec gloire ; le seul souhait exprimé est de se souvenir au Shôkonsha – ce « Temple invoquant les esprits », où se rassemblent, croit-on, les âmes de tous ceux qui sont morts pour l’Empereur et la patrie. Jamais la foi ancestrale n’a été aussi forte qu’en cette heure de lutte ; et la puissance russe aura bien plus à craindre de cette foi que des fusils à répétition ou des torpilles Whitehead.[1] Le shintoïsme, en tant que religion patriotique, est une force qui devrait suffire, si on le laisse faire, à influencer non seulement le destin de tout l’Extrême-Orient, mais aussi l’avenir de la civilisation. Aucune affirmation plus irrationnelle n’a jamais été faite à propos des Japonais que celle de leur indifférence à la religion. La religion est toujours, comme elle l’a fait.
[1. La réponse suivante, faite par l’amiral Togo, commandant en chef de la flotte japonaise, à un message impérial de félicitations reçu après la deuxième tentative de blocage de l’entrée de Port-Arthur, est typiquement shintoïste :
« Le message chaleureux que Votre Majesté impériale a daigné nous adresser concernant la seconde tentative de fermeture de Port Arthur, nous a non seulement comblés de gratitude, mais pourrait aussi inciter les crinières patriotiques des héros disparus à planer longtemps sur le champ de bataille et à offrir une protection invisible aux forces impériales. » . . [Traduit dans le JAPAN TIMES du 31 mars 1904.]
\—De telles pensées et de tels espoirs pour les braves morts auraient pu être exprimés par un guerrier grec avant la bataille de Salamine. La foi et le courage qui ont aidé les Grecs à repousser l’invasion perse étaient d’une qualité identique à celle de l’héroïsme religieux qui permet aujourd’hui aux Japonais de défier la puissance russe.] [ p. 464 ] a toujours été la vie même du peuple, le mobile et le moteur de chacune de ses actions : une religion d’action et de souffrance, une religion sans hypocrisie ni hypocrisie. Et les qualités qu’elle a particulièrement développées sont précisément celles qui ont surpris la Russie et pourraient encore lui causer bien des surprises douloureuses. Elle a découvert une force alarmante là où elle imaginait une faiblesse enfantine ; elle a rencontré l’héroïsme là où elle s’attendait à trouver timidité et impuissance.[1]
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Pour d’innombrables raisons, cette terrible guerre (dont personne ne voit encore la fin) est indiciblement regrettable ; et parmi ces raisons, la moindre n’est pas industrielle. La guerre doit temporairement freiner toute tendance au développement de cet individualisme sain sans lequel aucune nation moderne ne peut devenir prospère et riche. L’entreprise est paralysée, les marchés paralysés, les industries à l’arrêt. Pourtant, dans le cas exceptionnel de ce peuple extraordinaire, il est possible que les effets sociaux de la guerre s’avèrent, dans une certaine mesure, bénéfiques. Avant les hostilités, une tendance visible à
[1. Le cas des officiers et des hommes japonais du transport Kinshu Maru, coulé par les navires de guerre russes le 26 avril dernier, aurait dû donner matière à réflexion à l’ennemi. Bien qu’ils aient eu une heure pour réfléchir, les soldats refusèrent de se rendre et ouvrirent le feu sur les cuirassés. Puis, avant que le Kinshu Maru ne soit brisé en deux par une torpille, plusieurs officiers et hommes japonais se mirent à faire le harakiri… Cette démonstration éclatante du vieil esprit féodal et féroce suggère le prix qu’aurait coûté un succès russe.] [ p. 465 ] la dissolution prématurée d’institutions fondées sur des siècles d’expérience, un risque sérieux de désintégration morale. Que de grands changements soient nécessaires à l’avenir, que le bien-être futur du pays les exige, semble indiscutable. Mais il est nécessaire que ces changements s’opèrent progressivement, sans hâte au point de mettre en péril la constitution morale de la nation. Une guerre d’indépendance, une guerre qui oblige la race à tout miser sur l’issue, doit entraîner un resserrement des liens sociaux anciens, une vive accélération des sentiments anciens de loyauté et de devoir, un renforcement du conservatisme. Cela signifiera une régression dans certains domaines ; mais aussi une revigoration dans d’autres. Face à la menace russe, l’âme du Yamato renaît. Le Japon sortira de cette lutte, s’il triomphe, moralement plus fort qu’auparavant ; et un nouveau sentiment de confiance en soi, un nouvel esprit d’indépendance, pourraient alors se manifester dans l’attitude nationale envers la politique étrangère et la pression extérieure.
— Il y aurait, bien sûr, le danger d’un excès de confiance. Un peuple capable de vaincre la puissance russe sur terre et sur mer pourrait être tenté de se croire tout aussi capable de faire face au capital étranger sur son propre territoire ; et tous les moyens seraient certainement mis en œuvre pour persuader ou intimider le gouvernement [ p. 466 ] et le conduire à un compromis fatal sur la question du droit des étrangers à posséder des terres. Des efforts en ce sens ont été menés avec persistance et systématiquement pendant des années ; et ces efforts semblent avoir reçu un certain soutien d’une classe de politiciens japonais, apparemment incapables de comprendre l’énorme tyrannie qu’un seul syndicat privilégié de capitaux étrangers serait capable d’exercer dans un tel pays. Il me semble que quiconque comprend, même vaguement, la nature du pouvoir financier et les conditions de vie moyennes au Japon, doit reconnaître avec certitude que le capital étranger, doté du droit foncier, trouverait le moyen de contrôler la législation, de contrôler le gouvernement et de créer un état de choses qui aboutirait à la domination pratique de l’empire par des intérêts étrangers. Je ne peux résister à la conviction que lorsque le Japon cède à l’industrie étrangère le droit d’acheter des terres, il est perdu sans espoir. L’assurance qui pourrait le pousser à une telle concession, compte tenu des avantages immédiats, serait fatale. Le Japon a incomparablement plus à craindre du capital anglais ou américain que des cuirassés et des baïonnettes russes. Derrière sa capacité militaire se cache l’expérience disciplinée de mille ans ; derrière sa puissance industrielle et commerciale, l’expérience d’un demi-siècle. Mais il a été pleinement averti ; et s’il choisit désormais de provoquer sa propre ruine, il n’aura pas à [ p. 467 ] faute de conseil, puisqu’elle avait l’homme le plus sage du monde pour la conseiller.[1]
Pour le lecteur de ces pages, au moins, la force et la faiblesse de la nouvelle organisation sociale – ses grandes capacités d’action offensive et défensive sur le plan militaire, et sa relative faiblesse dans d’autres domaines – devraient désormais être évidentes. Tout bien considéré, le plus étonnant est que le Japon ait pu si bien se maintenir ; et ce n’est assurément pas la sagesse populaire qui a guidé ses premiers efforts hésitants vers des voies nouvelles et périlleuses. Sa capacité à accomplir ce qu’elle a accompli tenait certainement à son ancienne éducation religieuse et sociale : elle a pu rester forte car, sous les nouvelles formes de gouvernement et les nouvelles conditions d’activité sociale, elle a pu conserver une grande partie de l’ancienne discipline. Mais même ainsi, seule la politique la plus ferme et la plus avisée lui a permis d’éviter le désastre, d’empêcher la rupture de toute sa structure sociale sous le poids d’une pression étrangère. Il était impératif d’opérer de vastes changements, mais tout aussi impératif qu’ils ne soient pas de nature à mettre en péril les fondements ; et il était avant tout nécessaire, tout en se préparant aux nécessités immédiates, de se prémunir contre les périls futurs. Jamais auparavant, peut-être, dans l’histoire de la civilisation humaine, aucun dirigeant ne s’est retrouvé
[1. Herbert Spencer.] [ p. 468 ] obligé de faire face à des problèmes si énormes, si complexes et si inexorables. Et de ces problèmes, le plus inexorable reste à résoudre. Il est fourni par le fait que, si tous les succès du Japon ont été jusqu’à présent dus à une action collective désintéressée, soutenue par les anciens idéaux shintoïstes de devoir et d’obéissance, son avenir industriel dépend d’une action individuelle égoïste d’un type totalement opposé !
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Que deviendra alors l’ancienne morale, l’ancien culte ?
\—En ce moment, les conditions sont anormales. Mais il semble certain que, dans des conditions normales, les liens familiaux se relâcheront progressivement, ce qui entraînerait une nouvelle désintégration. D’après les Japonais eux-mêmes, une telle désintégration se propageait rapidement parmi les classes supérieures et moyennes des grandes villes, avant la guerre actuelle. Parmi les habitants des régions agricoles, et même dans les villes de campagne, l’ancien ordre moral a encore été peu affecté. Et d’autres influences que les changements législatifs ou les nécessités sociales contribuent à sa désintégration. Les anciennes croyances ont été brutalement ébranlées par l’introduction de connaissances plus vastes : une nouvelle génération apprend, dans vingt-sept mille écoles primaires, les rudiments de la science et la conception moderne de l’univers.
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La cosmologie bouddhiste, avec ses images fantastiques du mont Meru, est devenue un conte pour enfants ; la vieille philosophie chinoise de la nature ne trouve d’adeptes que parmi les personnes peu instruites ou les survivants de l’ère féodale ; et le plus jeune écolier a appris que les constellations ne sont ni des dieux ni des Bouddhas, mais de lointains groupes de soleils. L’imagination populaire ne peut plus se représenter la Voie lactée comme le fleuve du Ciel ; la légende de la Tisserande, de son amant qui l’attend, et du Pont des Oiseaux, n’est désormais racontée qu’aux enfants ; et le jeune pêcheur, bien que se dirigeant, comme ses pères, à la lumière des étoiles, ne distingue plus dans le ciel du nord la forme de Miôken Bosatsu.
Il serait pourtant facile de mal interpréter l’affaiblissement d’une certaine catégorie de croyances anciennes, ou la tendance visible au changement social. En toutes circonstances, une religion décline lentement ; et les formes de religion les plus conservatrices sont les dernières à céder à la désintégration. Ce serait une grave erreur de supposer que le culte des ancêtres a déjà été sensiblement affecté par des influences extérieures de quelque nature que ce soit, ou d’imaginer qu’il continue d’exister simplement par la force d’une coutume sacrée, et non parce que la majorité croit encore. Aucune religion – et encore moins la religion des morts – ne pourrait ainsi perdre soudainement son emprise sur la race qui l’a engendrée. Même dans d’autres directions, le nouveau scepticisme est superficiel : il ne s’est pas propagé jusqu’au cœur des choses. Il y a en effet [p. 470]] une classe croissante de jeunes hommes chez qui un certain scepticisme est de mise et le mépris du passé une affectation. Mais même parmi eux, on n’entend jamais un mot d’irrespect concernant la religion du foyer. On proteste parfois contre les anciennes obligations de la piété filiale, on se plaint du poids croissant du joug familial ; mais le culte domestique n’est jamais évoqué à la légère. Quant aux formes communautaires et autres formes publiques du shintô, la vigueur de l’ancienne religion est suffisamment indiquée par le nombre sans cesse croissant de temples. En 1897, on comptait 191 962 temples shintô ; en 1901, il y en avait 195 256.
Il semble probable que les changements qui doivent se produire dans un avenir proche seront d’ordre social plutôt que religieux ; et il y a peu de raisons de croire que ces changements – même s’ils tendent à affaiblir la piété filiale dans divers domaines – affecteront sérieusement le culte des ancêtres lui-même. Le poids du lien familial, aggravé par la difficulté et le coût croissants de la vie, peut être de plus en plus allégé pour l’individu ; mais aucune législation ne peut abolir le sentiment du devoir envers les morts. Lorsque ce sentiment disparaîtra complètement, le cœur d’une nation aura cessé de fléchir. La croyance aux anciens dieux, en tant que dieux, pourra lentement disparaître ; mais le shintoïsme pourra perdurer comme religion de la patrie, religion de héros et de patriotes ; et la probabilité de telles modifications futures est indiquée par le caractère commémoratif de nombreux nouveaux temples.
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On a beaucoup affirmé ces dernières années (principalement en raison de la profonde impression laissée par l’ouvrage de M. Percival Lowell, « Âme de l’Extrême-Orient ») que le Japon a désespérément besoin d’un Évangile de l’individualisme ; et de nombreuses personnes pieuses supposent que la conversion du pays au christianisme suffirait à engendrer cet individualisme. Cette hypothèse ne repose sur rien d’autre que sur la vieille superstition selon laquelle les coutumes, les habitudes et les modes de pensée nationaux, lentement façonnés au cours de millénaires, peuvent être soudainement transformés par un simple acte de foi. Ces nouvelles dissolutions de l’ordre ancien qui rendraient possible, dans des conditions normales, une énergie sociale supérieure, ne peuvent être obtenues sans danger que par l’industrialisation, par la mise en œuvre des nécessités qui imposent l’entreprise compétitive et l’expansion commerciale. Une longue paix sera nécessaire à une telle transformation salutaire ; et il n’est pas impossible qu’un Japon indépendant et progressiste envisage alors les questions de changement religieux sous l’angle de l’opportunisme politique. L’observation et les études à l’étranger ont peut-être indûment impressionné les hommes d’État japonais par la demi-vérité énoncée avec tant de force par Michelet : « l’argent a une religion », « le capital est protestant », « le pouvoir, la richesse et l’énergie intellectuelle du monde appartiennent aux races qui ont secoué le joug de Rome et se sont libérées des croyances du Moyen Âge.[1] Un homme d’État japonais aurait récemment déclaré que ses compatriotes « dérivaient rapidement vers le christianisme » ! Les comptes rendus de journaux faisant état de déclarations éminentes ne sont pas souvent dignes de foi ; mais le compte rendu, dans ce cas précis, est probablement exact, et la déclaration visait à suggérer des possibilités. Depuis la déclaration de l’alliance anglo-japonaise, on a constaté un remarquable assouplissement de l’attitude de conservatisme prudent que le gouvernement maintenait auparavant à l’égard de la religion occidentale. . . . Quant à la question de savoir si la nation japonaise adoptera un jour une croyance étrangère sous l’impulsion des autorités, je pense que la réponse sociologique est évidente. Toute compréhension de la structure fondamentale de la société devrait également mettre en évidence l’imprudence de tenter des transformations hâtives, et l’impossibilité de les réaliser. Pour l’instant, du moins, la question religieuse au Japon est une question d’intégrité sociale ; et toute tentative de précipiter le cours naturel du changement ne peut aboutir qu’à provoquer des réactions et des désordres. Je crois que le moment est lointain où le Japon pourra abandonner sa politique de
[1. Aucune conclusion ne peut être tirée avec certitude de l’attitude apparente du gouvernement envers les organismes religieux au Japon. Ces dernières années, la politique apparente a consisté à encourager les formes les moins tolérantes de religion occidentale. La non-tolérance à l’égard de la franc-maçonnerie contraste curieusement avec cette attitude. À proprement parler, la franc-maçonnerie n’est pas autorisée au Japon, bien que, depuis l’abolition de l’exterritorialité, les loges étrangères dans les ports ouverts aient été autorisées (ou plutôt tolérées) à exister sous certaines conditions. Un Japonais en Europe ou en Amérique est libre de devenir maçon ; mais il ne peut le devenir au Japon, où les activités de toutes les sociétés doivent rester ouvertes à la surveillance officielle.] [ p. 473 ] prudence qui lui a si bien servi. Je crois que le jour où elle adoptera une croyance occidentale, sa dynastie immémoriale sera condamnée ; et je ne peux m’empêcher de craindre que chaque fois qu’elle cède au capital étranger le droit de détenir ne serait-ce qu’un kilo de son sol, elle renonce à son droit d’aînesse sans espoir de récupération.
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Avec quelques remarques générales sur la religion de l’Extrême-Orient, dans ses relations avec les agressions occidentales, cette tentative d’interprétation peut se conclure convenablement.
Toutes les sociétés d’Extrême-Orient sont fondées, comme celle du Japon, sur le culte des ancêtres. Cette religion ancienne, sous diverses formes, représente leur expérience morale ; et elle offre partout à l’introduction du christianisme, tel qu’il est aujourd’hui prêché avec intolérance, des obstacles des plus sérieux. Les attaques contre elle doivent apparaître, à ceux dont la vie est régie par lui, comme le plus grand des outrages et le plus impardonnable des crimes. Une religion pour laquelle chaque membre d’une communauté estime qu’il est de son devoir de mourir à la demande est une religion pour laquelle il combattra. Sa patience face aux attaques dépendra de son degré d’intelligence et de la nature de son éducation. Toutes les races d’Extrême-Orient n’ont pas l’intelligence des Japonais, et n’ont pas été aussi bien entraînées, sous des siècles de discipline militaire, à adapter leur conduite aux circonstances. Pour le paysan chinois, en particulier, les attaques contre sa religion sont intolérables. Son culte demeure son bien le plus précieux et son guide suprême en matière de bien et de mal social. L’Orient a toléré toutes les croyances qui ne portent pas atteinte aux fondements de ses sociétés ; et si les missions occidentales avaient eu la sagesse de laisser ces fondements intacts, de traiter le culte des ancêtres comme le fit le bouddhisme et de faire preuve du même esprit de tolérance dans d’autres domaines, l’introduction du christianisme à grande échelle n’aurait posé aucun problème. Il est évident qu’il en aurait résulté un christianisme considérablement différent du christianisme occidental, la structure de la société extrême-orientale n’admettant pas de transformations soudaines ; mais l’essentiel de la doctrine aurait pu être largement propagé sans susciter d’antagonisme social, et encore moins de haine raciale. Aujourd’hui, il est probablement impossible de défaire ce que le travail stérile de l’intolérance a déjà accompli. La haine de la religion occidentale en Chine et dans les pays voisins est sans aucun doute due aux attaques inutiles et implacables qui ont été portées contre le culte des ancêtres. Exiger d’un Chinois ou d’un Annamite qu’il jette ou détruise ses tablettes ancestrales n’est pas moins irrationnel et inhumain que d’exiger d’un Anglais ou d’un Français qu’il détruise la pierre tombale de sa mère en preuve de sa dévotion au christianisme. [ p. 475 ] C’est même bien plus inhumain, car l’Européen n’attache pas au monument funéraire une valeur sacrée comparable à celle attachée, dans la croyance orientale, à la simple tablette portant le nom du parent décédé. Depuis toujours, ces attaques contre la foi domestique de communautés dociles et pacifiques ont provoqué des massacres ; et, si elles persistent, elles continueront à en provoquer tant que le peuple aura encore la force de frapper.Il n’est pas nécessaire de rappeler ici comment l’agression religieuse étrangère est répliquée par l’agression religieuse indigène, ni comment la puissance militaire chrétienne venge les victimes étrangères par des massacres décuplés et des pillages massifs. Ce n’est pas seulement durant ces années que des peuples adorateurs de leurs ancêtres ont été massacrés, appauvris ou soumis en représailles des soulèvements provoqués par l’intolérance missionnaire. Mais si le commerce occidental profite directement de ces vengeances, l’opinion publique occidentale ne tolère aucune discussion sur le droit à la provocation ou la légitimité des représailles. Les organismes religieux les moins tolérants qualifient de méchanceté le simple fait de soulever la question du droit moral ; et contre l’observateur impartial qui ose protester, le fanatisme se retourne avec la même férocité que s’il était reconnu comme un ennemi de l’humanité.
Du point de vue sociologique, l’ensemble du système missionnaire, sans distinction de secte ni de croyance, représente la force d’escarmouche de la civilisation occidentale dans son attaque générale contre toutes les civilisations du type ancien, la première ligne du mouvement en avant des sociétés les plus fortes et les plus évoluées sur les plus faibles et les moins évoluées. Le travail conscient de ces combattants est celui de prédicateurs et d’enseignants ; leur travail inconscient est celui de sapeurs et de destructeurs. La subjugation des races faibles a été facilitée par leur travail à un degré difficilement imaginable ; et par aucun autre moyen concevable elle n’aurait pu être accomplie aussi rapidement et aussi sûrement. Ils œuvrent à la destruction sans le savoir, comme une force de la nature. Pourtant, le christianisme ne se développe pas sensiblement. Ils périssent ; et ils donnent réellement leur vie, avec plus que le courage de soldats, non pas, comme ils l’espèrent, pour contribuer à la propagation de cette doctrine que l’Orient doit encore nécessairement refuser, mais pour soutenir l’entreprise industrielle et l’agrandissement de l’Occident. L’objectif réel et avoué des missions est contrecarré par une indifférence persistante aux vérités sociologiques ; et les martyres et les sacrifices sont utilisés par les nations chrétiennes à des fins essentiellement opposées à l’esprit du christianisme.
Il va sans dire que les agressions raciales sont en parfait accord avec la loi universelle de la lutte, cette lutte perpétuelle où seuls les plus capables survivent. Les races inférieures doivent se soumettre aux races supérieures, ou disparaître devant elles ; et les civilisations anciennes, trop rigides pour progresser, doivent céder à la pression de civilisations plus efficaces et plus complexes. La loi est impitoyable et claire : ses effets peuvent être modifiés avec miséricorde, mais jamais empêchés, par une considération humaine.
Pourtant, aucun penseur généreux ne peut résoudre aussi facilement les questions éthiques en jeu. Nous ne sommes pas fondés à soutenir que l’inévitable est moralement ordonné, et encore moins que, parce que les races supérieures se trouvent du côté des vainqueurs dans la lutte mondiale, la force puisse jamais constituer le droit. Le progrès humain s’est accompli en niant la loi du plus fort, en luttant contre ces pulsions d’écraser les faibles, de s’attaquer aux faibles, qui règnent dans le monde des brutes et ne sont pas moins conformes à l’ordre naturel que la course des astres. Toutes les vertus et les contraintes qui ont rendu la civilisation possible se sont développées au mépris de la loi naturelle. Les races qui dirigent sont celles qui ont appris les premières que le pouvoir suprême s’acquiert par la patience, et que la liberté se préserve au mieux par la protection des faibles et par une répression vigoureuse de l’injustice. À moins de nier l’intégralité de l’expérience morale ainsi acquise, à moins d’affirmer que la religion qui l’exprime n’est que le credo d’une civilisation particulière, et non une religion de l’humanité, il serait difficile d’imaginer une quelconque justification éthique aux agressions perpétrées contre des peuples étrangers au nom du christianisme et des Lumières. Il est certain que les conséquences de telles agressions en Chine n’ont été ni le christianisme ni les Lumières, mais des révoltes, des massacres, des cruautés détestables : destruction de villes, dévastation de provinces, perte de dizaines de milliers de vies, extorsion de centaines de millions de dollars. Si tout cela est vrai, alors la force est la force ; et notre prétendue religion d’humanité et de justice s’avère aussi exclusive que n’importe quel culte primitif, et ne vise qu’à régir les comportements entre les membres d’une même société.
Mais pour l’évolutionniste, du moins, la question apparaît sous un jour bien différent. L’enseignement clair de la sociologie est que les races supérieures ne peuvent impunément se défaire de leur expérience morale face aux races plus faibles, et que la civilisation occidentale devra payer, tôt ou tard, le prix fort de ses actes d’oppression. Les nations qui, tout en refusant de subir l’intolérance religieuse chez elles, la maintiennent fermement à l’étranger, doivent finalement perdre ces droits à la liberté intellectuelle, acquis au prix de tant de siècles de luttes atroces. Le moment du châtiment n’est peut-être pas très éloigné. Avec le retour de toute l’Europe à des conditions militantes, s’est amorcé un vaste renouveau ecclésiastique dont la menace pour la liberté humaine est indéniable ; l’esprit du Moyen Âge menace de s’imposer à nouveau ; et l’antisémitisme est devenu un facteur déterminant dans la politique de trois puissances continentales.
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On a bien dit que nul ne peut apprécier la force d’une conviction religieuse avant d’avoir tenté de s’y opposer. Probablement, nul ne peut imaginer le côté pervers des conventions en matière de missions avant d’avoir braqué contre lui les armes masquées de leur malveillance. Pourtant, la question de la politique missionnaire ne peut être résolue ni par des calomnies secrètes ni par des insultes publiques à l’encontre de celui qui la soulève. Aujourd’hui, elle concerne la paix mondiale, l’avenir du commerce et les intérêts de la civilisation. L’intégrité de la Chine en dépend ; et la guerre actuelle n’y est pas étrangère. Peut-être ce livre, malgré ses nombreuses lacunes, ne manquera-t-il pas de convaincre certaines personnes réfléchies que la constitution de la société extrême-orientale présente des obstacles insurmontables à la propagande religieuse occidentale, telle qu’elle a été menée jusqu’ici ; que ces obstacles exigent aujourd’hui, plus qu’à aucune autre époque, la considération la plus attentive et la plus humaine ; et que le maintien inutile d’une attitude intransigeante à leur égard ne peut avoir que des conséquences néfastes. Quelle qu’ait pu être la religion des ancêtres il y a des milliers d’années, aujourd’hui, dans tout l’Extrême-Orient, c’est la religion de l’affection et du devoir familiaux ; et en ignorant inhumainement ce fait, les fanatiques occidentaux ne peuvent manquer de provoquer quelques soulèvements « boxers » supplémentaires. Le véritable pouvoir d’imposer au monde un péril venu de Chine (maintenant que l’occasion semble perdue pour la Russie) ne devrait pas reposer sur ceux qui réclament la tolérance religieuse pour prêcher l’intolérance. Jamais l’Orient ne deviendra chrétien tant que le dogmatisme exigera du converti qu’il renie ses anciennes obligations envers la famille, la communauté et le gouvernement, et insistera en outre pour qu’il prouve son zèle pour une croyance étrangère en détruisant les tablettes de ses ancêtres et en outrageant la mémoire de ceux qui lui ont donné la vie.