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Dans les jardins de certains temples bouddhistes, on trouve des arbres célèbres depuis des siècles, taillés et façonnés selon des formes extraordinaires. Certains ont la forme de dragons ; d’autres de pagodes, de navires, de parapluies. Si l’un de ces arbres était abandonné à ses tendances naturelles, il finirait par perdre la forme étrange qui lui a été si longtemps imposée ; mais sa silhouette resterait inchangée pendant un temps considérable, car le nouveau feuillage ne se déploierait d’abord que dans la direction de la moindre résistance, c’est-à-dire dans les limites initialement fixées par les cisailles et les serpettes. Par l’épée et la loi, l’ancienne société japonaise avait été taillée, courbée et ligotée, exactement comme un tel arbre ; et après les reconstructions de l’ère Meiji, après l’abolition des daimyats et la suppression de la classe militaire, il conserva sa forme antérieure, tout comme l’arbre continuerait de le faire une fois abandonné par le jardinier. Bien que libérée des liens du droit féodal, libérée des contraintes du régime militaire, la majeure partie de la structure sociale conservait son aspect ancien ; et ce spectacle rare déconcertait, ravissait et trompait l’observateur occidental. C’était bien là le pays des elfes, l’étrange, le beau, le grotesque, le très mystérieux, totalement différent de tout ce qui avait jamais été vu ailleurs. Ce n’était pas un monde du XIXe siècle après Jésus-Christ, mais un monde de plusieurs siècles avant Jésus-Christ : pourtant, ce fait – la merveille des merveilles – restait méconnu ; et il demeure méconnu de la plupart des gens, même de nos jours.
Bien heureux furent ceux qui eurent le privilège de pénétrer dans cet étonnant pays des fées il y a une trentaine d’années, avant la période de changements superficiels, et d’observer les aspects inhabituels de sa vie : l’urbanité universelle, le silence souriant des foules, la patiente réflexion au travail, l’absence de misère et de lutte. Pourtant, même dans ces régions reculées où l’influence étrangère n’a guère changé, le charme de l’ancienne existence persiste et étonne ; et le voyageur ordinaire ne comprend guère ce que cela signifie. Que tous soient polis, que personne ne se dispute, que tout le monde sourie, que la douleur et le chagrin restent invisibles, que la nouvelle police n’ait rien à faire, tout cela semblerait prouver une humanité moralement supérieure. Mais pour le sociologue expérimenté, cela prouverait autre chose et suggérerait quelque chose de terrible. Cela lui prouverait que cette société a été façonnée sous une immense coercition, et que cette coercition a dû être exercée sans interruption [ p. 383 ] pendant des milliers d’années. Il percevrait immédiatement que l’éthique et la coutume n’étaient pas encore dissociées, et que la conduite de chacun était réglée par la volonté des autres. Il saurait que la personnalité ne pouvait se développer dans un tel milieu social, qu’aucune supériorité individuelle n’osait s’affirmer, qu’aucune compétition ne serait tolérée. Il comprendrait que le charme extérieur de cette vie – sa douceur, son silence souriant comme celui des rêves – signifiait le règne des morts. Il reconnaîtrait qu’entre ces esprits et ceux de sa propre époque, aucune parenté de pensée, aucune communauté de sentiment, aucune sympathie ne pouvait exister, que le gouffre qui les séparait ne se mesurait pas en milliers de lieues, mais seulement en milliers d’années, que l’intervalle psychologique était aussi insurmontable que la distance d’une planète à l’autre. Pourtant, cette connaissance ne le rendrait probablement pas – et ne devrait certainement pas – aveugle au charme intrinsèque des choses. Ne pas ressentir la beauté de cette vie archaïque, c’est se montrer insensible à toute beauté. Même ce monde grec, pour lequel nos savants et nos poètes professent une admiration si affectueuse, devait être à bien des égards un monde du même genre, dont aucun esprit moderne ne pouvait partager l’existence mentale quotidienne.
Maintenant que le grand arbre social, si merveilleusement taillé et soigné pendant de nombreux siècles, [ p. 384 ] perd sa forme fantastique, essayons de voir dans quelle mesure on peut encore retracer la conception originale.
Sous tous les aspects extérieurs de l’activité individuelle que le Japon moderne offre au visiteur, les conditions anciennes persistent réellement à un point qu’aucune observation ne pourrait révéler. Le culte immémorial règne toujours sur tout le territoire. Le droit familial, le droit communautaire et (quoique de manière plus irrégulière) le droit clanique contrôlent toujours chaque acte de l’existence. Je ne fais référence à aucune loi écrite, mais seulement à l’ancienne loi religieuse non écrite, avec sa multitude d’obligations découlant du culte des ancêtres. Il est vrai que de nombreux changements – et, de l’avis des sages, trop nombreux – ont été apportés à la législation civile ; mais le vieux proverbe « Les lois gouvernementales ne sont que des lois de sept jours » reflète encore le sentiment populaire à l’égard des réformes hâtives. La vieille loi, la loi des morts, est celle par laquelle des millions de personnes préfèrent agir et penser. Bien que les anciens groupements sociaux aient été officiellement abolis, des regroupements du même type se sont formés, instinctivement, dans toutes les régions rurales. En théorie, l’individu est libre ; En pratique, il n’est guère plus libre que ses ancêtres. Les anciennes sanctions pour violation des coutumes ont été abrogées ; pourtant, l’opinion publique est en mesure de contraindre l’ancienne obéissance. Les lois ne peuvent nulle part entraîner un changement immédiat [ p. 385 ] des sentiments et des usages établis de longue date, surtout chez un peuple au caractère aussi figé que les Japonais. Les jeunes gens ne sont pas plus libres aujourd’hui que ne l’étaient leurs pères et mères sous le shogunat, de se marier à leur guise, d’investir leurs moyens et leurs efforts dans des entreprises non sanctionnées par l’approbation familiale, de se considérer en aucune façon affranchis de l’autorité familiale ; et il est probablement préférable pour le moment qu’ils ne le soient pas. Nul homme n’est encore totalement maître de ses activités, de son temps ou de ses moyens.
Bien que l’individu soit désormais enregistré et directement responsable devant la loi, tandis que le foyer a été libéré de son ancienne responsabilité pour les actes de ses membres, la famille demeure pratiquement l’unité sociale, conservant son organisation patriarcale et son culte particulier. Ce n’est pas sans sagesse que les législateurs modernes ont protégé cette religion domestique : affaiblir son lien à cette époque reviendrait à affaiblir les fondements de la vie morale nationale, à introduire des désintégrations dans les structures les plus profondes de l’organisme social. Les nouveaux codes interdisent à l’homme qui devient par succession le chef d’une maison d’abolir cette maison : il ne lui est pas permis de supprimer un culte. Aucun héritier présomptif légal à la tête d’une famille ne peut entrer dans une autre famille comme fils ou mari adoptif ; il ne peut pas non plus abandonner la maison paternelle pour fonder sa propre famille indépendante.[1] Des dispositions ont été prises pour faire face aux cas extraordinaires ; Mais nul n’est autorisé, sans raison valable et suffisante, à se libérer des obligations traditionnelles imposées par le culte familial. Concernant l’adoption, la nouvelle loi conserve l’esprit de l’ancienne, avec de nouvelles dispositions pour la préservation de la religion familiale : elle permet à toute personne majeure d’adopter un fils, à la simple condition que l’adopté soit plus jeune que l’adoptant. Les nouvelles lois sur le divorce n’autorisent pas le renvoi d’une épouse pour cause de stérilité (le divorce pour ce motif étant depuis longtemps condamné par les Japonais) ; mais, compte tenu des facilités accordées à l’adoption, cette réforme ne met pas en péril la pérennité du culte. Un exemple intéressant de la manière dont la loi protège encore le culte des ancêtres est fourni par le fait qu’une veuve âgée et sans enfant, dernière représentante de sa famille, n’est pas autorisée à rester sans héritier. Elle doit adopter un fils si elle le peut ; si elle ne le peut pas, pour cause de pauvreté ou pour d’autres raisons,
[1. Autrement dit, il ne peut se séparer de sa belle-famille ; mais il est libre de vivre dans une maison séparée. La tendance à la désintégration de la famille se manifeste par une coutume qui s’est développée ces dernières années, notamment à Tokyo : celle d’exiger, comme condition du mariage, que la mariée ne soit pas obligée de vivre sous le même toit que les parents du marié. Cette coutume, encore limitée à certaines classes sociales, a été vivement critiquée. De nombreux jeunes hommes, au moment de leur mariage, quittent le domicile parental pour s’installer à leur compte, tout en restant, bien entendu, légalement attachés à la famille de leurs parents… On se demandera peut-être : que devient le culte dans de tels cas ? Le culte reste au domicile parental. Lorsque les parents décèdent, la table ancestrale est transférée au domicile du fils marié.] [ p. 387 ] Les autorités locales lui fourniront un fils, c’est-à-dire un héritier mâle pour maintenir le culte familial. Une telle ingérence officielle nous paraîtrait tyrannique : elle est simplement paternelle et représente la continuation d’une ancienne réglementation destinée à protéger les personnes endeuillées contre ce que la foi orientale considère encore comme le malheur suprême : l’extinction du culte familial. . . . Par ailleurs, les codes ultérieurs accordent une liberté individuelle inconnue des générations précédentes. Mais le citoyen ordinaire n’envisagerait pas de revendiquer un droit légal contraire à l’opinion commune. La famille et l’opinion publique sont encore plus puissantes que la loi. Les journaux japonais relatent fréquemment des tragédies résultant de l’empêchement ou de la dissolution d’unions ; et ces tragédies prouvent clairement que la plupart des jeunes préféreraient même le suicide aux conséquences probables d’un recours en justice contre décision familiale.
La forme communautaire de coercition est moins apparente dans les grandes villes ; mais elle perdure partout dans une certaine mesure, et dans les districts agricoles, elle reste dominante. Entre les nouvelles conditions et les anciennes, il y a cette différence : celui qui trouve le joug de son district difficile à supporter peut le fuir ; il ne pouvait le faire il y a cinquante ans. Mais il ne peut le fuir que pour entrer dans un autre état de subordination presque du même genre. On a néanmoins pleinement exploité cette liberté de mouvement moderne : des milliers de personnes se ruent chaque année vers les villes ; d’autres milliers voyagent à travers le pays, de province en province, travaillant un an ou une saison à un endroit, puis se rendant à un autre, avec peu d’espoir autre que l’expérience du changement. L’émigration s’est également répandue à grande échelle ; mais pour la classe moyenne des émigrants, du moins, l’avantage de l’émigration réside principalement dans la possibilité de gagner des salaires plus élevés. Une communauté d’émigrants japonais à l’étranger s’organise selon le modèle de leur pays d’origine ;[1] et chaque émigrant se trouve probablement soumis à une coercition communautaire aussi forte au Canada, à Hawaï ou aux Philippines qu’il aurait pu l’être dans sa province natale. Il va sans dire qu’à l’étranger, cette coercition est largement compensée par l’aide et la protection assurées par l’organisation communautaire. Mais avec le nombre sans cesse croissant d’esprits agités au pays et l’expérience toujours plus riche des émigrants japonais,
[1. Sauf peut-être en ce qui concerne le culte communautaire. Le culte domestique est transplanté ; les émigrants qui partent à l’étranger, accompagnés de leurs familles, emportent avec eux les tablettes ancestrales. Je n’ai pas encore pu déterminer dans quelle mesure le culte communautaire a pu s’établir dans les communautés d’émigrants. Il semblerait cependant que l’absence d’Ujigami dans certaines colonies d’émigrants s’explique uniquement par la difficulté financière de construire de tels temples et de maintenir des fonctionnaires compétents. À Formose, par exemple, bien que le culte domestique des ancêtres soit maintenu dans les foyers des colons japonais, les Ujigami n’ont pas encore été établis. Le gouvernement a cependant érigé plusieurs temples shintoïstes importants ; et on me dit que certains d’entre eux seront probablement convertis en Ujigami lorsque la population japonaise aura suffisamment augmenté pour justifier cette mesure.] [ p. 389 ] à l’étranger, il semble probable que le pouvoir de la commune en matière de coopération obligatoire soit considérablement affaibli dans un avenir proche.
Quant à la loi tribale ou clanique, elle survit au point de rester presque omnipotente dans les cercles administratifs et dans toute la politique. Électeurs, fonctionnaires, législateurs ne suivent pas les principes au sens où nous l’entendons : ils suivent les hommes et obéissent aux ordres. Dans ces sphères d’action, les sanctions pour désobéissance aux ordres sont aussi infinies que graves : une seule de ces infractions peut dresser contre soi des pouvoirs qui poursuivront leur action hostile pendant des années, de manière irrationnelle, implacable, aveugle, sous le poids et la persistance des forces naturelles, des vents et des marées. Toute compréhension de l’histoire de la politique japonaise des quinze dernières années est impossible sans une certaine connaissance de l’histoire clanique. Un dirigeant politique, connaissant parfaitement l’histoire des partis claniques et de leurs ramifications, peut accomplir des prouesses ; et même des résidents étrangers, forts d’une longue expérience de la vie japonaise, ont pu, en faisant valoir les intérêts claniques, exercer un pouvoir réel dans les cercles gouvernementaux. Mais pour l’étranger ordinaire, la politique japonaise contemporaine doit apparaître comme un chaos, une désintégration, un flux sans espoir. La vérité est que la plupart des choses demeurent, sous des formes extérieures diverses, « telles qu’elles étaient depuis des siècles », bien que les changements soient devenus plus rapides et les résultats moins évidents, dans la précipitation de l’ère de la vapeur et de l’électricité.
Le plus grand homme d’État japonais encore en vie, le marquis Ito, avait depuis longtemps compris que la tendance de la vie politique aux regroupements, aux clans, constituait l’obstacle le plus sérieux au bon fonctionnement d’un gouvernement constitutionnel. Il comprenait que seules des considérations plus importantes que les intérêts claniques, des considérations méritant un sacrifice suprême, pouvaient s’opposer à cette tendance. Il forma donc un parti dont chaque membre s’engageait à faire abstraction des intérêts claniques, cliques, personnels et autres, au nom des intérêts nationaux. Contraint à affronter un cabinet hostile en 1903, ce parti réussit l’exploit de maîtriser ses animosités au point de maintenir ses adversaires au pouvoir ; mais d’importants fragments se séparèrent au cours du processus. La tendance au regroupement, le sentiment clanique, sont si profondément identifiés au caractère national que le succès final de la politique du marquis Ito doit encore être considéré comme douteux. Seul un danger national, celui de la guerre, a pu jusqu’à présent souder tous les partis, faire fonctionner toutes les volontés comme une seule.
Non seulement la politique, mais presque toutes les phases de la vie moderne démontrent que la désintégration de l’ancienne société a été superficielle plutôt que fondamentale. Les structures dissoutes se sont recristallisées, prenant des formes [ p. 391 ] différentes en apparence des formes originales, mais intérieurement construites sur le même plan. Car les dissolutions réellement effectuées ne représentaient qu’une séparation de masses, et non une fragmentation de la substance en unités indépendantes ; et ces masses, de nouveau cohérentes, continuent d’agir uniquement comme des masses. L’indépendance de l’action personnelle, au sens occidental du terme, est encore presque inconcevable. L’individu de toute classe supérieure à la plus basse doit continuer à être à la fois coercitif et contraint. Tel un atome dans un corps solide, il peut vibrer ; mais l’orbite de sa vibration est fixe. Il doit agir et être agi selon des modalités qui diffèrent peu de celles des temps anciens.
Quant à la pression exercée sur l’homme moyen, celui-ci est soumis à trois types de pression : la pression d’en haut, incarnée par la volonté de ses supérieurs ; la pression autour de lui, représentée par la volonté commune de ses semblables et de ses égaux ; la pression d’en bas, représentée par le sentiment général de ses inférieurs. Et cette dernière forme de coercition n’est pas la moins redoutable.
La résistance individuelle au premier type de pression – celle représentée par l’autorité – n’est même pas envisageable ; car le supérieur représente un clan, une classe, un pouvoir extrêmement multiple, quel qu’il soit ; et aucun individu isolé, dans l’ordre actuel des choses, ne peut lutter contre une coalition. Pour résister à l’injustice, il doit trouver un soutien suffisant, auquel cas sa résistance ne représente pas une action individuelle.
La résistance au deuxième type de pression – la coercition communautaire – signifie la ruine, la perte du droit de faire partie du corps social.
La résistance au troisième type de pression, incarnée par le sentiment commun des inférieurs, peut aboutir à presque tout, depuis une gêne momentanée jusqu’à une mort subite, selon les circonstances.
Dans toutes les formes de société, ces trois types de pression s’exercent à un certain degré ; mais dans la société japonaise, en raison d’une tendance héritée et d’un sentiment traditionnel, leur pouvoir est énorme.
Ainsi, de toutes parts, l’individu se trouve confronté au despotisme de l’opinion collective : il lui est impossible d’agir en toute sécurité, sauf comme une unité d’une combinaison. La première forme de pression le prive de liberté morale, exigeant une obéissance sans limite aux ordres ; la seconde lui dénie le droit d’utiliser au mieux ses meilleures facultés pour son propre bénéfice (c’est-à-dire le droit à la libre concurrence) ; la troisième le contraint, en dirigeant les actions d’autrui, à suivre la tradition, à s’abstenir d’innovations, à éviter tout changement, aussi bénéfique soit-il, qui ne trouve pas l’approbation de ses subordonnés.
Telles sont les conditions sociales qui, dans des circonstances normales, favorisent la stabilité, la conservation ; et elles représentent la volonté des morts. Elles sont inévitables pour un État militant ; elles font la force de cet État ; elles facilitent la création et le maintien d’armées redoutables. Mais elles ne sont pas des conditions favorables au succès dans la future compétition internationale, dans la lutte industrielle pour l’existence contre des sociétés incomparablement plus souples et d’une énergie mentale supérieure.