[ p. 303 ]
La seconde moitié du XVIe siècle est la période la plus intéressante de l’histoire japonaise, et ce pour trois raisons. Premièrement, parce qu’elle a vu l’apparition de ces puissants capitaines, Nobunaga, Hidéyoshi et Iyéyasu, types d’hommes qu’une race semble ne développer que pour les cas d’urgence suprême, types exigeant pour leur émergence non seulement les plus hautes aptitudes d’innombrables générations, mais aussi un extraordinaire concours de circonstances. Deuxièmement, cette période est capitale car elle a vu la première intégration complète de l’ancien système social, l’union définitive de toutes les seigneuries claniques sous un gouvernement militaire central. Enfin, elle est particulièrement intéressante car l’incident de la première tentative de christianisation du Japon – l’histoire de l’ascension et de la chute du pouvoir jésuite – lui appartient pleinement.
La portée sociologique de cet épisode est instructive. À l’exception peut-être de la division de la maison impériale contre elle-même au XIIe siècle, le plus grand danger qui ait jamais menacé l’intégrité nationale japonaise fut l’introduction du christianisme [ p. 304 ] par les jésuites portugais. La nation ne se sauva que par des mesures impitoyables, au prix de souffrances incalculables et de myriades de vies.
C’est durant la période de grands troubles précédant les efforts de Nobunaga pour centraliser l’autorité que ce facteur perturbateur inhabituel fut introduit par Xavier et ses partisans. Xavier débarqua à Kagoshima en 1549 ; en 1581, les Jésuites comptaient plus de deux cents églises dans le pays. Ce seul fait témoigne de la rapidité avec laquelle la nouvelle religion se répandit ; elle semblait destinée à s’étendre à tout l’empire. En 1585, une ambassade religieuse japonaise fut reçue à Rome ; à cette date, pas moins de onze daimyô – ou « rois », comme les Jésuites les appelaient à juste titre – s’étaient convertis. Parmi eux se trouvaient plusieurs seigneurs très puissants. La nouvelle croyance avait également rapidement gagné le peuple : elle devenait « populaire », au sens strict du terme.
Lorsque Nobunaga accéda au pouvoir, il favorisa les Jésuites de bien des manières, non par sympathie pour leur foi, car il n’avait jamais rêvé de devenir chrétien, mais parce qu’il pensait que leur influence lui serait utile dans sa campagne contre le bouddhisme. Comme les Jésuites eux-mêmes, Nobunaga n’avait aucun scrupule quant aux moyens à employer pour atteindre ses objectifs. Plus impitoyable que Guillaume le Conquérant, il n’hésita pas à mettre à mort [ p. 305 ] son propre frère et son beau-père, lorsqu’ils osèrent s’opposer à sa volonté. L’aide et la protection qu’il accorda aux prêtres étrangers, pour des raisons purement politiques, leur permirent d’accroître leur pouvoir à un point qui lui valut bientôt un repentir. M. Gubbins, dans son « Revue de l’introduction du christianisme en Chine et au Japon », cite un extrait intéressant d’un ouvrage japonais, intitulé Ibuki Mogusa, sur le sujet :
Nobunaga commença alors à regretter sa politique antérieure, qui avait permis l’introduction du christianisme. Il rassembla donc ses serviteurs et leur dit : « La conduite de ces missionnaires, qui persuadent les gens de les rejoindre en leur donnant de l’argent, ne me plaît pas. Que se passerait-il, à votre avis, si nous devions démolir Nambanji [le « Temple des Sauvages du Sud » – ainsi s’appelait l’église portugaise ] ? » À cela, Mayéda Tokuzénin répondit : « Il est désormais trop tard pour démolir le Temple des Namban. Tenter d’arrêter le pouvoir de cette religion revient à tenter d’arrêter le courant de l’océan. Des nobles, grands et petits, en sont devenus adeptes. Si vous voulez exterminer cette religion maintenant, vous craignez que des troubles ne se produisent parmi vos propres serviteurs. Je suis donc d’avis que vous devriez abandonner votre projet de détruire Nambanji. » Nobunaga regretta alors profondément son action précédente à l’égard de la religion chrétienne et se mit à réfléchir à la manière dont il pourrait l’éradiquer.
L’assassinat de Nobunaga en 1586 a peut-être prolongé la période de tolérance. Son successeur [ p. 306 ], Hidéyoshi, qui jugeait dangereuse l’influence des prêtres étrangers, était pour l’instant occupé par le grand problème de la centralisation du pouvoir militaire afin d’instaurer la paix dans le pays. Mais l’intolérance furieuse des jésuites dans les provinces du sud leur avait déjà valu de nombreux ennemis, désireux de venger les cruautés de la nouvelle foi. On lit dans les histoires des missions que des daimyo convertis ont incendié des milliers de temples bouddhistes, détruit d’innombrables œuvres d’art et massacré des prêtres bouddhistes ; et nous trouvons les écrivains jésuites vantant ces croisades comme la preuve d’un zèle sacré. Au début, la foi étrangère n’avait été que persuasive ; par la suite, gagnant en puissance sous l’impulsion de Nobunaga, elle est devenue coercitive et féroce. Une réaction contre cette décision éclata environ un an après la mort de Nobunaga. En 1587, Hidéyoshi détruisit les églises missionnaires de Kyôto, Osaka et Sakai, et chassa les jésuites de la capitale ; l’année suivante, il leur ordonna de se rassembler au port d’Hirado et de se préparer à quitter le pays. Ils se sentirent assez forts pour désobéir : au lieu de quitter le Japon, ils se dispersèrent à travers le pays, se plaçant sous la protection de divers daimyos chrétiens. Hidéyoshi jugea probablement impolitique de pousser les choses plus loin : les prêtres restèrent silencieux et cessèrent de prêcher publiquement ; et leur effacement leur servit jusqu’en 1591. Cette année-là, l’arrivée de [ p. 307 ] certains franciscains espagnols changea la donne. Ces franciscains arrivèrent à bord d’une ambassade des Philippines et obtinrent l’autorisation de séjourner dans le pays à condition de ne pas prêcher le christianisme. Ils rompirent leur engagement, abandonnèrent toute prudence et éveillèrent la colère d’Hidéyoshi. Il résolut de faire un exemple ; et en 1597, il fit conduire six franciscains, trois jésuites et plusieurs autres chrétiens à Nagasaki et y fut crucifié. L’attitude du grand Taikô envers la religion étrangère eut pour effet d’accélérer la réaction contre elle, réaction qui avait déjà commencé à se manifester dans diverses provinces. Mais la mort d’Hidéyoshi en 1598 permit aux jésuites d’espérer un meilleur sort. Son successeur, le froid et prudent Iyéyasu, leur permit d’espérer, et même de se réinstaller à Kyôto, à Osaka et ailleurs. Il se préparait à la grande lutte qui devait se décider à la bataille de Sëkigahara ; il savait que l’élément chrétien était divisé, certains de ses chefs étant de son côté, d’autres du côté de ses ennemis ; et le moment aurait été mal choisi pour une politique répressive. Mais en 1606, après avoir solidement établi son pouvoir,Pour la première fois, Iyéyasu se montra résolument opposé au christianisme en promulguant un édit interdisant toute nouvelle mission et proclamant que ceux qui avaient adopté la religion étrangère devaient l’abandonner. Néanmoins, la propagande [ p. 308 ] continua, menée non plus seulement par les jésuites, mais aussi par les dominicains et les franciscains. On dit, avec une grossière exagération, que le nombre de chrétiens dans l’empire était alors de près de deux millions. Mais Iyéyasu ne prit ni ne fit prendre de mesures sévères de répression avant 1614, date à laquelle on peut dire que la grande persécution commença. Auparavant, il n’y avait eu que des persécutions locales, menées par des daimyos indépendants, et non par le gouvernement central. Les persécutions locales à Kyûshû, par exemple, semblent avoir été les conséquences naturelles de l’intolérance des Jésuites à l’époque de leur pouvoir, lorsque des daimyos convertis brûlaient des temples bouddhistes et massacraient des prêtres bouddhistes ; et ces persécutions furent particulièrement impitoyables dans les districts mêmes comme Bungo, Ômura et Higo, où la religion indigène avait été le plus férocement persécutée à l’instigation des Jésuites. Mais à partir de 1614 – date à laquelle il ne restait que huit provinces, sur les soixante-quatre que comptait le Japon, où le christianisme n’avait pas été introduit – la suppression des croyances étrangères devint une affaire gouvernementale ; et la persécution fut menée systématiquement et sans interruption jusqu’à ce que toute trace extérieure de christianisme ait disparu.Dans les pays où le christianisme n’avait pas été introduit, la suppression des croyances étrangères devint une affaire gouvernementale ; et la persécution fut menée systématiquement et sans interruption jusqu’à ce que toute trace extérieure de christianisme ait disparu.Dans les pays où le christianisme n’avait pas été introduit, la suppression des croyances étrangères devint une affaire gouvernementale ; et la persécution fut menée systématiquement et sans interruption jusqu’à ce que toute trace extérieure de christianisme ait disparu.
Le sort des missions fut donc véritablement décidé par Iyéyasu et ses successeurs immédiats ; [ p. 309 ] et c’est le rôle d’Iyéyasu qui mérite particulièrement l’attention. Des trois grands capitaines, tous s’étaient, tôt ou tard, méfiés de la propagande étrangère ; mais seul Iyéyasu put trouver le temps et la capacité de s’attaquer au problème social qu’elle avait suscité. Même Hidéyoshi avait craint de compliquer les troubles politiques existants par des mesures rigoureuses de grande envergure. Iyéyasu hésita longtemps. Les raisons de son hésitation étaient sans doute complexes, et principalement diplomatiques. Il était le dernier à agir avec précipitation ou à se laisser influencer par des préjugés de quelque nature que ce soit ; et le supposer timide serait contraire à tout ce que nous savons de son caractère. Il a dû reconnaître, bien sûr, qu’extirper une religion qui pouvait revendiquer, même en exagérant, plus d’un million d’adeptes n’était pas une mince affaire et entraînerait d’immenses souffrances. Causer des souffrances inutiles n’était pas dans sa nature : il s’était toujours montré humain et ami du peuple. Mais il était avant tout un homme d’État et un patriote ; et la principale question pour lui devait être le lien probable entre la croyance étrangère et les conditions politiques et sociales au Japon. Cette question exigeait une enquête longue et patiente ; et il semble y avoir accordé toute l’attention possible. Il a finalement décidé que le christianisme romain constituait un grave danger politique et que son éradication serait une nécessité inévitable. [ p. 310 ] Le fait que les mesures sévères que lui et ses successeurs imposèrent au christianisme – mesures maintenues sans relâche pendant plus de deux siècles – ne parvinrent pas à éradiquer complètement la croyance prouve à quel point les racines avaient frappé profondément. À première vue, toute trace de christianisme disparut aux yeux des Japonais ; mais en 1865, on découvrit près de Nagasaki des communautés qui avaient secrètement conservé entre elles des traditions de culte romain et utilisaient encore des mots portugais et latins relatifs aux questions religieuses.
Pour bien apprécier la décision d’Iyéyasu, l’un des hommes d’État les plus astucieux et les plus humains qui aient jamais existé, il est nécessaire d’examiner, d’un point de vue japonais, la nature des preuves qui l’ont poussé à agir. Il devait avoir une connaissance approfondie des intrigues jésuites au Japon – plusieurs d’entre elles étant dirigées contre lui-même ; mais il était plus enclin à considérer l’objectif ultime et le résultat probable de ces intrigues que le simple fait qu’elles se produisent. Les intrigues religieuses étaient courantes chez les bouddhistes et n’attiraient guère l’attention du gouvernement militaire, sauf lorsqu’elles interféraient avec la politique de l’État ou l’ordre public. En revanche, les intrigues religieuses visant le renversement du gouvernement et la domination sectaire du pays étaient considérées avec la plus grande prudence. [ p. 311 ] Nobunaga avait donné au bouddhisme une sévère leçon sur le danger de telles intrigues. Iyéyasu décida que les intrigues jésuites avaient un objectif politique des plus ambitieux ; mais il se montra plus patient que Nobunaga. En 1603, il avait placé tous les districts du Japon sous son joug ; mais il ne publia son édit final que onze ans plus tard. Il déclarait clairement que les prêtres étrangers complotaient pour prendre le contrôle du gouvernement et s’emparer du pays :
La bande de Kirishitan est arrivée au Japon, non seulement envoyant ses navires marchands pour échanger des marchandises, mais aussi désireuse de propager une loi néfaste, de renverser la doctrine juste, afin de changer le gouvernement du pays et de s’emparer du territoire. C’est le germe d’un grand désastre, et il faut l’écraser.
« Le Japon est le pays des dieux et du Bouddha : il honore les dieux et révère le Bouddha. . . . La faction des Bateren[1] ne croit pas à la Voie des Dieux et blasphème la vraie Loi, viole le bien et nuit au bien. . . . Ils sont véritablement les ennemis des dieux et du Bouddha. . . . Si cela n’est pas rapidement interdit, la sécurité de l’État sera assurément mise en péril ; et si ceux qui sont chargés d’ordonner ses affaires ne mettent pas un terme au mal, ils s’exposeront à la réprimande du Ciel.
« Ces missionnaires doivent être immédiatement balayés, afin qu’il ne leur reste pas un pouce de terre au Japon sur lequel
[1. Bateren, une corruption du portugais padre, est toujours le terme utilisé pour désigner les prêtres catholiques romains, toutes confessions confondues.] [ p. 312 ] de poser leurs pieds ; et s’ils refusent d’obéir à cet ordre, ils en subiront la peine. . . . Que le Ciel et les Quatre Mers entendent ceci. Obéissez ![1]
On remarquera que ce document contient deux accusations distinctes contre les Bateren : celle de conspiration politique sous couvert de religion, en vue de s’emparer du gouvernement ; et celle d’intolérance envers les cultes indigènes shintoïstes et bouddhistes. Cette intolérance est suffisamment prouvée par les écrits des jésuites eux-mêmes. L’accusation de conspiration était moins facile à prouver ; mais qui aurait pu raisonnablement douter que, si l’occasion s’en présentait, les ordres catholiques romains tenteraient de contrôler le gouvernement général, exactement comme ils avaient déjà pu contrôler le gouvernement local dans les seigneuries de daimyos convertis ? De plus, nous pouvons être sûrs qu’à l’époque de la promulgation de l’édit, Iyéyasu avait dû entendre parler de nombreux faits susceptibles de lui donner une très mauvaise opinion du catholicisme romain : l’histoire des conquêtes espagnoles en Amérique et de l’extermination des races antillaises, l’histoire des persécutions aux Pays-Bas et l’œuvre de l’Inquisition ailleurs, l’histoire de la tentative de Philippe II de conquérir l’Angleterre et de la perte des deux grands
[1. La proclamation entière, qui est d’une longueur considérable, a été traduite par Satow et peut être trouvée dans le vol. VI, partie I, des Transactions de la Société asiatique du Japon.]
[ p. 313 ]
Armadas. L’édit fut promulgué en 1614, et Iyéyasu avait eu l’occasion de s’informer sur certaines de ces questions dès 1600. Cette année-là, le pilote anglais Will Adams était arrivé au Japon à la tête d’un navire hollandais. Adams avait entrepris ce voyage mouvementé en 1598, soit dix ans seulement après la défaite de la première Armada espagnole et un an après la ruine de la seconde. Il avait connu les vastes années de la grande Élisabeth – encore en vie – ; il avait très probablement vu Howard, Seymour, Drake, Hawkins, Frobisher et Sir Richard Grenville, le héros de 1591. Will Adams était en effet originaire du Kent, et avait « servi comme capitaine et pilote sur les navires de Sa Majesté… ». Le navire hollandais fut saisi dès son arrivée à Kyûshû ; Adams et ses compagnons furent placés en détention par le daimyô de Bungo, qui rapporta l’incident à Iyéyasu. L’arrivée de ces marins protestants fut considérée comme un événement important par les jésuites portugais, qui avaient leurs propres raisons de redouter les conséquences d’une entrevue entre de tels hérétiques et le souverain du Japon. Mais Iyéyasu, lui aussi, estimait que l’événement était important ; il ordonna qu’Adams lui soit envoyé à Osaka. L’inquiétude malveillante des jésuites à ce sujet n’avait pas échappé à l’observation pénétrante d’Iyéyasu. Ils tentèrent à maintes reprises de faire tuer les marins, selon la déclaration écrite d’Adams lui-même, qui n’était certainement pas un menteur ; et ils avaient réussi, à Bungo, à effrayer deux scélérats de l’équipage du navire et à les amener à faire un faux témoignage.[1] « Les Jésuites et les Portingalls », écrivit Adams, « donnèrent de nombreuses preuves contre moi et les autres à l’empereur [Iyéyasu], que nous étions des voleurs et des pillards de toutes les nations, et [que] si on nous laissait vivre, ce serait contre le profit de Ses Altesses et du pays. » Mais Iyéyasu était peut-être d’autant plus favorablement disposé envers Adams que les Jésuites étaient impatients de le faire tuer – « croisé [crucifié] », comme l’appelait Adams, « la coutume de la justice au Japon, comme la pendaison l’est dans notre pays. » Il leur répondit, dit Adams, « que nous ne lui avions encore fait aucun mal ni dommage, ni à aucun de ses pays ; il était donc contraire à la Raison et à la Justice de nous mettre à mort. » . . . Et il arriva précisément ce que les jésuites avaient le plus redouté, ce qu’ils avaient vainement essayé d’empêcher par l’intimidation, par la calomnie, par toutes les intrigues possibles, une entrevue entre Iyéyasu et l’hérétique Adams.
[1. « Les Portugais irritaient de plus en plus les juges et le peuple contre nous. Deux de nos hommes, traîtres, se mirent au service du roi, seigneurial, étant tous deux du côté des Portugais, et leur assurant la vie. L’un s’appelait Gilbert de Conning, dont la mère habite à Middleborough, et qui se chargea du commerce des marchandises du navire. L’autre s’appelait Iobn Abelson Van Owater. Ces traîtres cherchèrent toutes sortes de moyens pour leur faire parvenir les marchandises et leur racontèrent tout ce qui s’était passé pendant notre voyage. Neuf jours après notre arrivée, le grand roi du pays, Iyéyasu, me fit appeler pour que je vienne le trouver. » — Lettre de Will Adams à sa femme.]
[ p. 315 ] « De sorte que dès que je me présentai devant lui », écrivit Adams, « il me demanda de quel pays nous étions : je lui répondis donc sur tous les points ; car il n’y avait rien qu’il ne demandât, tant concernant la guerre que la paix entre les pays : de sorte que les détails à écrire ici seraient trop fastidieux. Et pendant ce temps, je fus envoyé en prison, étant bien habitué, avec un de nos marins qui vint avec moi pour me servir. » D’après une autre lettre d’Adams, il semblerait que cet entretien ait duré tard dans la nuit, et que les questions d’Iyéyasu portaient surtout sur la politique et la religion. « Il m’a demandé », dit Adams, « si notre pays était en guerre ? Je lui ai répondu que oui, avec les Espagnols et les Portugais, étant en paix avec toutes les autres nations. » Il m’a ensuite demandé en quoi je croyais. J’ai répondu : en Dieu, créateur du ciel et de la terre. Il m’a posé diverses autres questions sur la religion, et bien d’autres choses encore : par exemple, par quel chemin nous étions arrivés dans ce pays ? Ayant une carte du monde entier, je lui ai montré le détroit de Magellan. Il s’en est étonné et a cru que je mentais. Ainsi, de fil en aiguille, je suis resté avec lui jusqu’à minuit. »… Les deux hommes se sont immédiatement appréciés, semble-t-il. À propos d’Iyéyasu, Adams observe de manière significative : « Il m’a bien vu et semblait être merveilleusement favorable. » Deux jours plus tard, Iyéyasu a de nouveau fait venir Adams et l’a interrogé sur les points que le [ p. 316 ] Les jésuites voulaient rester dans l’ignorance. « Il me demanda aussi des nouvelles des guerres entre l’Espagnol ou Portingall et notre pays, et des raisons : je lui ai fait comprendre tout cela, ce qu’il était heureux d’entendre, me semble-t-il. Finalement, on m’a ordonné d’être emprisonné, mais mon logement s’est amélioré. » Adams ne revit pas Iyéyasu pendant près de six semaines ; puis il fut convoqué et interrogé une troisième fois. Le résultat fut la liberté et la faveur. Par la suite, de temps en temps, Iyéyasu le fit venir ; et bientôt nous entendons parler de lui enseignant au grand homme d’État « quelques points de géométrie et la compréhension de l’art des mathématiques, entre autres choses ». . . . Iyéyasu lui offrit de nombreux cadeaux, ainsi qu’un bon salaire, et le chargea de construire des navires pour la navigation hauturière. Finalement, le pauvre pilote fut fait samouraï et doté d’un domaine. « Étant employé au service de l’Empereur », écrivit-il, « il m’a donné une vie, comme une seigneurie en Angleterre, avec quatre-vingts ou quatre-vingt-dix cultivateurs qui sont comme mes esclaves ou serviteurs : ce qui, ou un président similaire [précédent], n’avait jamais été donné ici auparavant à un étranger. » . . L’influence d’Adams sur Iyéyasu est attestée par la correspondance du capitaine Cock, de la fabrique anglaise, qui écrivit ainsi à son sujet en 1614 : « La vérité est que l’Empereur l’estime beaucoup,et il peut entrer et lui parler à tout moment, lorsque [ p. 317 ] rois et princes sont tenus à l’écart. »[1] C’est grâce à cette influence que les Anglais ont été autorisés à établir leur usine à Hirado. Il n’y a pas de roman du XVIIe siècle plus étrange que celui de ce simple pilote anglais, avec seulement sa simple honnêteté et son bon sens pour l’aider, s’élevant à une faveur si extraordinaire auprès du plus grand et du plus astucieux de tous les dirigeants japonais. Adams n’a jamais été autorisé, cependant, à retourner en Angleterre, peut-être parce que ses services étaient jugés trop précieux pour être perdus. Il dit lui-même dans ses lettres qu’Iyéyasu ne lui a jamais refusé quoi que ce soit de ce qu’il demandait,[2] sauf le privilège de revisiter l’Angleterre : lorsqu’il le demanda, une fois de trop, le « vieil empereur » resta silencieux.
La correspondance d’Adams prouve qu’Iyéyasu ne dédaignait aucun moyen d’obtenir des informations directes sur les affaires étrangères, tant religieuses que politiques. Quant aux affaires du Japon, il disposait du système d’espionnage le plus perfectionné qui soit. « Il a plu à Dieu d’accomplir des choses qui, aux yeux du monde, doivent paraître étranges ; car les Espagnols et les Portingall ont tué mes ennemis acharnés ; et maintenant, ils doivent me chercher, moi, un misérable indigne ; car les Espagnols comme les Portingall doivent faire passer toutes leurs négociations par ma main. » Lettre d’Adams datée du 12 janvier 1613. 2. Même des faveurs pour ceux qui avaient cherché à provoquer sa mort. « Je lui ai tellement plu », écrivit Adams, « qu’il n’a pas voulu s’opposer à mes paroles. Mes anciens ennemis s’en étonnèrent ; et, à cette occasion, je dois me supplier de leur témoigner mon amitié, ce que j’ai fait aux Espagnols et aux Portugais, en leur rendant le bien pour le mal. Ainsi, pour passer mon temps à gagner ma vie, cela m’a coûté beaucoup de travail et d’efforts au début, mais Dieu a béni mon travail. » [p. 318] établi ; et il savait tout ce qui se passait. Pourtant, il attendit, comme nous l’avons vu, quatorze ans avant de publier son édit. L’édit d’Hidéyoshi fut effectivement renouvelé par lui en 1606 ; mais cela concernait particulièrement la prédication publique du christianisme ; et tandis que les missionnaires se conformaient extérieurement à la loi, il continuait à les tolérer dans ses propres domaines. Des persécutions se poursuivaient ailleurs ; mais la propagande secrète était également menée, et les missionnaires pouvaient encore espérer. Pourtant, une menace planait dans l’air, telle la lourdeur qui précède les tempêtes. Le capitaine Saris, écrivant du Japon en 1613, rapporte un incident pathétique et très révélateur. « J’ai autorisé », dit-il, « des femmes de la meilleure condition à entrer dans ma cabine, où le portrait de Vénus avec son fils Cupidon était accroché, un peu à la légère, dans un grand cadre. Pensant qu’il s’agissait de Notre-Dame et de son fils, elles se prosternèrent et l’adorèrent avec des signes de grande dévotion, me disant à voix basse (afin que certains de leurs compagnons, qui ne l’étaient pas, ne l’entendent peut-être pas), qu’ils étaient chrétiens ; ce qui nous a permis de comprendre qu’il s’agissait de chrétiens convertis par les Portugais. » Lorsque Iyéyasu prit pour la première fois des mesures énergiques, elles ne visaient pas les Jésuites, mais un ordre plus imprudent, comme nous le savons par la correspondance d’Adams. « En 1612 », dit-il, « toutes les sectes franciscaines furent réprimées. Les Jésuites ont [ p. 319 ] quel privilège… ils sont à Nangasaki, où seul le nombre de toutes les sectes est autorisé ; ailleurs, il n’est pas autorisé d’en avoir autant…« Le catholicisme romain a bénéficié de deux années de grâce supplémentaires après l’épisode franciscain.
Il reste à déterminer pourquoi Iyéyasu l’a qualifiée de « religion fausse et corrompue », tant dans son héritage qu’ailleurs. D’un point de vue extrême-oriental, il aurait difficilement pu la juger autrement, après une enquête impartiale. Elle était fondamentalement opposée à toutes les croyances et traditions sur lesquelles la société japonaise avait été fondée. L’État japonais était un ensemble de communautés religieuses, avec un Dieu-Roi à sa tête ; les coutumes de toutes ces communautés avaient force de lois religieuses, et l’éthique était identifiée à l’obéissance aux coutumes ; la piété filiale était le fondement de l’ordre social, et la loyauté elle-même en découlait. Mais ce credo occidental, qui enseignait qu’un mari devait quitter ses parents et s’attacher à sa femme, considérait la piété filiale comme une vertu, au mieux, inférieure. Il proclamait que le devoir envers les parents, les seigneurs et les dirigeants ne demeurait un devoir que lorsque l’obéissance n’impliquait aucune action contraire à l’enseignement romain, et que le devoir suprême d’obéissance n’était pas envers le Souverain céleste de Kyôto, mais envers le Pape de Rome. Les dieux et les Bouddhas n’avaient-ils pas été qualifiés de démons par ces missionnaires venus du Portugal et d’Espagne ? Assurément, de telles doctrines étaient subversives, [ p. 320 ] aussi astucieuses qu’elles fussent interprétées par leurs apologistes. De plus, la valeur d’une croyance en tant que force sociale pouvait être jugée à ses fruits. En Europe, cette croyance avait été une cause incessante de désordres, de guerres, de persécutions et de cruautés atroces. Au Japon, elle avait fomenté de grands troubles, suscité des intrigues politiques et causé des dommages presque incommensurables. En cas de troubles politiques futurs, elle justifierait la désobéissance des enfants à leurs parents, des épouses à leurs maris, des sujets à leurs seigneurs, des seigneurs au shogun. Le devoir primordial du gouvernement était désormais d’imposer l’ordre social et de maintenir les conditions de paix et de sécurité sans lesquelles la nation ne pourrait jamais se relever de l’épuisement de mille ans de conflits. Mais tant que cette religion étrangère serait tolérée d’attaquer et de saper les fondements de l’ordre, il ne pourrait y avoir de paix. De telles convictions devaient être profondément ancrées dans l’esprit d’Iyéyasu lorsqu’il promulgua son célèbre édit. On peut s’étonner qu’il ait attendu si longtemps.
Il est fort possible qu’Iyéyasu, qui ne faisait jamais rien à moitié, attendait que le christianisme se retrouve sans un chef japonais compétent. En 1611, il fut informé d’une conspiration chrétienne sur l’île de Sado (district minier de bagnards) dont le gouverneur, Ôkubo, avait été incité à se convertir au christianisme et devait devenir le chef du pays si le complot réussissait. Mais Iyéyasu attendait toujours. En 1614, le christianisme n’avait presque plus d’Ôkubo pour mener ce désespéré espoir. Les daimyô convertis au XVIe siècle étaient morts, dépossédés ou en exil ; les grands généraux chrétiens avaient été exécutés ; les quelques convertis importants restants avaient été placés sous surveillance et étaient pratiquement impuissants.
Les prêtres étrangers et les catéchistes indigènes ne furent pas cruellement traités immédiatement après la proclamation de 1614. Environ trois cents d’entre eux furent embarqués sur des navires et expulsés du pays, en compagnie de divers Japonais soupçonnés d’intrigues politiques religieuses, tel Takayama, ancien daimyô d’Akashi, surnommé « Justo Ucondono » par les écrivains jésuites, et qui avait été dépossédé et dégradé par Hidéyoshi pour les mêmes raisons. Iyéyasu ne donna pas l’exemple d’une sévérité excessive. Mais des mesures plus sévères suivirent un événement survenu en 1615, l’année même de la promulgation de l’édit. Hidéyori, le fils d’Hidéyoshi, avait été supplanté – heureusement pour le Japon – par Iyéyasu, à la tutelle duquel le jeune homme avait été confié. Iyéyasu prit soin de lui, mais n’avait aucune intention de le laisser diriger le gouvernement du pays, tâche difficilement à la portée d’un jeune homme de vingt-trois ans. Malgré diverses intrigues politiques auxquelles Hidéyori était connu pour avoir pris part, Iyéyasu lui avait laissé la possession [ p. 322 ] de revenus importants et de la plus puissante forteresse du Japon, le puissant château d’Ôsaka, que le génie d’Hidéyoshi avait rendu presque imprenable. Hidéyori, contrairement à son père, favorisait les Jésuites et fit du château un refuge pour les adeptes de la « secte fausse et corrompue ». Informé par des espions du gouvernement qu’une dangereuse intrigue s’y préparait, Iyéyasu résolut de frapper ; et il frappa fort. Malgré une défense désespérée, la grande forteresse fut prise d’assaut et incendiée, Hidéyori périssant dans l’incendie. On dit que cent mille vies furent perdues lors de ce siège. Adams décrit ainsi curieusement le sort d’Hidéyori et les conséquences de sa conspiration :
Il fit la guerre à l’Empereur… également par l’intermédiaire des Jessvits et des Frères, qui espéraient qu’il serait comblé de miracles et de blessures ; mais en fin de compte, ce fut le contraire. Car le vieil Empereur, pressé contre lui, rassembla ses forces sur terre et sur mer, et encercla le château où il se trouvait ; malgré les pertes considérables des deux côtés, il finit par détruire les murs du château, y mit le feu et y brûla le roi. Ainsi se termina la guerre. Or, l’Empereur, apprenant que les Jessvits et les Frères étaient dans le château avec ses ennemis, et continuant à les combattre de temps en temps, ordonna à tous les Romains de quitter son pays ; leurs églises furent détruites et incendiées. Ceci suivit dans la déclaration du vieil Empereur. id=“p323”>[p. 323] jours. Or, cette année 1616, le vieil empereur mourut. Son fils règne à sa place, et il est plus farouchement opposé à la religion romaine que son père ne l’était. Car il a interdit dans tous ses domaines, sous peine de mort, à tous ses sujets de devenir chrétiens romains ; et pour empêcher tout ce qu’il pouvait, il a interdit à tout marchand étranger de séjourner dans les grandes villes.
Le fils dont il est ici question était Hidétada, qui, en 1617, promulgua une ordonnance condamnant à mort tout prêtre ou moine romain découvert au Japon. Cette ordonnance était motivée par le fait que de nombreux prêtres expulsés du pays étaient revenus secrètement et que d’autres étaient restés pour poursuivre leur propagande sous divers déguisements. Entre-temps, dans chaque ville, village et hameau de l’empire, des mesures avaient été prises pour éradiquer le christianisme romain. Chaque communauté était tenue responsable de la présence en son sein de toute personne appartenant à une croyance étrangère ; et des magistrats spéciaux, ou inquisiteurs, furent nommés, appelés Kirishitan-bugyô, pour rechercher et punir les adeptes de la religion interdite.
[1. Il convient de garder à l’esprit qu’aucun de ces édits ne visait le christianisme protestant : les Hollandais n’étaient pas considérés comme chrétiens au sens des ordonnances, pas plus que les Anglais. L’extrait suivant, tiré d’un village typique, le Kumichô, ou code de règlements communaux, illustre la responsabilité imposée à toutes les communautés quant à la présence en leur sein de convertis ou de croyants catholiques romains :
« Chaque année, entre le premier et le troisième mois, nous renouvellerons notre Shûmon-chô {note de bas de page p. 234}. Si nous connaissons une personne qui appartient à une secte interdite, nous en informerons immédiatement le Daikwan. . . . Les serviteurs et les ouvriers remettront à leurs maîtres un certificat déclarant qu’ils ne sont pas chrétiens. En ce qui concerne les personnes qui ont été chrétiennes, mais qui ont abjuré, si de telles personnes viennent au village ou le quittent, nous promettons de le signaler. » — Voir les Notes du professeur Wigmore sur le régime foncier et les institutions locales dans l’ancien Japon.] [ p. 324 ] qui abjuraient librement n’étaient pas punis, mais seulement gardés sous surveillance : ceux qui refusaient d’abjurer, même après la torture, étaient dégradés à la condition d’esclaves, ou bien mis à mort. Dans certaines régions du pays, une cruauté extraordinaire fut pratiquée et toutes les formes de torture furent employées pour contraindre les abjurations. Mais il est à peu près certain que les épisodes les plus atroces de la persécution furent dus à la férocité individuelle des gouverneurs ou magistrats locaux, comme dans le cas de Takénaka Unémé-no-Kami, contraint par le gouvernement à se faire harakiri pour avoir abusé de ses pouvoirs à Nagasaki et avoir utilisé la persécution comme moyen d’extorsion d’argent. Quoi qu’il en soit, la persécution finit par provoquer, ou contribuer à provoquer, une rébellion chrétienne dans le daimyat d’Arima, historiquement connue sous le nom de révolte de Shimabara. En 1636, une foule de paysans, poussés au désespoir par la tyrannie de leurs seigneurs – les daimyô d’Arima et les daimyô de Karatsu (districts convertis) – se levèrent en armes, brûlèrent tous les temples japonais des environs et proclamèrent la guerre de religion. Leur bannière portait une croix ; Leurs chefs étaient des samouraïs convertis. Ils furent bientôt rejoints par des réfugiés chrétiens venus de toutes les régions du pays, jusqu’à ce que leur nombre atteigne trente ou quarante mille. Sur la côte de la péninsule de Shimabara, ils s’emparèrent d’un château abandonné, à un endroit appelé Hara, et s’y fortifièrent. Les autorités locales ne purent faire face au soulèvement ; et les rebelles tinrent bon jusqu’à ce que les forces gouvernementales, regroupant plus de 160 000 hommes, soient envoyées contre eux. Après une courageuse défense de cent deux jours, le château fut pris d’assaut en 1638, et ses défenseurs, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, passés au fil de l’épée. Officiellement, l’incident fut traité comme une révolte paysanne ; et les personnes considérées comme responsables furent sévèrement punies ; le seigneur de Shimabara (Arima) fut en outre condamné à pratiquer le hara-kiri. Les historiens japonais affirment que le soulèvement fut d’abord planifié et dirigé par des chrétiens, qui avaient pour objectif de s’emparer de Nagasaki, de soumettre Kyûshû, d’inviter l’aide militaire étrangère et de forcer un changement de gouvernement ; les auteurs jésuites voudraient nous faire croire qu’il n’y avait pas de complot.Une chose est sûre : un appel révolutionnaire fut lancé aux chrétiens et sa réponse fut largement alarmante. Un château fort sur la côte de Kyûshû, tenu par trente ou quarante mille chrétiens, constituait un sérieux danger, un point d’observation d’où une invasion espagnole du pays aurait pu être tentée avec une certaine chance de succès. Le gouvernement semble avoir pris conscience de ce danger et avoir envoyé en conséquence une force écrasante à Shimabara. Si une aide étrangère avait pu être envoyée aux rebelles, le résultat aurait pu être une guerre civile prolongée. Quant au massacre généralisé, il ne représentait rien de plus que l’application de la loi japonaise : le paysan se révoltant contre son seigneur était puni de mort, quelles que soient les circonstances. Quant à la politique d’un tel massacre, rappelons que, avec moins de provocation, Nobunaga extermina les bouddhistes Tendai à Hiyei-san. Nous avons toutes les raisons de plaindre les braves hommes qui ont péri à Shimabara et de sympathiser avec leur révolte contre l’atroce cruauté de leurs dirigeants. Mais il est nécessaire, par simple souci de justice, d’examiner l’événement dans son ensemble du point de vue politique japonais.
Les Hollandais ont été dénoncés pour avoir contribué à écraser la rébellion avec des navires et des canons : ils ont tiré, de leur propre aveu, 426 coups de feu sur le château. Cependant, la correspondance conservée de l’usine hollandaise d’Hirado prouve sans l’ombre d’un doute qu’ils ont été contraints, sous la menace, d’agir ainsi. Quoi qu’il en soit, il serait difficile de trouver une bonne raison aux dénonciations purement religieuses de leur conduite, bien que celle-ci soit critiquable d’un point de vue humanitaire. Les Hollandais ne pouvaient raisonnablement refuser d’aider les autorités japonaises à réprimer une révolte, simplement parce qu’une grande partie des rebelles professait la religion qui brûlait vifs comme hérétiques les hommes et les femmes des Pays-Bas. Il est fort probable que de nombreux proches de ces mêmes Hollandais aient souffert à l’époque d’Alva. Ce qui serait arrivé à tous les Anglais et à tous les Hollandais du Japon, si le clergé portugais et espagnol avait pu obtenir le contrôle total du gouvernement, devrait être évident.
Avec le massacre de Shimabara s’achève la véritable histoire des missions portugaises et espagnoles. Après cet événement, le christianisme fut lentement, régulièrement et implacablement éradiqué. Il n’avait été toléré, ou à moitié toléré, que pendant soixante-cinq ans : l’histoire entière de sa propagation et de sa destruction occupe une période d’à peine quatre-vingt-dix ans. Des personnes de presque tous les rangs, du prince au pauvre, souffrirent pour lui ; des milliers endurèrent des tortures pour lui – des tortures si effroyables que même trois de ces jésuites qui envoyèrent des multitudes à un martyre inutile furent contraints de renier leur foi sous l’infliction ; et des femmes tendres, condamnées au bûcher, portèrent Francisco Cassola, Pedro Marquez et Giuseppe Chiara. Deux d’entre eux, probablement sous la contrainte, épousèrent des Japonaises. Pour leur postérité, voir un article de Satow dans les Transactions of the Asiatic Society of Japan, vol. VI, Partie I.] [ p. 328 ] leurs petits avec eux dans le feu, plutôt que de prononcer les paroles qui auraient sauvé mère et enfant. Pourtant, cette religion, pour laquelle des milliers de personnes sont mortes en vain, n’avait apporté au Japon que désordres, persécutions, révoltes, troubles politiques et guerres. Même les vertus du peuple qui s’étaient développées au prix d’un sacrifice indicible pour la protection et la conservation de la société – leur abnégation, leur foi, leur loyauté, leur constance et leur courage – furent par ce credo noir déformées, détournées et transformées en forces dirigées vers la destruction de cette société. Si cette destruction avait pu être accomplie et qu’un nouvel empire catholique romain avait été fondé sur les ruines, les forces de cet empire auraient été utilisées pour l’extension de la tyrannie sacerdotale, la propagation de l’Inquisition, la guerre perpétuelle des jésuites contre la liberté de conscience et le progrès humain. Nous pouvons bien plaindre les victimes de cette foi impitoyable et admirer à juste titre leur courage inutile : pourtant qui peut regretter que leur cause ait été perdue ? . . . Considéré sous un autre angle que celui du parti pris religieux, et simplement jugé par ses résultats, l’effort jésuite pour christianiser le Japon doit être considéré comme un crime contre l’humanité, une œuvre de dévastation, une calamité comparable seulement, en raison de la misère et de la destruction qu’il a provoquées, à un tremblement de terre, à un raz-de-marée, à une éruption volcanique.
[ p. 329 ]
La politique d’isolement – consistant à couper le Japon du reste du monde – adoptée par Hidétada et maintenue par ses successeurs témoigne suffisamment de la crainte qu’inspiraient les intrigues religieuses. Non seulement tous les étrangers, à l’exception des commerçants hollandais, furent expulsés du pays ; tous les enfants métis de sang portugais ou espagnol furent également expatriés, les familles japonaises se voyant interdire d’en adopter ou d’en cacher, sous peine de sanctions pour tous les membres de la famille désobéissants. En 1636, deux cent quatre-vingt-sept enfants métis furent expédiés à Macao. Il est possible que la capacité des enfants métis à servir d’interprètes fût particulièrement redoutée ; mais il ne fait guère de doute qu’à l’époque où cette ordonnance fut promulguée, la haine raciale était pleinement alimentée par l’antagonisme religieux. Après l’épisode de Shimabara, tous les étrangers occidentaux, sans exception, furent considérés avec une méfiance non dissimulée.[1] Les commerçants portugais et espagnols furent remplacés par les Hollandais (l’usine anglaise ayant été fermée quelques années auparavant) ; mais même dans le cas de ces derniers, des précautions extraordinaires furent prises. Ils furent contraints d’abandonner leurs bons quartiers d’Hirado et de transférer leur usine à Deshima, une petite île de seulement six cents pieds de long sur deux cent quarante pieds de large. Là, ils furent gardés sous surveillance constante, comme des prisonniers ; ils n’étaient pas autorisés à se rendre parmi la population ; aucun homme ne pouvait leur rendre visite sans permission, et aucune femme, à l’exception d’une prostituée, n’était autorisée à entrer dans leur réserve, quelles que soient les circonstances. Mais ils avaient le monopole du commerce du pays ; La patience hollandaise supporta ces conditions, par souci de profit, pendant plus de deux siècles. Tout commerce avec l’étranger, autre que celui entretenu par l’usine hollandaise et par les Chinois, fut entièrement supprimé. Quitter le Japon pour un Japonais était un crime capital ; et quiconque parvenait à quitter le pays furtivement était puni de mort à son retour. Le but de cette loi était d’empêcher les Japonais, envoyés à l’étranger par les Jésuites pour suivre une formation missionnaire, de revenir au Japon sous le déguisement de laïcs. Il était également interdit de construire des navires capables de longs voyages ; et tous les navires dépassant une dimension fixée par le gouvernement étaient démolis. Des postes de guet furent établis le long de la côte pour surveiller les navires étrangers ; et tout navire européen entrant dans un port japonais, à l’exception des navires de la compagnie hollandaise, devait être attaqué et détruit.
Il reste à considérer le grand succès initial des missions portugaises. Dans notre ignorance relative de l’histoire sociale japonaise, il est difficile de comprendre l’ensemble de l’épisode chrétien. Les archives des missionnaires jésuites sont abondantes ; mais les chroniques japonaises contemporaines nous livrent peu d’informations sur les missions, probablement parce qu’un édit fut promulgué au XVIIe siècle interdisant non seulement tous les livres traitant du christianisme, mais aussi tout livre contenant les mots « chrétien » ou « étranger ». Ce que les livres jésuites n’expliquent pas, et que nous aurions plutôt attendu des historiens japonais qu’ils expliquent, s’ils y avaient été autorisés, c’est comment une société fondée sur le culte des ancêtres et apparemment dotée d’une immense capacité de résistance aux agressions extérieures a pu être si rapidement pénétrée et partiellement dissoute par l’énergie jésuite. La question, entre toutes, à laquelle j’aimerais voir une réponse, par des témoignages japonais, est la suivante : dans quelle mesure les missionnaires ont-ils interféré avec le culte des ancêtres ? C’est une question importante. En Chine, les jésuites ont rapidement compris que la force de résistance au prosélytisme résidait dans le culte des ancêtres ; et ils se sont habilement efforcés de le tolérer, un peu comme le bouddhisme avant eux avait été obligé de le faire. Si la papauté avait soutenu leur politique, les jésuites auraient pu changer l’histoire de la Chine ; mais d’autres ordres religieux se sont farouchement opposés au compromis, et l’occasion a été perdue. La mesure dans laquelle le culte des ancêtres a été toléré par les missionnaires portugais au Japon est un sujet de recherche sociologique d’un grand intérêt. Le culte suprême a bien sûr été laissé de côté, pour des raisons évidentes. Il est difficile de supposer que le [ p. 332 ] Le culte domestique était alors attaqué aussi implacablement qu’aujourd’hui par les missionnaires protestants et catholiques romains ; il est difficile de supposer, par exemple, que les convertis aient été contraints de jeter ou de détruire leurs tablettes ancestrales. D’un autre côté, nous doutons encore que nombre des convertis les plus pauvres – domestiques et autres gens du commun – aient pratiqué un culte domestique des ancêtres. Les classes marginalisées, parmi lesquelles de nombreux convertis se sont convertis, n’ont bien sûr pas besoin d’être prises en compte dans ce contexte. Avant de pouvoir juger équitablement la question, il reste beaucoup à apprendre sur la condition religieuse des heimin au XVIe siècle. Quoi qu’il en soit, quelles que soient les méthodes suivies, le succès initial des missions fut étonnant. Leur travail, en raison du caractère particulier de l’organisation sociale, commençait nécessairement par le haut : le sujet ne pouvait changer de croyance qu’avec la permission de son seigneur. Dès le début, cette permission était librement accordée.Dans certains cas, les habitants furent officiellement informés qu’ils étaient libres d’adopter la nouvelle religion ; dans d’autres, des seigneurs convertis le leur ordonnèrent. Il semblerait que la foi étrangère ait d’abord été confondue avec une nouvelle forme de bouddhisme ; et dans la concession officielle de terres à Yamaguchi accordée à la mission portugaise en 1552, le texte japonais indique clairement que cette concession (qui semble avoir inclus un temple appelé Daidôji) fut accordée aux étrangers afin qu’ils puissent prêcher la Loi de Bouddha « Buppô shôryô no tamé ». Le document original est ainsi traduit par Sir Ernest Satow, qui l’a reproduit en fac-similé :
Concernant Daidôji à Yamaguchi Agata, département de Yoshiki, province de Suwô. Cet acte atteste que j’ai autorisé les prêtres venus des régions occidentales dans ce pays, conformément à leur demande et à leur désir, à fonder et à ériger un monastère et une maison afin de développer la Loi du Bouddha.
« Le 28e jour du 8e mois de la 21e année de Tembun.
« SUWÔ NO SUKÉ.
[Sceau d’août]"[1]
Si cette erreur [ou tromperie ?] a pu se produire à Yamaguchi, il est raisonnable de supposer qu’elle s’est également produite ailleurs. Extérieurement, les rites romains ressemblaient à ceux du bouddhisme populaire : les gens n’y observaient que peu de choses qui leur étaient étrangères : les formes du service, les vêtements, les chapelets, les prosternations, les images, les cloches et l’encens. Les vierges et les saints ressemblaient aux bodhisattvas et aux bouddhas auréolés ; les anges et les démons étaient immédiatement identifiés au Tennin.
[1. Dans les traductions latine et portugaise, ou plutôt les prétendues traductions de ce document, il n’est pas question de prêcher la Loi de Bouddha ; et de nombreux éléments ajoutés n’existent pas du tout dans le texte japonais. Voir Transactions of the Asiatic Society of Japan (Vol. VIII, Part II) pour le commentaire de Satow sur ce document et la fausse traduction qui en a été faite.] [ p. 334 ] et l’Oni. Tout ce qui plaisait à l’imagination populaire dans le cérémonial bouddhique pouvait être observé, sous une forme légèrement différente, dans les temples qui avaient été remis aux Jésuites et consacrés par eux comme églises ou chapelles. L’abîme insondable qui séparait réellement les deux religions n’aurait pas pu être perçu par l’esprit commun ; mais les ressemblances extérieures étaient immédiatement observables. Il y avait en outre quelques nouveautés attrayantes. Il semble, par exemple, que les Jésuites avaient l’habitude de faire jouer des pièces miraculeuses dans leurs églises dans le but d’attirer l’attention du public. . . . Mais les attraits extérieurs de quelque sorte que ce soit, ou les ressemblances extérieures avec le bouddhisme, ne pouvaient qu’aider à la propagation de la nouvelle religion ; ils ne pouvaient pas expliquer les progrès rapides de la propagande.
La coercition pourrait l’expliquer en partie : la coercition exercée par les daimyos convertis sur leurs sujets. On sait que les populations des provinces ont suivi, sous forte contrainte, la religion de leurs seigneurs convertis ; et des centaines, voire des milliers, de personnes ont dû faire de même par simple habitude de loyauté. Dans ces cas, il convient d’examiner le type de persuasion utilisé sur les daimyos. Nous savons que le commerce portugais, en particulier celui des armes à feu et des munitions, a grandement contribué à l’œuvre missionnaire. Dans l’état troublé du pays [ p. 335 ] précédant l’arrivée au pouvoir d’Hidéyoshi, ce commerce constituait un puissant pot-de-vin dans les négociations religieuses avec les seigneurs provinciaux. Le daimyo capable d’utiliser des armes à feu possédait nécessairement un avantage sur un seigneur rival qui n’en possédait pas ; et les seigneurs capables de monopoliser le commerce pouvaient accroître leur pouvoir aux dépens de leurs voisins. Or, ce commerce était en réalité offert en échange du privilège de prêcher ; et parfois bien plus que ce privilège était exigé et obtenu. En 1572, les Portugais osèrent demander la ville entière de Nagasaki, en don à leur église, avec pouvoir de juridiction sur celle-ci ; menaçant, en cas de refus, de s’établir ailleurs. Le daimyô, Ômura, hésita d’abord, mais finit par céder ; et Nagasaki devint alors un territoire chrétien, directement gouverné par l’Église. Très vite, les pères commencèrent à prouver le caractère de leur croyance par de furieuses attaques contre la religion locale. Ils mirent le feu au grand temple bouddhiste de Jinguji, attribuant l’incendie à la « colère de Dieu ». Après quoi, grâce au zèle de leurs convertis, quelque quatre-vingts autres temples, à Nagasaki et dans les environs, furent incendiés. Sur le territoire de Nagasaki, le bouddhisme fut totalement réprimé, ses prêtres étant persécutés et chassés. Dans la province de Bungo, la persécution jésuite contre le bouddhisme fut bien plus violente et menée à grande échelle. Ôtomo Sôrin Munéchika, le daimyô régnant, détruisit non seulement tous les temples bouddhistes de son territoire (au nombre, dit-on, de trois mille), mais fit également exécuter de nombreux prêtres bouddhistes. Pour la destruction du grand temple de Hikôzan, dont les prêtres auraient prié pour la mort du tyran, il aurait malicieusement choisi le sixième jour du cinquième mois (1576), — la fête de l’Anniversaire du Bouddha !
La coercition, exercée par leurs seigneurs sur un peuple docile et habitué à une obéissance implicite, expliquerait en partie le succès initial des missions ; mais elle laisserait bien d’autres points inexpliqués : le succès ultérieur de la propagande secrète, la ferveur et le courage des convertis persécutés, la longue indifférence des chefs du culte des ancêtres face aux progrès de la foi hostile… Lorsque le christianisme commença à se répandre dans l’Empire romain, la religion ancestrale était en déclin, la structure sociale avait perdu sa forme originelle et il n’existait aucun conservatisme religieux réellement capable de résister. Mais dans le Japon des XVIe et XVIIe siècles, la religion des ancêtres était bien vivante ; et la société n’en était qu’à sa seconde phase d’intégration, encore imparfaite. Les conversions jésuites ne se firent pas au sein d’un peuple déjà en train de perdre sa foi ancestrale, mais dans l’une des sociétés les plus intensément religieuses et conservatrices qui aient jamais existé. Le christianisme, quel qu’il soit, n’aurait pu être introduit dans une telle société sans provoquer des désintégrations structurelles, du moins locales. Nous ignorons jusqu’où ces désintégrations se sont étendues et ont pénétré ; et nous n’avons pas encore d’explication satisfaisante à la longue inertie de l’instinct religieux indigène face au danger.
Mais certains faits historiques semblent apporter au moins un éclairage secondaire sur le sujet. La politique jésuite initiale en Chine, telle qu’établie par Ricci, avait consisté à laisser les convertis libres de pratiquer les rites ancestraux. Tant que cette politique fut suivie, les missions prospérèrent. Lorsque, à la suite de ce compromis, des dissensions surgirent, l’affaire fut soumise à Rome. Le pape Innocent X se prononça pour l’intolérance par une bulle publiée en 1645 ; et les missions jésuites furent ainsi pratiquement ruinées en Chine. La décision du pape Innocent fut effectivement annulée l’année suivante par une bulle du pape Alexandre VIII ; mais à maintes reprises, des contestations furent soulevées par les organismes religieux sur cette question du culte des ancêtres, jusqu’à ce qu’en 1693, le pape Clément X1 interdise définitivement aux convertis de pratiquer les rites ancestraux sous quelque forme que ce soit. . . . Tous les efforts des missions d’Extrême-Orient n’ont depuis lors jamais réussi à faire avancer la cause du christianisme. La raison sociologique est évidente.
Nous avons donc vu que jusqu’en 1645, le culte des ancêtres avait été toléré par les jésuites [ p. 338 ] en Chine, avec des résultats prometteurs ; et il est probable qu’une politique de tolérance identique ait été maintenue au Japon pendant la seconde moitié du XVIe siècle. Les missions japonaises ont commencé en 1549 et leur histoire s’est terminée avec le massacre de Shimabara en 1638, environ sept ans avant la première décision papale contre la tolérance du culte des ancêtres. L’œuvre missionnaire jésuite semble avoir prospéré régulièrement, malgré toute l’opposition, jusqu’à ce qu’elle soit entravée par des zélotes moins prudents et plus intransigeants. Par une bulle publiée en 1585 par Grégoire XIII et confirmée en 1600 par Clément III, les jésuites étaient seuls autorisés à faire du travail missionnaire au Japon ; et ce n’est qu’après que leurs privilèges eurent été ignorés par le zèle franciscain que les ennuis avec le gouvernement commencèrent. Nous avons vu qu’en 1593, Hidéyoshi fit exécuter six franciscains. Puis, la publication d’une nouvelle bulle papale en 1608, par Paul V, autorisant les missionnaires catholiques romains de tous ordres à travailler au Japon, ruina probablement les intérêts des jésuites. On se souviendra qu’Iyéyasu supprima les franciscains en 1612, preuve que leur expérience avec Hidéyoshi ne leur avait guère profité. Dans l’ensemble, il semble plus que probable que les dominicains et les franciscains se mêlèrent imprudemment de questions que les jésuites (qu’ils accusaient de timidité) avaient eu la sagesse de laisser de côté, et que cette ingérence précipita la ruine inévitable des missions.
[ p. 339 ]
On peut raisonnablement douter qu’il y ait eu un million de chrétiens au Japon au début du XVIIe siècle : on peut admettre l’affirmation plus probable de six cent mille. En cette ère de tolérance, les efforts combinés de tous les organismes missionnaires étrangers et les sommes considérables dépensées chaque année pour soutenir leur œuvre leur ont permis d’atteindre à peine un cinquième du succès attribué à leurs prédécesseurs portugais, selon une estimation assez raisonnable. Les jésuites du XVIe siècle étaient certes capables d’exercer, par l’intermédiaire de divers seigneurs, la forme de coercition la plus énergique sur des populations entières de provinces ; mais les missions modernes bénéficient assurément d’avantages éducatifs, financiers et législatifs, largement supérieurs à la valeur douteuse du pouvoir de coercition ; et la modicité des résultats obtenus semble nécessiter une explication. L’explication n’est pas difficile. Les attaques inutiles contre le culte des ancêtres sont nécessairement des attaques contre la constitution de la société ; et la société japonaise résiste instinctivement à ces attaques contre ses fondements éthiques. Car c’est une erreur de supposer que cette société japonaise soit parvenue à un état tel que celui que présentait la société romaine au deuxième ou au troisième siècle de notre ère. Elle demeure plutôt à un stade semblable à celui d’une société grecque ou latine plusieurs siècles avant Jésus-Christ. L’introduction des chemins de fer, des télégraphes, des armes modernes de précision, des sciences appliquées modernes de toutes sortes, n’a pas encore suffi à changer l’ordre fondamental des choses. Des désintégrations superficielles se poursuivent rapidement ; de nouvelles structures se forment ; mais la condition sociale reste encore très semblable à celle qui, en Europe du Sud, a longtemps précédé l’introduction du christianisme.
Bien que chaque forme de religion recèle une part de vérité immuable, l’évolutionniste doit classer les religions. Il doit considérer une foi monothéiste comme représentant, dans le progrès de la pensée humaine, une avancée considérable par rapport à toute croyance polythéiste ; le monothéisme signifiant la fusion et l’expansion d’innombrables croyances fantomatiques en un vaste concept de puissance omnipotente invisible. Et, du point de vue de l’évolution psychologique, il doit bien sûr considérer le panthéisme comme une avancée par rapport au monothéisme, et l’agnosticisme comme une avancée par rapport aux deux. Mais la valeur d’une croyance est nécessairement relative ; et la question de sa valeur doit être tranchée, non par son adaptabilité aux développements intellectuels d’une seule classe cultivée, mais par sa relation émotionnelle plus large avec la société tout entière dont elle incarne l’expérience morale. Sa valeur pour toute autre société dépend nécessairement de sa capacité d’auto-adaptation à l’expérience éthique de cette société. On peut admettre que le catholicisme romain était, par le seul fait de sa conception monothéiste, un stade antérieur au culte primitif des ancêtres. Mais elle n’était adaptée qu’à une forme de société à laquelle ni la civilisation chinoise ni la civilisation japonaise n’étaient parvenues, une forme de société dans laquelle l’ancienne famille avait été dissoute et la religion de la piété filiale oubliée. Contrairement à cette croyance plus subtile et incomparablement plus humaine de l’Inde, qui avait appris le secret du succès missionnaire mille ans avant Loyola, la religion des Jésuites n’aurait jamais pu s’adapter aux conditions sociales du Japon ; et du fait de cette incapacité, le sort des missions était en réalité décidé d’avance. L’intolérance, les intrigues, les persécutions sauvages menées, toutes les trahisons et cruautés des Jésuites, peuvent simplement être considérées comme les manifestations de cette incapacité ; tandis que les mesures répressives prises par Iyéyasu et ses successeurs ne signifient sociologiquement rien de plus que la perception nationale du danger suprême. Il a été reconnu que le triomphe de la religion étrangère entraînerait la désintégration totale de la société et la soumission de l’empire à la domination étrangère.
Ni l’artiste ni le sociologue, du moins, ne peuvent regretter l’échec des missions. Leur disparition, qui a permis à la société japonaise d’évoluer jusqu’à sa limite, a préservé aux yeux modernes le monde merveilleux de l’art japonais, et celui, plus merveilleux encore, de ses traditions, croyances et coutumes. Le catholicisme romain, triomphant, aurait balayé tout cela. L’antagonisme naturel [ p. 342 ] de l’artiste envers le missionnaire réside dans le fait que ce dernier est toujours, et doit être, un destructeur impitoyable. Partout, les développements artistiques sont associés d’une manière ou d’une autre à la religion ; et dans la mesure où l’art d’un peuple reflète ses croyances, cet art sera odieux aux ennemis de ces croyances. L’art japonais, d’origine bouddhiste, est particulièrement un art de suggestion religieuse, non seulement en peinture et en sculpture, mais aussi en décoration et dans presque tous les produits du goût esthétique. On retrouve un sentiment religieux même dans le plaisir japonais pour les arbres et les fleurs, le charme des jardins, l’amour de la nature et de ses voix, bref, dans toute la poésie de l’existence. Assurément, les jésuites et leurs alliés auraient mis fin à tout cela, à chaque détail, sans le moindre scrupule. Même s’ils avaient pu comprendre et ressentir le sens de ce monde d’une étrange beauté, fruit d’une expérience raciale jamais répétée ni remplacée, ils n’auraient pas hésité un instant à l’effacer. Aujourd’hui, en effet, ce merveilleux monde de l’art est en train d’être définitivement et irrémédiablement détruit par l’industrialisation occidentale. Mais l’influence industrielle, bien qu’impitoyable, n’est pas fanatique ; et la destruction ne se poursuit pas avec une rapidité si féroce que l’histoire de la beauté qui s’estompe puisse être enregistrée pour le bénéfice futur de la civilisation humaine.