Habitués à considérer la Chine comme la plus grande nation pacifique du monde, nous risquons d’oublier que son expérience de la guerre, sous toutes ses formes, est telle qu’aucun État moderne ne peut l’égaler. Ses longues annales militaires remontent à un point qui se perd dans la nuit des temps. Elle avait construit la Grande Muraille et maintenait une immense armée permanente le long de sa frontière des siècles avant que le premier légionnaire romain ne soit aperçu sur le Danube. Entre les collisions perpétuelles des anciens États féodaux, les conflits sinistres avec les Huns, les Turcs et autres envahisseurs après la centralisation du gouvernement, les bouleversements terribles qui ont accompagné le renversement de tant de dynasties, en plus des innombrables rébellions et des troubles mineurs qui ont éclaté et s’éteignent à nouveau l’un après l’autre, il n’est pas exagéré de dire que le fracas des armes n’a jamais cessé de résonner dans une partie ou une autre de l’Empire.
Non moins remarquable est la succession d’illustres capitaines dont la Chine peut se vanter avec fierté. Comme dans tous les pays, les plus grands se révèlent lors des crises les plus décisives de son histoire. Ainsi, Po Qi se distingue particulièrement à l’époque où Ch’in entame sa lutte finale contre les États encore indépendants. Les années tumultueuses qui suivent l’effondrement de la dynastie Ch’in sont illuminées par le génie transcendant de Han Hsin. Alors que la maison Han est à son tour menacée de chute, la figure majestueuse et funeste de Ts’ao Ts’ao domine la scène. Et lors de l’établissement de la dynastie T’ang, l’une des plus grandes œuvres humaines, l’énergie surhumaine de Li Shih-min (futur empereur T’ai Tsung) fut secondée par la brillante stratégie de Li Ching. Aucun de ces généraux ne saurait craindre la comparaison avec les plus grands noms de l’histoire militaire européenne.
Malgré tout cela, la grande majorité des sentiments chinois, depuis Lao Tseu jusqu’à nos jours, et particulièrement tels qu’ils se reflètent dans la littérature confucéenne, ont toujours été pacifiques et farouchement opposés au militarisme sous toutes ses formes. Il est si rare de trouver des lettrés défendant la guerre par principe que j’ai jugé utile de rassembler et de traduire quelques passages défendant cette vision peu orthodoxe. Le texte suivant, de Ssŭ-ma Ch’ien, montre que malgré son ardente admiration pour Confucius, il n’était pourtant pas un partisan de la paix à tout prix :
Les armes militaires sont les moyens utilisés par le Sage pour punir la violence et la cruauté, apporter la paix en temps troublés, écarter les difficultés et les dangers, et secourir ceux qui sont en péril. Tout animal avec du sang dans les veines et des cornes sur la tête se battra lorsqu’il est attaqué. Combien plus l’homme, qui porte en lui les facultés d’amour et de haine, de joie et de colère ! Lorsqu’il est satisfait, un sentiment d’affection jaillit en lui ; lorsqu’il est en colère, son aiguillon empoisonné entre en jeu. Telle est la loi naturelle qui gouverne son être… Que dire alors de ces érudits de notre temps, aveugles aux grandes questions et sans aucune appréciation des valeurs relatives, qui ne peuvent qu’aboyer leurs formules éculées sur la « vertu » et la « civilisation », condamnant l’usage des armes militaires ? Ils mèneront sûrement notre pays à l’impuissance, au déshonneur et à la perte de son héritage légitime ; Ou, à tout le moins, ils provoqueront invasion et rébellion, sacrifice de territoire et affaiblissement général. Pourtant, ils refusent obstinément de modifier la position qu’ils ont adoptée. La vérité est que, tout comme dans la famille, l’instituteur ne doit pas ménager la verge, et que les châtiments sont indispensables dans l’État, de même le châtiment militaire ne saurait être abandonné dans l’Empire. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ce pouvoir sera exercé avec sagesse par certains, avec insensé par d’autres, et que parmi ceux qui portent les armes, certains seront loyaux et d’autres rebelles. [1]
Le passage suivant est tiré de la préface de Tu Mu à son commentaire sur Sun Tzŭ :
La guerre peut être définie comme une punition, l’une des fonctions du gouvernement. C’était la profession de Chung Yu et de Jan Ch’iu, tous deux disciples de Confucius. De nos jours, la tenue des procès et l’audition des litiges, l’emprisonnement des délinquants et leur exécution par flagellation sur la place du marché sont tous des tâches effectuées par des fonctionnaires. Mais le maniement d’immenses armées, la destruction de villes fortifiées, la capture de femmes et d’enfants et la décapitation de traîtres sont également des tâches effectuées par des fonctionnaires. Les objectifs du chevalet [2] et des armes militaires sont essentiellement les mêmes. Il n’y a pas de différence intrinsèque entre la flagellation et le fait de couper des têtes en temps de guerre. Pour les infractions mineures à la loi, faciles à réprimer, seule une faible quantité de force est nécessaire : d’où l’institution de la torture et de la flagellation. Pour les débordements d’iniquité plus graves, difficiles à réprimer, une force plus importante est nécessaire : d’où le recours aux armes militaires et aux décapitations massives. Dans les deux cas, cependant, l’objectif est de se débarrasser des méchants et d’apporter réconfort et soulagement aux bons [3] …
Chi-sun demanda à Jan Yu : « Avez-vous, Monsieur, acquis vos aptitudes militaires par l’étude, ou sont-elles innées ? » Jan Yu répondit : « Elles ont été acquises par l’étude. » [4] « Comment est-ce possible », demanda Chi-sun, « puisque vous êtes un disciple de Confucius ? » « C’est un fait », répondit Jan Yu ; « J’ai été instruit par Confucius. Il convient que le grand Sage exerce à la fois des fonctions civiles et militaires, même si, il est vrai, mon apprentissage de l’art du combat n’est pas encore très avancé. »
Or, je ne saurais dire qui est l’auteur de cette distinction rigide entre le « civil » et le « militaire », et de la limitation de chacun à une sphère d’action distincte, ni en quelle année de quelle dynastie elle fut introduite. Quoi qu’il en soit, il est arrivé que les membres de la classe dirigeante craignent de s’étendre sur des sujets militaires, ou ne le fassent qu’avec pudeur. Si certains osent aborder le sujet, ils sont aussitôt taxés d’individus excentriques aux penchants grossiers et brutaux. C’est un exemple extraordinaire de la façon dont, par simple manque de raisonnement, les hommes perdent malheureusement de vue les principes fondamentaux. [5]
Lorsque le duc de Chou était ministre sous Ch’êng Wang, il organisait les cérémonies, faisait de la musique et vénérait les arts de l’érudition et du savoir ; pourtant, lorsque les barbares de la rivière Huai se révoltèrent, [6] il sortit et les châtia. Lorsque Confucius occupa le poste sous le duc de Lu, et qu’une réunion fut convoquée à Chia-ku, [^133] il déclara : « Si des négociations pacifiques sont en cours, des préparatifs de guerre auraient dû être faits au préalable. » Il réprimanda et humilia le marquis de Ch’i, qui se réfugia sous lui et n’osa pas recourir à la violence. Comment peut-on dire que ces deux grands sages n’avaient aucune connaissance des questions militaires ? [7]
Nous avons vu que le grand Chu Hsi tenait Sun Tzŭ en haute estime. Il fait également appel à l’autorité des Classiques :
Notre maître Confucius, répondant au duc Ling de Wei, dit : « Je n’ai jamais étudié les questions liées aux armées et aux bataillons. » [^135] Répondant à K’ung Wên-tzŭ, il dit : « Je n’ai pas été instruit sur les manteaux de buffle ni sur les armes. » [^136] « Mais si nous nous reportons à la réunion de Chia-ku, [8] nous constatons qu’il a utilisé la force armée contre les hommes de Lai, [^138] de sorte que le marquis de Ch’i fut effrayé. De nouveau, lorsque les habitants de Pi se révoltèrent, il ordonna à ses officiers de les attaquer, sur quoi ils furent vaincus et s’enfuirent, confus. [^139] Il dit un jour en ricanant : « Si je combats, je [p. xlviii] vaincra. » [9] Jan Yu a également dit : « Le Sage exerce à la fois des fonctions civiles et militaires. » [10] Confucius n’a-t-il jamais étudié ni reçu d’instruction dans l’art de la guerre ? On peut seulement dire qu’il n’a pas spécialement choisi les sujets liés aux armées et au combat pour son enseignement. [^142]
Sun Hsing-yen, le rédacteur en chef de Sun Tzŭ, écrit dans le même sens :
Confucius a dit : « Je ne suis pas versé dans les questions militaires. » [^143] Il a également dit : « Si je combats, je suis vainqueur. » [^143] Confucius a ordonné des cérémonies et réglementé la musique. Or, la guerre constitue l’une des cinq catégories de cérémonies d’État, [11] et ne doit pas être considérée comme une branche d’étude indépendante. Par conséquent, les mots « je ne suis pas versé dans » doivent être interprétés comme signifiant qu’il y a des choses que même un Maître inspiré ignore. Ceux qui doivent diriger une armée et élaborer des stratagèmes doivent apprendre l’art de la guerre. Mais si l’on peut commander les services d’un bon général comme Sun Tzŭ, qui était employé par Wu Tzŭ-hsü, il n’est pas nécessaire de l’apprendre soi-même. D’où la remarque ajoutée par Confucius : « Si je combats, je suis vainqueur. » [12]
Les hommes d’aujourd’hui, cependant, interprètent volontairement ces paroles de Confucius dans leur sens le plus étroit, comme s’il voulait dire que les livres sur l’art de la guerre ne valaient pas la peine d’être lus. Avec une obstination aveugle, ils citent l’exemple de Chao Kua, qui étudia les livres de son père en vain, [13] comme preuve que toute théorie militaire est inutile. De plus, voyant [p. xlix] que les livres sur la guerre traitent de sujets tels que l’opportunisme dans l’élaboration des plans et la conversion des espions, ils soutiennent que cet art est immoral et indigne d’un sage. Ces gens ignorent le fait que les études de nos érudits et l’administration civile de nos fonctionnaires exigent également une application et une pratique constantes avant d’être efficaces. Les anciens étaient particulièrement réticents à laisser les simples novices bâcler leur travail. [14] Les armes sont néfastes [15] et le combat périlleux ; et à moins qu’un général ne soit en pratique constante, il ne devrait pas risquer la vie d’autres hommes au combat. [^149] Il est donc essentiel que les 13 chapitres de Sun Tzŭ soient étudiés. [16]
Hsiang Liang enseignait l’art de la guerre à son neveu Chi [17]. Chi en avait une vague idée générale, mais ne voulut pas poursuivre ses études jusqu’au bout, ce qui lui valut finalement la défaite et le renversement. Il ignorait que les ruses et les artifices de la guerre dépassent le cadre de l’énumération verbale. Le duc Hsiang de Song [18] et le roi Yen de Hsü [19] furent anéantis par leur humanité mal placée. La nature perfide et sournoise de la guerre nécessite le recours à la ruse et aux stratagèmes adaptés à la situation. On connaît un cas où Confucius lui-même aurait violé un serment extorqué [20] et aurait quitté l’État Song sous un déguisement [^155]. Pouvons-nous alors accuser Sun Tzŭ sans scrupules pour avoir méprisé la vérité et l’honnêteté ? [21]
[^133] : xlvii:3 Voir Tso Chuan, # X. 2 ; Shih Chi, ch. 47, t. 4_r_°.
[^135] : xlvii:5 Lun Yü, XV, 1.
[^136] : xlvii:6 Tso Chuan, #, XI.
[^138] : xlvii : 8 Tso Chuan, #, X. 2.
[^139] : xlvii:9 Ibid. XII. 5 ; Chia Yü, ch. 1 ad fin.
[^142] : xlviii:3 #, loc. cit. : #.
[^149] : xlix:2 Cf. Tao Tê Ching, ch. 31 : #.
[^155] : xlix:8 Shih Chi, ch. 47, f. 7_r_°.
xlv:1 Shih Chi, ch. 25, fol. 1: #. ↩︎
xlvi:1 La première occurrence de # dans le P’ei Wên Yün Fu est tirée de la lettre de Ssŭ-ma Ch’ien à # Jên An (voir #, ch. 41, f. 9 _r_°), où M. Chavannes le traduit par « la cangue et la chaîne ». Mais dans le passage présent, il semble plutôt indiquer un instrument de torture particulier. ↩︎
xlvi:2 #. ↩︎
xlvi:3 Cf. Shih Chi, cf. 47, f. 11 _v_°. ↩︎
xlvii:1 #. ↩︎
xlvii:2 Voir Shu Ching, préface § 55. ↩︎
xlvii:4 #. ↩︎
xlvii:7 Voir supra. ↩︎
xlviii:1 Je n’ai pas réussi à retracer cette expression. Voir la note 2 à la p. xliii. ↩︎
xlviii:2 Voir supra. ↩︎
xlviii:4 Voir supra. ↩︎
xlviii:5 Viz., #. les quatre autres étant #, #, # et # « culte, deuil, divertissement des invités et rites festifs ». Voir Shu Ching, II, 1, iii. 8, et Chou Li, IX, fol. 49. ↩︎
xlviii:6 Préface à Sun Tzŭ : #. ↩︎
xlix:1 Il s’agit d’une allusion plutôt obscure à Tso Chuan, #, XXXI. 4, où Tzŭ-ch’an dit : # « Si vous avez un morceau de beau brocart, vous n’emploierez pas un simple apprenti pour le confectionner. » ↩︎
xlix:3 Sun Hsing-yen aurait pu citer à nouveau Confucius. Voir Lun Yü, XIII. 29, 30. ↩︎
xlix:4 #. ↩︎
xlix:5 Mieux connu sous le nom de Hsiang # Yü [BC 233–202]. ↩︎
xlix:6 Le troisième parmi les # (ou #) énumérés à la p. 141. Pour l’incident mentionné, voir Tso Chuan, #, XXII. 4. ↩︎
xlix:9 Ibid., ch. 38, f. 8 _v_°. ↩︎