[p. 275]
Nous avons maintenant suivi la manière dont la philosophie hellénistique s’est transmise des Grecs aux Syriens, des Syriens aux musulmans arabophones, et fut portée par les musulmans d’Asie jusqu’à l’extrême Occident. Nous devons maintenant examiner la manière dont elle a été transmise de ces peuples arabophones aux Latins. Le premier contact des Latins avec la philosophie des musulmans eut lieu en Espagne, comme on pouvait s’y attendre. A cette époque, c’est-à-dire au Moyen Âge, nous pouvons à juste titre qualifier les parties occidentales de l’Europe de « latines », car le latin était utilisé non seulement dans les services de l’église, mais aussi comme moyen d’enseignement et comme moyen de communication entre les personnes instruites ; cela n’implique pas que la langue vernaculaire dans tous les pays occidentaux soit d’origine latine, et bien entendu ne suggère aucune « race latine » ; cela se réfère seulement à un groupe culturel, et nous n’employons le terme « latin » que pour désigner ceux qui partageaient une civilisation que l’on peut raisonnablement qualifier [p. 276] d’origine latine. En Espagne, cette culture latine était en contact avec la culture arabe des musulmans. La transmission de la culture arabe au latin est surtout associée à Raymond, qui fut archevêque de Tolède de 1130 à 1150 après J.-C. Tolède était devenue une partie du royaume de Castille en 1085, pendant la période de troubles précédant l’invasion des Murabites. Alphonse VI l’avait conquise et en avait fait la capitale de son royaume, et l’archevêque de Tolède devint primat d’Espagne. Lorsque la ville fut prise, il fut convenu que les citoyens seraient libres de pratiquer leur propre religion, mais l’année suivant sa prise, les chrétiens s’emparèrent de force de la grande église, qui avait été transformée en mosquée congrégationnelle environ 370 ans auparavant, et la rendirent à l’usage chrétien. Cependant, les musulmans vivaient pour la plupart à côté des chrétiens à Tolède, et leur présence dans la même ville que le roi, la cour royale et le primat fit une impression considérable sur leurs voisins, qui commencèrent à s’intéresser à la vie intellectuelle de l’islam au cours des années suivantes. L’archevêque Raymund désirait mettre la philosophie arabe à la disposition des chrétiens. A cette époque, on s’en souvient, les muwahhides étaient établis en Espagne, et leur bigoterie poussa un certain nombre de juifs et de chrétiens à se réfugier dans les pays voisins.
Raymund fonda à Tolède un collège de traducteurs, dont il confia la direction à l’archidiacre Dominique Gondisalvi, et lui confia la tâche de préparer des traductions latines des plus importants ouvrages arabes de philosophie et de science. Ainsi furent [p. 277] produites de nombreuses traductions des versions arabes d’Aristote et des commentaires, ainsi que des abrégés d’al-Farabi et d’Ibn Sina. La méthode employée dans ce collège, et la méthode communément suivie au Moyen Âge, consistait à utiliser les services d’un interprète, qui plaçait simplement le mot latin sur les mots arabes de l’original, et finalement la latinité était révisée par le greffier en chef, la traduction terminée portant généralement le nom du réviseur. C’était une méthode extrêmement mécanique, et l’interprète était considéré comme d’une importance mineure. Il semble que la préparation d’une traduction se faisait sur commande, à peu près de la même manière que la copie d’un texte, et n’était pas considérée comme plus intellectuelle que le travail de transcription. Le réviseur se contenta de veiller à ce que les phrases fussent grammaticalement correctes dans leur forme : la structure et la syntaxe étaient encore arabes, et souvent extrêmement difficiles à comprendre pour le lecteur latin, d’autant plus que les mots les plus gênants étaient simplement transcrits de l’arabe. Parmi les interprètes employés dans ce collège se trouvaient certainement des Juifs ; on sait que l’un d’eux portait le nom de Jean de Séville. Nous avons très peu de renseignements sur la circulation des traductions faites à Tolède, mais il est certain qu’environ trente ans après le texte entier de l’Organon logique d’Aristote [p. 278] était en usage à Paris, ce qui ne fut pas possible tant que les traductions latines se limitèrent à celles qui avaient été transmises par Boèce, Jean Scot et les fragments de Platon provenant de saint Augustin. Mais ce matériel déjà en possession de l’Occident fut le fondement de la scolastique, et se développa jusqu’à son terme. Boèce transmet une version latine de l’Isagoge de Porphyre et des Catégories et de l’Herméneutique d’Aristote, tandis que Jean Scot traduit le Pseudo-Denys. Le développement ultérieur de la scolastique latine se fit en trois étapes : d’abord, l’introduction du reste du texte d’Aristote, ainsi que des travaux scientifiques de tout le canon logique, par traduction de l’arabe ; ensuite, les traductions du grec après la prise de Constantinople en 1204 ; et troisièmement, l’introduction des commentateurs arabes.
Le premier écrivain scolastique latin qui montre une connaissance de l’Organon logique complet fut Jean de Salisbury (mort en 1182 après J.-C.), qui était professeur à Paris, mais il ne semble pas que les œuvres métaphysiques et psychologiques d’Aristote étaient encore en circulation.
A cette époque, Paris était devenu le centre de la philosophie scolastique, qui commençait à prédominer sur la théologie. Cela se manifeste, encore à l’abri des méthodes arabes, dans l’œuvre de Pierre Lombard (mort en 1160), dont les Sentences, une encyclopédie des controverses de l’époque mais une simple compilation, restèrent un livre populaire jusqu’au XVIIe siècle. Les méthodes et la forme utilisées dans les Sentences montrent l’influence d’Abélard, et plus encore des Décrétales [p. 279] de Gratien. Il est intéressant de noter que Pierre Lombard possédait et utilisait une traduction récemment achevée de saint Jean Damascène.
Au début du XIIIe siècle, on trouve à Paris diverses controverses sur des sujets très semblables à ceux débattus par les philosophes arabes, mais qui proviennent en réalité de sources tout à fait indépendantes. Rien ne semble plus suggérer une influence arabe que la discussion sur l’unité essentielle des âmes, qui semble faire écho à celle d’Ibn Rushd ; mais cette doctrine s’était développée indépendamment des matériaux néoplatoniciens de l’église celtique et, dans ses traits principaux, elle n’était pas du tout différente de l’enseignement d’Ibn Rushd, elle était assez courante en Irlande (cf. Rènan : Averroès, 132-133). Ainsi, au IXe siècle, Ratramnus de Corbey écrivait contre un certain Macaire pour réfuter des vues similaires. Ici, l’influence arabe est hors de question ; à l’époque, en effet, Ibn Rushd n’était pas encore né. Ainsi de Simon de Tournay, qui était professeur de théologie à Paris vers 1200 après J.-C., nous lisons que « tandis qu’il suit de trop près Aristote, il est accusé d’hérésie par certains auteurs récents » (Henri de Gand : Lib. de script. eccles. c. 24 dans Fabrisius Bibliotheca, 2, p. 121), mais cela signifie simplement qu’il a poussé à l’extrême l’application de la méthode dialectique à la théologie.
Les décrets adoptés lors d’un synode tenu à Paris en 1209 et confirmés par les décisions du légat pontifical en 1215 sont plus intéressants. Ces mesures furent provoquées par l’enseignement panthéiste de David de Dinant et d’Amaury de Béné, qui reprirent [p. 280] les doctrines semi-panthéistes de la Périphyse de Jean Scot, et les interdictions qui les concernent citent textuellement des passages de Scot. La Périphyse elle-même fut condamnée par Honorius III. en 1225. Mais les décrets de 1209 interdisaient aussi l’usage de la Philosophie naturelle d’Aristote et des « commenta », tandis que les ordres du Légat de 1215 autorisaient les travaux logiques des anciennes et nouvelles traductions où peut-être les « nouvelles traductions » se réfèrent aux « nouvelles » traductions faites à partir de l’arabe par opposition aux « anciennes » versions de Boèce, bien qu’il soit tout à fait possible qu’une version directement du grec ait circulé et soit connue comme les « nouvelles traductions », et interdisaient aussi la lecture de la Métaphysique, de la Philosophie naturelle, etc., tous les documents devenus accessibles via l’arabe.
En 1215, Frédéric II devint empereur et, en 1231, il commença à réorganiser le royaume de Sicile. En Sicile et au cours de ses expéditions de croisades en Orient, Frédéric avait été en contact étroit avec les musulmans et était très attiré par eux. Il adopta le costume oriental et de nombreuses coutumes et manières arabes, mais, plus important encore, il était un grand admirateur des philosophes arabes, dont il pouvait lire les œuvres dans les originaux, car il connaissait l’allemand, le français, l’italien, le latin, le grec et l’arabe. Les historiens contemporains le présentent comme un libre penseur, qui considérait toutes les religions comme également sans valeur, et lui [p. 281] attribuaient la déclaration selon laquelle le monde avait souffert de trois grands imposteurs, Moïse, le Christ et Mahomet. Cette opinion sur Frédéric est exprimée avec passion par Grégoire IX. Dans l’encyclique « ad omnes principes et prelatos terrae » (in Mansi. xxiii. 79), il compare l’empereur à la bête blasphématrice de l’Apocalypse xiii., mais Frédéric en réponse compare le pape à la bête décrite dans l’Apocalypse vi., « le grand dragon qui réduisit le monde entier », et professe une attitude parfaitement orthodoxe envers Moïse, le Christ et Mahomet. Il est tout à fait probable, comme le suppose Renan (Averroès, p. 293), que les opinions attribuées à Frédéric sont en réalité fondées sur une sympathie déclarée envers les philosophes arabes, qui considéraient toutes les religions comme également tolérables pour la multitude inculte, et illustraient généralement leurs remarques en citant les « trois lois » qu’ils connaissaient le mieux. En 1224, Frédéric fonda une université à Naples, et en fit une académie dans le but d’introduire la science arabe dans le monde occidental, et là furent faites diverses traductions de l’arabe en latin et en hébreu. Encouragé par lui, Michael Scot se rendit à Tolède vers 1217 et traduisit les commentaires d’Ibn Rushd sur le De coelo et de mundo d’Aristote, ainsi que la première partie du De anima. Il semble aussi probable qu’il ait été le traducteur [p. 282] des commentaires sur les Météores, la Parva Naturalia, le De substantia orbis, la Physique et le De generatione et de corruptione. Les commentaires d’Ibn Sina circulaient déjà largement avant cette date, de sorte qu’il s’agissait très probablement des « commentaires » mentionnés dans le décret de Paris de 1209, mais nous ne savons pas qui fut responsable de leur traduction en latin, sauf qu’ils provenaient presque certainement du collège de Tolède. L’introduction d’Ibn Rushd, qui n’avait pas une grande réputation parmi les musulmans, témoigne du poids de l’influence juive en Sicile et dans la nouvelle académie de Naples. Nous savons que Michael Scot était assisté d’un Juif nommé André.
Un autre traducteur de cette période était un Allemand, Hermann, qui se trouvait à Tolède vers 1256, après la mort de Frédéric. Il traduisit l’abrégé de la Rhétorique fait par al-Farabi, l’abrégé de la Poétique d’Ibn Rushd et d’autres ouvrages moins connus d’Aristote. Les traductions d’Hermann furent décrites par Roger Bacon comme barbares et difficilement intelligibles ; il translittéra les noms de manière à faire apparaître même le tanwin chez Ibn Rosd_in_, abi Nasr_in_, etc.
Au milieu du XIIIe siècle, presque toutes les œuvres philosophiques d’Ibn Rushd furent traduites en latin, à l’exception du commentaire sur l’Organon, qui parut un peu plus tard, et de la Destruction de la Destruction, qui ne fut traduite en latin que par le juif Calonymos en 1328. Certaines de ses œuvres médicales furent également traduites au XIIIe siècle, à savoir le Colliget, comme on l’appelait, et le traité de formatione ; d’autres furent traduites de l’hébreu en latin au début du siècle suivant.
La première preuve de la diffusion générale des idées empruntées à Averroès (Ibn Rushd) est associée à Guillaume d’Auvergne, qui était évêque de Paris, [p. 283] et ces écrits présentent une quantité considérable d’inexactitudes dans les détails. En 1240, Guillaume publia des censures contre certaines opinions qu’il prétend dériver des philosophes arabes ; parmi celles-ci, il exprime sa désapprobation de la doctrine de la Première Intelligence, une émanation de Dieu, comme étant l’agent de la création, doctrine commune à tous les philosophes, mais qu’il attribue spécifiquement à al-Ghazali ; il s’oppose également à la doctrine de l’éternité du monde, qu’il attribue à juste titre à Aristote et à Ibn Sina, mais mentionne Averroès comme un défenseur orthodoxe de la vérité ; il condamne en outre la doctrine de l’unité des intellects, qu’il attribue très incorrectement à Aristote, et cite également al-Farabi comme soutenant cette hérésie ; Il cite Averroès comme un enseignant plus sûr qui tend à corriger ces idées, mais sa description de la doctrine de l’unité des intellects reproduit les traits qui sont caractéristiques d’Averroès. Les arguments qu’il utilise contre cette dernière doctrine sont, dans l’ensemble, à peu près les mêmes que ceux employés un peu plus tard par Albert le Grand et saint Thomas, à savoir que la doctrine sape la réalité de la personnalité individuelle et est incompatible avec les faits observés de diversité d’intelligence chez différentes personnes. Il cite Abubaker (Ibn Bajja) comme commentateur de la Physique d’Aristote, mais [p. 284] en fait c’est un livre sur lequel Ibn Bajja n’a pas écrit de commentaire, et le contenu de la citation concorde avec l’enseignement d’Averroès. À cette époque, la position était évidemment la suivante : Aristote et les commentateurs arabes en général étaient considérés avec suspicion, sauf dans le traitement de la logique, la seule exception étant Averroès, qui était considéré comme parfaitement orthodoxe. Une si étrange perversion des faits ne pouvait être due qu’à l’influence juive, car les Juifs de l’époque étaient de fervents partisans d’Averroès.
Lorsque les frères commencèrent à prendre leur place dans le travail des universités, nous notons deux changements frappants : (i.) les frères se détachèrent entièrement de la politique timide du conservatisme et commencèrent à faire un libre usage de toutes les œuvres d’Aristote et des commentateurs arabes, et firent également des efforts pour obtenir des traductions plus récentes et plus correctes du texte aristotélicien à partir du grec original ; sous cette direction, les universités devinrent progressivement plus modernes et plus entreprenantes dans leur travail scientifique, bien que non sans preuve d’une forte opposition dans certains milieux. (ii.) Comme corollaire naturel, une appréciation plus correcte fut faite des tendances des différents commentateurs.
Le chef de file de ces études plus récentes fut le franciscain Alexandre Hales (mort en 1245), qui fut le premier à utiliser librement Aristote en dehors de l’Organon logique. Sa Summa, qui resta inachevée et fut continuée par le franciscain Guillaume de Melitona, était basée sur les Sentences de Pierre Lombard, et lui sert de commentaire. Pierre Lombard, cependant, n’avait pas du tout cité Aristote, tandis qu’Alexandre utilise les ouvrages métaphysiques et scientifiques aussi bien que la logique. [p. 285] A partir de ce moment, les franciscains commencèrent à utiliser les commentateurs arabes.
L’étude la plus précise d’Aristote dans la scolastique médiévale commence avec Albert le Grand (1206-1280), le frère dominicain qui, le premier, comprit réellement l’importance d’une révision minutieuse et critique du texte, et introduisit ainsi une norme de méthode strictement scientifique. Il étudia à Padoue, une université filiale de Bologne, mais devint dominicain en 1223. Ses méthodes furent suivies et développées par son élève, saint Thomas d’Aquin (mort en 1274), qui organisa son travail selon les lignes déjà indiquées dans le commentaire d’Albert sur la Politique d’Aristote, lignes qui devinrent la méthode de régulation des auteurs scolastiques latins, et il s’efforça d’obtenir de nouvelles traductions directement du grec, qui était désormais librement accessible ; une nouvelle traduction directement du grec fut réalisée par William de Moerbeka à la demande de saint Thomas. Mais il y a un changement significatif depuis l’époque où Albert donnait ses conférences : dans l’ouvrage d’Albert le commentateur principalement utilisé était Ibn Sina, mais dans celui de saint Thomas on trouve un libre usage d’Averroès (Ibn Rushd), bien que saint Thomas montre qu’il est parfaitement conscient des doctrines particulières soutenues par ce dernier philosophe, et s’en garde soigneusement.
Saint Thomas entre souvent en controverse avec les commentateurs arabes, et attaque spécialement les doctrines (i.) d’après lesquelles il y eut une matière primitive indéfinie à laquelle une [p. 286] forme fut donnée à la création (cf. Summa. lae quaes. 66, art. 2) ; (ii.) d’après lesquelles il y eut des séries successives d’émanations, doctrine qui avait maintenant pris un caractère astrologique ; (iii.) d’après lesquelles l’Intellect Agent fut l’intermédiaire dans la création (cf. Summa. 1, 45, 5 ; 47, 1 ; 90, 1) ; (iv.) d’après lesquelles la création ex nihilo est impossible ; (v.) d’après lesquelles il n’y a pas une providence spéciale gouvernant et dirigeant le monde ; et (vi) surtout la doctrine de l’unité des intellects, doctrine qui, comme il le montre, ne se trouve pas chez Aristote, Alexandre d’Aphrodisias, Avicenne ou Ghazali, mais est une théorie spéculative d’Averroès seul, du moins sous la forme alors en vogue de pampsychisme. Toutes ces objections étaient essentiellement les mêmes que celles déjà avancées par les scolastiques orthodoxes de l’Islam, et sans aucun doute al-Ghazali est utilisé pour les réfuter. Selon saint Thomas, la doctrine du pampsychisme est entièrement subversive de la personnalité humaine et de l’individualité séparée de l’ego, dont notre propre conscience entend témoigner. Dieu crée l’âme pour chaque enfant à sa naissance ; elle n’est pas une émanation, mais a une personnalité séparée et distincte. En corollaire, il nie l’ittisal ou « union » finale, qui implique la réabsorption de l’âme dans sa source.
Il est intéressant de noter que saint Thomas reçut son éducation avant de rejoindre l’ordre dominicain à l’université de Naples, fondée par Frédéric II et qui était un centre d’intérêt pour les philosophes arabes, et cela explique probablement [p. 287] en grande partie son appréciation plus précise de leur enseignement. Il faut sans aucun doute considérer saint Thomas d’Aquin comme le prince des scolastiques latins, car c’est lui qui, le premier, s’inspire librement de la métaphysique et de la psychologie et les coordonne avec la théologie – l’analyse psychologique donnée dans la Secunda secundae de la Somme est l’un des meilleurs produits des scolastiques latins – et il fut aussi le premier à apprécier correctement les difficultés de la traduction et à insister sur la nécessité d’une traduction exacte comme essentielle à la compréhension d’Aristote. Pour la plupart, comme nous l’avons noté, les érudits du Moyen Âge sous-estimaient la tâche du traducteur et se contentaient d’un interprète de pacotille, et ne voyaient aucune raison de s’appliquer à l’étude du texte original, point de vue partagé par les philosophes arabes. Saint Thomas fut d’ailleurs le premier à utiliser librement tous les commentateurs arabes et à montrer qu’il en connaissait parfaitement les défauts.Il considérait sans doute Averroès comme le meilleur interprète du texte aristotélicien et le maître suprême en logique, mais hérétique en métaphysique et en psychologie.
Vers 1256, la doctrine d’Averroès sur l’unité des intelligences était suffisamment répandue à Paris pour inciter Albert à écrire son traité « De l’unité de l’intelligence contre les averroïstes », traité qu’il inséra ensuite dans sa Somme. En 1269, certaines propositions d’Averroès furent formellement condamnées. A cette époque, ses ouvrages étaient bien connus, et il existait à Paris un parti distinct [p. 288] qui avait adopté ses vues et que nous pouvons qualifier de parti semi-judaïste. Cette fois, Albert et saint Thomas publièrent tous deux des traités contre la doctrine de l’unité des intelligences.
En 1277, on condamna à Paris diverses thèses averroïstes, émanant pour la plupart des franciscains qui, comme le note Bacon (opus Tert. 23), étaient fortement enclins à Averroès à Paris et en Angleterre, une situation qui prévalut jusqu’à ce que le grand docteur franciscain Duns Scot (mort en 1308) adopte une ligne nettement anti-averroïste. Pourtant, même au XIVe siècle, alors que l’averroïsme était pratiquement mort à Paris, il conservait encore une certaine emprise parmi les franciscains de la « nation » anglaise.
Les Dominicains étaient moins favorables aux écrivains arabes, du moins après l’époque d’Albert, et se montrèrent beaucoup plus prudents quant à leur travail. Cela était sans doute dû au fait qu’ils avaient une maison d’études arabes en Espagne et qu’ils étaient réellement engagés dans une controverse avec les musulmans. En règle générale, on fait une distinction prudente entre Averroès le commentateur, qui est traité avec beaucoup de respect en tant qu’interprète du texte d’Aristote, et Averroès le philosophe, qui est considéré comme hérétique. Il semble qu’il y ait eu une politique délibérée pour sécuriser Aristote en sacrifiant les commentateurs arabes. Le Pugio Fidei adversum Mauros et Judaeos de Raymund Martini, qui vivait en Aragon et en Provence, est très caractéristique de l’œuvre [p. 289] des Dominicains ; il connaissait l’hébreu et utilisait librement les traductions hébraïques des philosophes arabes. Ses arguments sont largement empruntés à la Destruction des philosophes d’al-Ghazali. Il est curieux de noter que, dans son souci de défendre Aristote, il accuse Averroès d’emprunter à Platon la doctrine de l’unité des intelligences, et en un sens il y a une part de vérité dans cela, car la doctrine averroïste dérive en définitive de sources néoplatoniciennes. Raymund cite également l’enseignement médical d’Averroès à une date antérieure à toute version latine, et montre ici encore une familiarité avec les traductions hébraïques.
John Baconthorp (mort en 1346), provincial des Carmélites anglaises et « docteur » de l’ordre des Carmélites, tend à atténuer les tendances hérétiques de l’enseignement d’Averroès, et fut appelé par ses contemporains « le prince des averroïstes », un titre qui était apparemment considéré comme un compliment.
Parmi les frères augustins, Gilles de Rome, dans son De Erroribus Philosophorum, fut un adversaire de l’enseignement d’Averroès, attaquant spécialement la doctrine de l’unité des âmes et de l’union ou ittisal, mais Paul de Venise (mort en 1429), du même ordre, montre une tendance favorable à l’averroïsme dans sa Somme.
Le XIIIe siècle avait généralement utilisé Ibn Sina (Avicenne) comme commentateur d’Aristote, mais au XIVe siècle la tendance générale était de préférer Averroès, qui était considéré comme le principal représentant du texte aristotélicien, même par ceux qui désapprouvaient son enseignement.
[p. 290]
L’université de Montpellier, en tant que centre d’études médicales, aurait pu s’appuyer sur les autorités arabes, mais cette université, bien que traditionnellement fondée par des médecins arabes chassés d’Espagne, fut refondée au XIIIe siècle en tant qu’institution clairement ecclésiastique et devint le foyer des études médicales grecques basées sur Galien et Hippocrate, bien que les premiers textes en usage aient probablement été traduits à partir des versions arabes. L’université resta fidèle à ce caractère grec plus sain, et il y eut toujours une tendance à Montpellier à considérer l’utilisation arabe des talismans et de l’astrologie en médecine comme hérétique. Ce n’est qu’au début du XIVe siècle que les auteurs médicaux arabes commencèrent à y être utilisés, et ils restèrent tout à fait secondaires. En 1304, les Canones de medicinis laxativis d’Averroès furent traduits de l’hébreu, et en 1340 nous trouvons que i. et iv. Les canons d’Avicenne sont inclus dans le programme officiel des candidats aux diplômes de médecine et, à partir de cette époque, les cours comprennent des cours sur les médecins arabes. En 1567, les ouvrages médicaux arabes furent définitivement rayés de la liste des livres exigés pour l’examen dans les écoles à la demande des étudiants, mais des cours occasionnels sur les canons d’Avicenne furent donnés jusqu’en 1607.
Le véritable foyer de l’averroïsme fut l’Université de Bologne et sa sœur l’Université de Padoue, et de ces deux centres une influence averroïste s’étendit à toute l’Italie du Nord-Est, y compris [p. 291] Venise et Ferrare, et cela dura jusqu’au XVIIe siècle. C’était un précurseur du rationalisme et du sentiment anti-ecclésiastique de la Renaissance, peut-être aidé par les contacts vénitiens avec l’Orient. A Bologne l’influence arabe était prédominante en médecine; déjà à la fin du XIIIe siècle, les cours de médecine étaient centrés sur le Canon d’Avicenne et les traités médicaux d’Averroès, avec pour résultat que l’astrologie devint un sujet d’étude régulier, et des diplômes y furent décernés. La plupart des médecins de Bologne et de Padoue étaient des astrologues, et étaient généralement considérés comme des libres penseurs et des hérétiques. Bologne avait autrefois bénéficié de la faveur de Frédéric II, et il avait offert à l’Université des copies des traductions latines préparées sur son ordre à partir de l’arabe et du grec.
Le « Grand Commentaire » était fermement établi à Padoue, et en 1334 le frère servite Urbano de Bologna publia un commentaire sur le commentaire d’Averroès, qui fut imprimé en 1492 sur ordre du général des Servites. Mais c’est Gaetano de Tiena (mort en 1465), chanoine de la cathédrale de Padoue, qui est généralement considéré comme le fondateur de l’averroïsme padouan. Il était moins audacieux dans ses déclarations que l’augustin Paul de Venise, mais il était tout de même très clairement averroïste dans son enseignement sur l’intellect agent et l’unité des âmes, etc. Il semble avoir eu une grande popularité, car de nombreuses copies de ses conférences ont survécu. Ce culte averroïste à Padoue a perduré pendant la plus grande partie du XVe siècle.
[p. 292]
Vers la fin du siècle, cependant, la réaction commence et vient de deux sources distinctes. D’un côté, Pomponat donne à Padoue une conférence sur le De anima, mais l’interprète à l’aide d’Alexandre d’Aphrodise et écarte Averroès, exposant ses doctrines sous forme d’essais au lieu du commentaire consacré du texte aristotélicien. A partir de cette époque (vers 1495), l’université de Padoue se divise en deux factions, les averroïstes et les alexandrins. Pomponat est en même temps le représentant de théories plus nettement rationalistes, vers lesquelles tend alors l’esprit italien. Ce n’est pas qu’Alexandre soit plus difficile à concilier avec la foi chrétienne qu’Averroès, mais que ceux dont le scepticisme tend à s’exprimer plus librement profitent de ces nouvelles méthodes d’interprétation pour donner libre cours à leurs propres opinions. Indépendamment de ces Alexandrins, il y avait les humanistes proprement dits, qui s’opposaient surtout à la latinité barbare des manuels en usage général, et surtout à la terminologie employée dans les traductions faites à partir des commentateurs arabes. Parmi eux se trouvait Thomée, qui vers 1497 commença à donner des conférences à Padoue sur le texte grec d’Aristote, et à le traiter en grande partie comme une étude de la langue et de la littérature grecques.
La controverse philosophique de cette époque se concentrait principalement sur les problèmes psychologiques liés à la nature de l’âme, et en particulier à son existence séparée et aux perspectives d’immortalité. [p. 293] Ce problème était en effet perçu comme crucial pour la religion et était très vivement débattu. Au début du XVIe siècle, la controverse devint encore plus importante, jusqu’à ce que le concile du Latran de 1512 essaie d’empêcher de telles discussions et vote une condamnation formelle, qui, cependant, ne put contenir les débats. Il est à noter que ces discussions ne provenaient pas d’une attitude philo-païenne de la Renaissance, bien qu’elles aient favorisé cette attitude, mais des sujets suggérés par l’étude des philosophes arabes en Italie du Nord-Est, et avaient pour origine le problème de savoir si l’âme à la mort pouvait continuer une existence individuelle ou était réabsorbée dans la source, le réservoir de vie, qu’il s’agisse de l’intellect agent ou de l’âme universelle.
L’Université de Padoue continua officiellement à maintenir un averroïsme modéré. En 1472, l’édition princeps des commentaires d’Averroès fut publiée à Padoue. Puis, en 1495-1497, Niphus produisit une édition plus complète. Au cours du demi-siècle suivant, une série d’essais, de discussions et d’analyses d’Averroès furent produits presque continuellement, et en 1552-1553 parut la grande édition des commentaires d’Averroès, avec des notes marginales de Zimara. Au cours du XVIe siècle, Padoue produisit également une nouvelle traduction d’Averroès de l’hébreu. Le dernier représentant de la succession averroïste fut César Cremonini (mort en 1631), qui, cependant, montra de fortes tendances vers l’alexandrianisme. À cette époque, l’étude [p. 294] des philosophes arabes en Europe se limitait aux auteurs médicaux et aux commentaires d’Averroès.
En dehors de Padoue et de Bologne, Averroès conserva jusqu’à la fin du XVe siècle sa position de principal représentant d’Aristote. Dans les ordonnances de Louis XI (1473), il est stipulé que les maîtres de Paris doivent enseigner Aristote et utiliser comme commentaires Averroès, Albert le Grand, Thomas d’Aquin et autres auteurs similaires au lieu de Guillaume d’Ockham et d’autres de son école, ce qui ne signifie rien de plus que l’attitude officielle doit être réaliste et non nominaliste.
Au XVIe siècle, l’étude des commentateurs arabes d’Aristote tomba en discrédit en dehors de Padoue et de son cercle, mais pendant un siècle encore, les auteurs médicaux arabes eurent une influence limitée dans les universités européennes.
La véritable ligne de transmission au XVe siècle et après se situe dans le passage de l’esprit anti-ecclésiastique développé dans le nord-est de l’Italie sous l’influence des philosophes arabes à la Renaissance italienne. L’arrivée des savants grecs après la chute de Constantinople et l’intérêt qu’ils suscitèrent pour la recherche archéologique détournèrent l’attention vers une nouvelle direction, mais cela ne doit pas occulter le fait que l’élément pro-arabe de l’époque scolastique fut le parent direct de l’élément philopaïen de la Renaissance, du moins en Europe du Sud. Dans les pays du Nord, c’est l’aspect archéologique qui prit une plus grande importance et fut appliqué aux sujets théologiques.