Chapitre I. La version syriaque de l'hellénisme | Page de titre | Chapitre III. L’arrivée des Abbassides |
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L’islam, dans sa forme primitive, était entièrement une religion arabe. Le côté temporel de la mission du prophète Mahomet le montre engagé dans un effort pour unir les tribus du Hedjaz dans une union fraternelle, pour limiter la coutume de la razzia (ghazza) ou incursion de pillards, et pour former une communauté ordonnée. Ces objectifs temporels étaient dus à l’influence de Médine sur le prophète et à la conviction que c’était seulement dans une telle communauté que son enseignement religieux pouvait obtenir une attention sérieuse. À La Mecque, il avait dû faire face à une opposition constante due principalement aux jalousies et aux conflits tribaux qui constituaient la condition normale d’une communauté bédouine. Médine était une ville dans un sens tout à fait différent de celui dans lequel le terme pourrait être appliqué à La Mecque. Elle avait développé une vie civique, rudimentaire sans doute mais très en avance sur les conditions mecquoises, et avait hérité d’une tradition constitutionnelle des colons araméens et juifs. A Médine, le Prophète commença à percevoir la différence produite par l’association des hommes dans une vie communautaire ordonnée, en contraste avec l’incohérence des conditions tribales plus anciennes, et la différence d’attitude envers la religion qui l’accompagnait. [p. 57] Cette dernière n’était pas vraiment due à la vie civique mais plus directement à l’influence juive, bien que sans aucun doute les conditions de vie de la ville aient été plus favorables à l’évolution de la théologie spéculative que celles des tribus plus sauvages. Les Arabes plus anciens semblent avoir accepté l’idée d’un Dieu suprême, mais spéculaient peu à son sujet : ils ne considéraient pas la divinité suprême comme entrant du tout dans leurs intérêts personnels, qui ne concernaient que les divinités tribales mineures qui étaient censées s’occuper avec diligence des affaires tribales et étaient sévèrement censurées lorsqu’elles semblaient négliger les intérêts de leurs clients. L’homme du désert n’avait aucune tendance à avoir les pensées sublimes sur Dieu dont on lui attribue parfois le mérite, et il n’avait pas non plus une grande révérence envers les membres mineurs de son panthéon. Le Prophète trouva une de ses tâches les plus difficiles d’introduire l’observance de la prière parmi les Arabes, et ceux-ci ne semblent pas y être très attachés de nos jours. A Médine, le Prophète était en contact avec des hommes dont l’attitude envers la religion était très différente et qui étaient plus en sympathie avec les principes qu’il avait appris à peu près aux mêmes sources qu’eux.
A Médine, le Prophète ajouta donc un aspect temporel au travail spirituel dans lequel il s’était engagé auparavant. Ce n’était pas un changement conscient d’attitude, mais simplement l’adoption d’une tâche secondaire qui semblait fournir un complément très utile au travail qu’il [p. 58] avait déjà accompli. Son message clé est donné dans la sourate médinoise 49.10 : « Seuls les croyants sont frères, faites donc la paix entre vos frères. » C’était un appel à ses compatriotes arabes du Hedjaz pour qu’ils cessent leurs conflits et s’unissent dans les liens de la fraternité. Une telle union de la part de ceux dont les habitudes et les idéaux étaient guerriers et qui étaient peu enclins aux arts de la paix, produisait nécessairement une attitude d’hostilité envers les personnes extérieures à leur communauté. Cette attitude militante faisait-elle partie des plans de Mahomet ? La réponse doit certainement être négative. Les entreprises militaires de l’Islam primitif ne faisaient pas partie de son programme original. Dans ces entreprises, le Prophète et ses successeurs immédiats font preuve d’une attitude hésitante et dubitative ; il est évident que leurs mains ont été forcées et qu’ils prennent les devants à contrecœur. Comme le dit le Père Lammens :
Le Qoran travaillela à réunir les tribus du Higaz. La prédication de Mahomet réussit à mettre sur pied une armée, la plus nombreuse, la plus disciplinée qu’on êut vue jusque-là dans la Péninsule. Cette force ne pouvait longtemps demeurer sans emploi. Par ailleurs l’islam, en imposant la paix entre les tribus, ralliées à la nouvelle religion ou simplement à l’état médinois en formation,—le ta’līf al-qoloūb poursuivait ce dernier objectif—l’islam fermerait tout issue à l’inquiétude activité des nomades. Il prétendait supprimer à tout le moins limiteur, le droit de razzia, placé à la base de cette société patriarcalement anarchique. Il fallait attendre [p. 59] à voir le torrent ; momentanément endigué, déborder sur les régions frontalières.
« Que Mahomet avait assigné ce mais à leurs efforts ? Il devient difficile de défendre cette thèse, trop facilement acceptée jusqu’ici.
(Lammens : Le berceau de l’islam. Rome, 1914, i. p. 175.)
L’expédition contre La Mecque fut le résultat inévitable de circonstances impérieuses. Les Mecquois étaient activement hostiles et avaient adopté une attitude persécutrice envers ceux qui acceptaient la nouvelle religion. A l’époque, la tribu des Quraysh, à laquelle appartenait Mahomet, était tellement en tête que son adhésion était nécessaire au progrès de l’islam dans le Hedjaz : il était essentiel de se faire le champion d’une tribu importante, et Mahomet lui-même était profondément attaché à la traditionnelle « Maison de Dieu » de La Mecque, à laquelle sa propre famille était liée par de nombreuses associations ; en outre, il désirait l’adhésion de sa propre tribu, car c’était à elle qu’il avait d’abord été confié. Si l’opposition mecquoise n’avait pas été brisée, la religion musulmane n’aurait pu être que le culte local de Médine, et même en tant que telle aurait dû être perpétuellement sur la défensive. Il ne fait aucun doute que la « guerre sainte » en tant qu’institution était fondée sur les traditions de cette expédition, mais une telle guerre est liée aux [p. 60] entreprises ultérieures de conquête des nations non arabes par une ligne de développement que le Prophète lui-même n’aurait guère pu prévoir. Le défi lancé à Héraclius est du même ordre. Bien que nous ne soyons pas disposés à accepter le récit traditionnel de Bukhari, il ne fait aucun doute qu’il y eut un tel défi. Mais Héraclius venait tout juste de reconquérir la Syrie pour l’Empire byzantin, le territoire qu’il avait acquis comprenait une partie considérable du désert syrien qui formait une unité géographique avec l’Arabie, et parmi ses sujets se trouvaient des tribus arabes étroitement apparentées à celles du Hedjaz.
L’islam devint une religion militante parce qu’il se répandit parmi les Arabes à une époque où ils commençaient à s’étendre et à conquérir, et cette expansion avait déjà commencé avant que Mahomet n’ait dépassé la première étape – purement spirituelle – de son œuvre. La seule raison pour laquelle les premiers efforts arabes ne furent pas immédiatement suivis semble avoir été que les Arabes furent si surpris de leur succès qu’ils n’étaient pas prêts à en profiter. Depuis quelque temps déjà, des colonies arabes s’étaient formées dans le territoire controversé où les empires perse et byzantin se rencontraient, mais cet empiètement avait été plus ou moins voilé par la suzeraineté nominale de l’un ou l’autre des grands États. Les Quda, une tribu d’Arabes himyarites, s’étaient installés en Syrie et étaient devenus chrétiens, et furent chargés par l’empereur byzantin du contrôle général des Arabes de Syrie (Masudi : iii., 214-5) ; Cette tribu fut remplacée par la tribu de Salih (id. 216), et celle par le royaume arabe de Ghasan qui reconnut [p. 61] l’empereur de Byzance comme son suzerain, tandis que le royaume arabe de Hira reconnut le roi perse. Entre 604 et 610 après J.-C., alors que les premières persécutions s’abattaient sur le Prophète à La Mecque, les Arabes dirigés par al-Mondir infligèrent une défaite écrasante à l’armée perse sous le roi Khusraw Parwiz, qui, quelques années auparavant, avait mené une force victorieuse à l’invasion de la province byzantine de Syrie. Cette victoire montra aux Arabes que, malgré son apparence imposante, l’empire perse, et probablement aussi l’empire byzantin, étaient vulnérables, et qu’un effort déterminé pourrait facilement mettre les richesses des deux à la disposition des Arabes.
Les conquêtes musulmanes du VIIe siècle après J.-C. constituent la dernière d’une série de grandes conquêtes sémitiques dont la plus anciennement enregistrée dans l’histoire aboutit à la formation de l’empire de Babylone quelque 2225 ans avant l’ère chrétienne. Dans toutes ces conquêtes, la force motrice résidait dans les Arabes, qui représentent la souche sémitique parente, les habitants plus ou moins nomades des hautes terres arides de l’Asie occidentale, qui ont toujours eu tendance à s’attaquer aux habitants plus cultivés et plus sédentaires des vallées fluviales et des pentes inférieures des collines.
« Les ceintures entre la montagne et le désert, les rives des grands fleuves, les collines basses près de la mer, telles sont les lignes de civilisation (actuelles ou potentielles) en Asie occidentale. La conséquence de ces conditions est que, tout au long de l’histoire de l’Asie occidentale, [p. 62] il existe une distinction éternelle entre les cultivateurs civilisés des plaines et des collines basses et les peuples sauvages des montagnes et du désert. Les grandes monarchies qui se sont élevées ici ont rarement été efficaces au-delà des limites de la culture ; la montagne et le désert sont un autre monde dans lequel elles ne peuvent, au mieux, que s’établir de manière précaire. Et pour les peuples monarchiques sédentaires, le voisinage proche de ce monde insoumis a été une menace continuelle. C’est une région chaotique d’où les hordes de dévastateurs peuvent se déverser sur eux au moindre affaiblissement. Dans le meilleur des cas, elle gêne le gouvernement en offrant un refuge et un terrain de recrutement à tous les ennemis de l’ordre. » (Bevan : House of Seleucus, i., p. 22.)
Méprisant l’agriculture et éprouvant un profond dégoût pour la vie sédentaire et surtout urbaine, les Bedwin sont de ceux qui sont restés nomades par préférence et, comme toutes les races à ce stade d’évolution, trouvent le meilleur exutoire à leur vigueur dans les guerres tribales et les expéditions de pillage. Depuis l’aube de l’histoire, ils ont toujours été fortement tentés par la richesse des communautés sédentaires à proximité et apparaissent dans les plus anciens documents comme des bandes de brigands. Parfois, les expéditions de prédation étaient suivies d’une sédentarisation et les tribus envahissantes apprirent la culture de ceux parmi lesquels elles s’installaient : tous les groupes sémitiques autres que les Arabes avaient [p. 63] formé de telles colonies avant le VIIe siècle après J.-C. et ces groupes se distinguent les uns des autres, et tous de la souche mère, simplement par les influences culturelles dues aux premiers habitants des terres qu’ils ont pénétrées ; la souche arabe elle-même est restée haute et sèche, le vestige échoué de conditions plus primitives, bien qu’elle-même ne soit pas absolument exempte d’une influence réactive. La seule chose qui ait jamais retenu les incursions de ces tribus nomades dans les terres voisines qui offrent un espoir de pillage est la puissance militaire de ceux qui s’efforcent de placer une barrière pour la protection de la communauté sédentaire de la région cultivée, et chaque propagation arabe a été due, non pas à la pression de la faim résultant de la dessiccation de l’Arabie, ni à l’enthousiasme religieux, mais simplement à la faiblesse de la puissance qui a essayé de maintenir un barrage contre eux.
Au VIIe siècle de notre ère, les deux puissances qui bordaient la région arabe étaient les empires byzantin et perse. Tous deux étaient, en apparence, florissants et stables, mais tous deux étaient en réalité grandement affaiblis par des causes externes et internes qui étaient étroitement similaires dans les deux cas. Extérieurement, tous deux avaient été sévèrement ébranlés par des siècles de guerres au cours desquelles ils s’étaient disputé la suprématie de l’Asie occidentale, et tous deux avaient souffert d’attaques arrière d’ennemis plus barbares. Intérieurement, tous deux avaient une structure sociale tout à fait insatisfaisante, bien que les détails diffèrent : dans l’Empire byzantin, presque [p. 64] tout le fardeau d’une très lourde taxation retombait sur les classes moyennes, les curiales, et les armées étaient principalement composées de mercenaires étrangers, tandis que dans l’Empire perse, un système de castes rigide étouffait le développement naturel. Dans les deux cas, nous voyons une Église d’État engagée dans une persécution active et aliénant ainsi une grande partie de la population soumise.
La conquête musulmane se fit de manière très soudaine. Entre 14 et 21 de l’hégire (635-641), les Arabes prirent possession de la Syrie, de l’Irak, de l’Égypte et de la Perse. Ils durent à l’islam l’action commune qui rendit ces conquêtes possibles, mais les musulmans plus âgés qui avaient partagé les idéaux et les efforts du Prophète, bien que placés à la tête de la communauté, furent entraînés à contrecœur et pourtant irrésistiblement par la force croissante qui les soutenait. Beaucoup d’entre eux considéraient ces larges conquêtes avec une réelle inquiétude. Lorsque le deuxième calife Omar vit le grand nombre de prisonniers et de captifs de Jalûlâ (Perse) affluer en Arabie, il s’exclama : « Ô Dieu, je me réfugie auprès de toi contre les enfants de ces captifs de Jalûlâ. »
La communauté de l’Islam comprenait déjà trois couches distinctes. (i) Les « anciens croyants », c’est-à-dire les sahibs ou compagnons du Prophète et les premiers convertis qui plaçaient la religion de l’Islam au premier plan et souhaitaient que cette religion produise une véritable fraternité de tous les croyants, qu’ils soient arabes ou non. Importants par leur prestige, ils étaient numériquement en minorité. (ii) Le parti arabe, composé de ceux qui n’avaient embrassé l’Islam que lorsque Mahomet avait montré sa puissance par la prise de La Mecque. Ils acceptaient la direction musulmane parce que Mahomet et les deux premiers califes étaient à l’ascendant à ce moment-là, [p. 65] mais ils n’étaient pas attachés à la religion de l’Islam. C’étaient ceux qui auraient lancé des conquêtes sous n’importe quel chef efficace dès qu’il était devenu clair que la Perse et l’Empire grec étaient vulnérables, et pour eux, il était préjudiciable que l’union sous un chef implique accessoirement l’adhésion à une nouvelle religion. A la tête de ces Arabes purement laïcs se trouvait le clan des Omeyyades de la tribu des Qurayshites, et la principale raison qui les avait poussés à rester fidèles à l’Islam était que le Prophète lui-même avait appartenu à cette tribu, et que le prestige de l’Islam impliquait donc celui des Qurayshites qui devinrent ainsi une sorte d’aristocratie. Bien que les Omeyyades aient pu ainsi satisfaire leur fierté personnelle, toujours un facteur important dans la psychologie semi-civilisée, et même obtenir un contrôle considérable sur les autres tribus, cela ne servit qu’à perpétuer les conditions préislamiques de jalousie tribale, car la primauté des Qurayshites était amèrement ressentie par de nombreux rivaux. Pour la plupart, le vrai parti arabe était, et est toujours, indifférent à la religion.
« L’Arabe authentique du désert est et reste au fond un sceptique et un matérialiste ; son intelligence dure, claire, vive, mais quelque peu étroite, toujours alerte dans son propre domaine, n’était ni curieuse ni crédule à l’égard des choses immatérielles et supra-sensuelles ; sa nature égoïste et indépendante ne trouvait aucune place et ne ressentait aucun besoin d’un Dieu qui, s’il était puissant pour protéger, était exigeant de service et d’abnégation. » (Browne : Literary Hist. of Persia, i., pp. 189-190.)
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L’Arabe n’était certainement pas disposé à considérer l’étranger conquis, même s’il embrassait l’islam, comme un frère. Pour lui, la conquête de terres étrangères signifiait seulement l’acquisition de vastes domaines, d’une grande richesse et d’un pouvoir illimité : pour lui, les conquis n’étaient que des serfs qu’il utilisait comme un moyen de rendre les terres conquises plus productives. Les conquis avaient le choix entre embrasser l’islam ou payer l’impôt de capitation, mais les Omeyyades décourageaient la conversion, car elle portait préjudice aux revenus, bien que le cruel et détesté Hajjaj b. Yusuf (mort en 95) ait même forcé les convertis à payer l’impôt dont ils étaient légalement exemptés. (iii) La troisième strate était constituée des « clients » (mawla, plur. mawâli), les convertis non arabes, théoriquement reçus comme des frères et effectivement traités comme tels par les « vieux croyants », mais considérés comme des serfs par les Arabes de type omeyyade. En raison de la vaste expansion de l’Islam, leur nombre a rapidement augmenté jusqu’à former, au 2ème siècle de l’Hégire, la grande majorité du monde musulman.
Les deux premiers califes étaient des « vieux croyants » qui avaient accompagné le Prophète dans sa fuite de la Mecque. Le troisième, ‘Uthman, avait également été l’un des compagnons du Prophète, mais c’était un homme faible et de plus, il appartenait au clan des Omeyyades, qui, en tant qu’élément aristocratique de la Mecque, était alors en pleine ascension et, incapable de se libérer du népotisme qui est un défaut arabe, laissa les riches conquêtes de la Syrie, de l’Égypte, de l’Irak [p. 67] et de la Perse devenir la proie de membres ambitieux du clan et souffrit ainsi la sécularisation complète de l’État islamique. Lorsqu’en 35 de l’hégire, il fut victime de l’assassinat, il fut remplacé par ‘Ali, l’un des musulmans les plus âgés, cousin et gendre du Prophète. Mais à l’avènement d’Ali, la division interne apparaît comme un fait accompli. Les Arabes purement laïcs, conduits par l’omeyyade Mu’awiya, alors gouverneur de Syrie, refusèrent totalement de reconnaître Ali, affectant de le considérer comme impliqué dans le meurtre d’Othman, ou du moins comme protecteur de ses meurtriers. En revanche, la secte kharidjite, se réclamant du type musulman ancien, mais en réalité composée principalement d’Arabes d’Arabie et des colonies militaires, envieux de la puissance et de la richesse de la faction omeyyade, le soutint d’abord, puis se retourna contre lui, et fut responsable en 41 de son assassinat.
A la mort d’Ali, Mu’awiya devint calife et fonda la dynastie des Omeyyades qui régna de 41 à 132 de l’hégire. Durant toute cette période, le califat officiel fut d’abord arabe et ensuite musulman. C’est la deuxième période de l’histoire de l’islam où la religion du Prophète fut reléguée au second plan et où l’Arabe se considéra comme le conquérant régnant sur une population soumise. Il n’y eut pas de conversion forcée d’une population soumise, en fait, sauf sous le règne d’Omar II (99-101 de l’hégire), où les conversions furent plutôt découragées car elles portaient préjudice à l’impôt de capitation prélevé sur les non-musulmans. Il n’y eut aucune tentative d’imposer la langue arabe : jusqu’au règne de ‘Abdu l-Mâlik [p. 68] (65-86), qui lança la frappe de monnaie arabe, les registres publics et les transactions officielles se faisaient en grec, en persan ou en copte, selon les besoins locaux, et le passage à l’arabe semble avoir été suggéré par les clercs non musulmans. Lorsque l’arabe devint la langue officielle des affaires publiques, ce furent bien sûr des motifs de commodité et d’intérêt personnel qui firent son adoption générale. Jusqu’alors, elle était utilisée dans la prière par ceux qui étaient devenus musulmans, mais maintenant elle devait être apprise plus précisément par tous ceux qui avaient affaire à la collecte des impôts ou à l’administration de la justice. Cela devint d’ailleurs une question de grande importance, car elle offrait un moyen commun d’échange de pensées dans tout le monde musulman.
En tant que dirigeants de la Syrie, les Arabes étaient en contact avec une culture pleinement développée qui s’exerçait sur eux de diverses manières, dans la structure de la société et dans l’ordre social en général, dans les arts et l’artisanat et dans la vie intellectuelle. L’influence grecque était la plus proche, mais il y avait aussi un élément persan très fort en contact étroit avec eux. Les fonctionnaires provinciaux de Syrie, tous formés aux méthodes de l’Empire byzantin, continuaient à travailler pour eux et, comme la Syrie était le siège du gouvernement omeyyade, l’État tomba sous l’influence grecque. Pourtant, même à l’époque omeyyade, l’influence perse semble avoir été très forte dans l’organisation politique. [p. 69] Les gouvernements déjà existants en Égypte et en Syrie étaient provinciaux, dépendants du gouvernement central de Byzance et lui étaient subordonnés, et constamment recrutés par des fonctionnaires byzantins, du moins dans leurs échelons supérieurs. Le gouvernement persan, d’un autre côté, était un gouvernement autonome, entièrement organisé dans son ensemble et incluant l’autorité suprême et centrale. Jusqu’à la chute des Omeyyades, après laquelle l’influence perse devint suprême, la structure politique de l’État musulman était quelque peu expérimentale ; apparemment les dirigeants laissaient les détails aux fonctionnaires subalternes qui adaptaient aux besoins de l’État les éléments qu’ils pouvaient utiliser de l’ancienne administration provinciale.
En matière d’impôts, le premier califat continua le système déjà en vigueur et employa les méthodes existantes pour la collecte de l’impôt de capitation nouvellement imposé. C’est de ce côté que le régime omeyyade fut le plus insatisfaisant. Comme beaucoup de ceux qui ont été élevés dans la pauvreté et sont ensuite devenus soudainement très riches, les Arabes se comportèrent comme si leur richesse était inépuisable : chaque gouverneur achetait sa nomination à l’État et il devint une coutume reconnue pour lui d’exiger un paiement en espèces du gouverneur sortant, puis il était libre de lever ce qu’il pouvait auprès de ses sujets sans défense pour se préparer au jour où ses possibilités d’exaction prendraient fin. L’état totalement insatisfaisant du système financier omeyyade fut l’une des principales causes de leur chute. L’un des cheikhs omeyyades, nommé Minkari, lorsqu’on lui demanda la raison de leur chute, répondit :
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« Nous avons consacré aux plaisirs le temps qui aurait dû être consacré aux affaires. Nos sujets, durement traités par nous et désespérant d’obtenir justice, aspiraient à être délivrés de nous : les contribuables, accablés d’exactions, nous étaient étrangers ; nos terres étaient négligées, nos ressources gaspillées. Nous avons laissé les affaires à nos ministres qui ont sacrifié nos intérêts à leur propre avantage et ont traité nos affaires à leur guise et à notre insu. L’armée, toujours en retard de paye, a cessé de nous obéir. Et ainsi le petit nombre de nos partisans nous a laissés sans défense contre nos ennemis, et l’ignorance de notre position a été l’une des principales causes de notre chute. » (Masudi : vi., 35-36.)
Il ne serait donc pas injuste de dire que durant la période omeyyade les Arabes n’apprirent pratiquement rien de l’art de gouverner et du travail d’administration. Ils se trouvèrent dans la position de jeunes héritiers prodigues qui laissent tous les détails à leurs hommes d’affaires et se contentent de dilapider les bénéfices.
En ce qui concerne le droit civil, les choses étaient assez différentes. Le droit civil est nécessairement basé sur la structure sociale et économique de la communauté, et dans les provinces conquises, cette structure était si différente de celle qui prévalait en Arabie qu’elle fut nécessairement imposée aux Arabes. De plus, dans l’islam primitif, la ligne de démarcation n’était pas clairement tracée entre le droit canon et le droit [p. 71] civil. L’héritage, la prise de gages et d’autres questions similaires étaient pour les Arabes soumis à la direction et à la sanction de la loi de Dieu telle qu’elle a été révélée par son Prophète. Ainsi, par exemple, la sourate 4, l’une des révélations médinoises ultérieures, contient un exposé de la loi relative à la tutelle, à l’héritage, au mariage et aux questions de parenté, selon les conditions sociales prévalant à Médine. Mais dans les territoires grecs et perses, l’Arabe conquérant devait faire face à des conditions plus complexes pour lesquelles la loi révélée ne prévoyait rien, bien que ce qu’elle contenait touchait tellement le sujet qu’il ne pouvait être traité indépendamment de la révélation. Il semblait impossible de passer outre les préceptes révélés et de leur substituer une législation étrangère, bien que cela ait été fait dans l’Empire ottoman moderne, mais non sans de nombreuses et graves protestations. Au premier siècle, cela aurait été intolérable, car chaque faction mécontente s’en serait servie pour briser l’État musulman qui ne tenait que par le prestige de la tradition prophétique. On peut bien supposer que les Omeyyades n’auraient pas hésité à tenter l’expérience, mais c’était trop dangereux. La seule solution était d’élargir la loi sacrée de manière à y inclure de nouvelles exigences, et à l’époque des Omeyyades, cela [p. 72] fut fait en y ajoutant un grand nombre de traditions fictives prétendant relater ce que le Prophète avait dit et fait dans des conditions qui ne lui étaient jamais arrivées. En qualifiant ces traditions de « fictives », on ne veut pas nécessairement dire qu’elles étaient frauduleuses, bien que beaucoup le soient, montrant un motif évident d’accroître les privilèges et les droits de la faction dominante ou d’affirmer la prééminence tribale des Qurayshites, etc. Mais le plus souvent, elles sont « fictives » dans le sens de fictions juridiques corrigeant à juste titre la loi réelle dans l’intérêt de l’équité. Lorsque des conditions entièrement nouvelles se présentaient, la question se posait : « Comment le Prophète aurait-il agi dans ce cas ? » Les premiers compagnons du Prophète, éduqués dans le même environnement que lui et convaincus que leur point de vue était essentiellement le même que le sien, n’hésitèrent pas à déclarer ce qu’il aurait fait ou dit, et leur déclaration était presque certainement correcte ; mais ils formulaient leur témoignage, ou il leur fut ensuite formulé, comme une déclaration de ce que le Prophète avait réellement fait ou dit. Et plus tard, à une génération ultérieure, quand de nouveaux problèmes surgirent, on accepta sans difficulté l’hypothèse que le Prophète aurait admis [p. 73] la solution raisonnable et juste que proposaient les juristes romains. C’est ainsi qu’une partie considérable du droit civil romain fut finalement incorporée dans les traditions de l’Islam (cf. Santillana : Code civil et commercial tunisien, Tunis, 1899, etc.). Il ne faut pas supposer que les gouverneurs et les juges arabes aient étudié le code romain, ils en ont simplement accepté les dispositions telles qu’elles étaient en vigueur en Syrie et en Egypte, et en ont ainsi appris les principes généraux à partir de l’usage des tribunaux civils déjà existants. Dans de nombreux endroits, on trouve dans les traditions des éléments qui peuvent être rattachés à des sources zoroastriennes, juives et même bouddhistes, bien que celles-ci traitent plutôt du rituel et de la description du monde invisible et servent à montrer avec quelle facilité l’Islam a absorbé les éléments avec lesquels il était en contact. En ce qui concerne les besoins réels du droit civil, la source principale était le droit romain, et ces besoins remplissent une très grande partie des traditions.
Ce n’est qu’à la fin de la période omeyyade que les musulmans commencèrent à élaborer une jurisprudence scientifique et à procéder à un examen critique et à une codification des traditions. Dans le cas de la jurisprudence, il y eut au début deux écoles, une syrienne et une persane. L’école syrienne élabora son système sous la direction d’al-Awza’i (mort en 157) et, pendant un certain temps, elle prévalut dans toutes les parties du monde musulman qui avaient fait partie de l’Empire byzantin. L’école persane devait son origine à Abu Hanifa (mort en 150) et, comme le siège du gouvernement fut transféré en Irak par les Abbassides et que le système d’Abu Hanifa fut imposé par son élève Abu Yusuf (mort en 182), qui était le principal cadi sous le calife Harunu r-Rashid, elle avait un avantage considérable sur l’école syrienne. Il devint le système officiel des tribunaux abbassides et il est toujours en vigueur en Asie centrale, dans le nord de l’Inde et partout où l’élément turc prévaut, tandis que le système syrien a disparu. Le système d’Abou Hanifa représente une révision sérieuse et modérée des méthodes [p. 74] qui étaient déjà utilisées pour étendre la discipline de l’islam aux besoins d’une civilisation complexe et avancée. Sous les Omeyyades, les juristes avaient suppléé les éventuelles lacunes de la loi par leur propre opinion (ra’y), c’est-à-dire l’application du jugement d’un homme formé sous le droit romain quant à ce qui était juste et équitable. À cette époque, aucun sens péjoratif n’était attaché à « opinion », qui reposait sur la théorie selon laquelle l’intellect pouvait percevoir intuitivement ce qui était juste et équitable, supposant ainsi qu’il existe une norme objective du bien et du mal susceptible d’être appréhendée par une enquête philosophique, une théorie qui montre l’influence des idées grecques incarnées dans le Code civil. Mais la période abbasside a connu une réaction orthodoxe qui tendait à limiter la liberté d’opinion spéculative, et Abû Hanîfa montre cette limitation. Dans son système, il accordait de l’importance à toute déclaration positive du Coran qui pouvait être considérée comme ayant une incidence sur le droit civil ; il ne se prévalait que dans une faible mesure des preuves de la tradition ; dans une bien plus grande mesure, il employait le qiyas ou « analogie », ce qui signifie qu’une nouvelle condition est jugée par comparaison avec une condition plus ancienne déjà traitée dans le Coran ; il employait [p. 75] également ce qu’il appelait l’istihsan, « le préférable », c’est-à-dire ce qui semblait équitable et juste même lorsqu’il s’écartait de la conclusion logique qui pouvait être déduite de la loi révélée. Ce n’est que dans ce dernier cas qu’il admettait ce que l’on peut appeler une « opinion », et cela se limite strictement à l’adoption d’une mesure nécessaire pour éviter une injustice évidente. Ainsi dit, le système d’Abu Hanifa était plus large, plus doux et plus raisonnable que tout autre traitement de la loi islamique : mais c’est une erreur de supposer qu’il est encore doux et raisonnable, car au fil du temps les décisions prononcées quant à « ce qui est préférable » se sont durcies en précédents et le code hanifite n’exprime que les décisions fixes de l’islam du début du Moyen Âge sans flexibilité. Le cas est parallèle au traitement anglais de l’équité. Dans les temps anciens, l’équité nous montre les principes philosophiques de la justice corrigeant les défauts du droit commun ; mais la pratique moderne montre ces principes fossilisés sous forme de précédents et aussi rigides et formels dans leur application que le droit commun lui-même. Tel qu’il a été conçu à l’origine, « ce qui est préférable » montre l’influence du droit romain et de la philosophie grecque, qui envisageaient tous deux [p. 76] une norme objective du bien et du mal qui pouvait être découverte par l’investigation, l’enseignement stoïque, prédominant dans le droit romain, tendant à traiter cette découverte comme intuitive. En l’absence d’autres preuves, nous pourrions hésiter à suggérer que l’istihsan ait nécessairement une base hellénistique, mais lorsque nous comparons les idées d’Abu Hanifa avec l’enseignement contemporain de Wasil b. ‘Ata (mort en 131) en théologie, nous sommes forcés de conclure que les mêmes influences sont à l’œuvre dans les deux cas, et chez Wasil, elles proviennent certainement de la philosophie grecque. Nous ne sommes pas fondés à supposer qu’Abu Hanifa ait jamais lu les philosophes grecs ou le droit romain, mais il a vécu à une époque où les principes généraux déduits de ces sources commençaient à imprégner la pensée musulmane, bien qu’en fait son enseignement tende à limiter et à définir l’application des principes généraux selon un système. Les musulmans plus anciens supposaient que le bien et le mal dépendent simplement de la volonté arbitraire de Dieu, qui commande et interdit comme il l’entend : c’est l’influence de la philosophie grecque qui a introduit l’idée que ces distinctions ne sont pas arbitraires mais dues à une différence naturelle existant dans la nature entre le bien et le mal et que Dieu est juste en ce que ses décrets se conforment à cette norme.
Dans l’islam orthodoxe, il existe aujourd’hui quatre écoles de jurisprudence qui présentent des différences acceptables dans le traitement du droit canon. On les décrit parfois de manière très absurde comme des « sectes » : ce n’est pas le cas, car les divergences d’opinion sont pleinement reconnues comme toutes également orthodoxes. Les disciples d’Abu Hanifa constituent la plus nombreuse de ces écoles, les trois autres étant toutes plus ou moins réactionnaires par rapport à elle. Le contemporain Malik ben Anas (mort en 179) était ouvertement animé par son aversion pour l’admission de l’istihsan et la reconnaissance ainsi accordée à l’« opinion » ; il substitua à cela ce qu’il appelait l’istislah ou « l’opportunisme public », n’autorisant l’analogie à être mise de côté que lorsque sa conclusion logique serait préjudiciable à la communauté. La différence semble être davantage une correction verbale qu’un changement matériel, [p. 77] mais le motif [sous-jacent](./Errata n° e8) est clair et indique une réaction orthodoxe. En même temps, il attachait beaucoup plus de poids aux preuves de la tradition, y ajoutant aussi le principe de l’ijma ou « consensus », qui dans son système désignait l’usage commun de Médine. Indubitablement, la position d’Ibn Malik était théoriquement fondée : l’État islamique avait pris forme à Médine et rien ne pouvait donner une lumière aussi claire sur la politique du Prophète et de ses compagnons que le droit coutumier local de la ville mère. En même temps, Ibn Malik prenait la tradition très au sérieux ; en fait, le traitement critique et scientifique de la tradition commence avec son manuel connu sous le nom de Muwatta. Aujourd’hui, l’école d’Ibn Malik prévaut en Haute-Égypte et en Afrique du Nord à l’ouest de l’Égypte. La troisième autorité, ash-Shafi’i (mort en 204), prend une position intermédiaire entre Abu Hanifa et Ibn Malik, interprétant l’ijma comme l’usage général de l’islam, et non pas de la seule ville de Médine. La quatrième autorité, Ahmad b. Han-bal (mort en 241), montre une position entièrement réactionnaire qui revient à une adhésion étroite au Coran et à la tradition ; elle a eu un grand poids parmi les orthodoxes, en particulier à Bagdad, mais ne survit plus que dans les régions reculées de l’Arabie.
Dans le domaine des arts et de l’artisanat, nos meilleurs témoignages se trouvent dans l’architecture et l’ingénierie. Dans ces domaines, les Arabes n’avaient aucune compétence et étaient conscients de leur incapacité. Les premières mosquées étaient simplement des enceintes entourées d’un mur simple, mais un nouveau type fut développé sous le premier calife omeyyade Mu’awiya, qui employa des constructeurs persans non musulmans pour la construction [p. 78] de la mosquée de Kufa, et ils travaillèrent sur les lignes de l’architecture déjà utilisée par les rois sassanides. Dans cette mosquée, l’enceinte carrée traditionnelle a été conservée, mais le quadrilatère a été entouré d’un cloître sous la forme d’une colonnade avec des piliers de 30 coudées de haut en tambours de pierre maintenus ensemble par des crampons de fer et des litières de plomb. De là, le quadrilatère cloîtré est devenu le type général de la mosquée congrégationnelle et est resté ainsi jusqu’à la fin de l’époque turque, lorsqu’il a été en partie remplacé par l’église à coupole byzantine. Le dôme n’avait été utilisé autrefois que pour couvrir un tombeau, isolé ou attaché à une mosquée.
Le même calife Mu’awiya employa des briques et du mortier dans les restaurations qu’il fit à La Mecque, et fit appel à des ouvriers persans pour exécuter les réparations. En 124 A.H. (700 A.D.), le cinquième calife omeyyade jugea nécessaire de réparer les dégâts causés à La Mecque par une inondation, et à cette fin fit appel à un architecte chrétien de Syrie.
A l’époque du calife suivant al-Walid, la « vieille mosquée » de Fustat (Le Caire), connue aujourd’hui sous le nom de « mosquée d’Amr », fut reconstruite par l’architecte Yahya ben Hanzala, qui était probablement persan. La mosquée antérieure était une simple enceinte. La mosquée suivante, la plus ancienne du Caire, celle d’Ibn Tulun (283 H.), eut également un architecte non musulman, le chrétien Ibn Katib al-Fargani.
Non seulement dans la période antérieure, mais aussi à l’époque des Abbassides, les musulmans s’appuyaient exclusivement sur les architectes, ingénieurs et artisans grecs et perses, dans une moindre mesure coptes, pour la construction et la décoration. [p. 79] En Espagne au IIe siècle (VIIIe siècle après J.-C.), on trouve l’empereur byzantin envoyant un mosaïste et 320 quintaux de tesselles pour la décoration de la grande mosquée de Cordoue.
L’art musulman a ses origines dans l’art byzantin, mais les traditions byzantines ont pris une direction particulière en passant par l’intermédiaire persan, et ce milieu colore toutes les œuvres réalisées après la fin de la période omeyyade. Ce n’est qu’en Occident, en Espagne, et dans une moindre mesure en Afrique du Nord, que nous trouvons des traces d’influence byzantine directe à des époques ultérieures. Mais l’art persan, tel qu’il s’est développé sous les derniers Sassanides, était lui-même dérivé de modèles byzantins, et principalement de modèles et d’artisans introduits par Khusraw I. (vers 528 après J.-C.) ; mais même à ce stade précoce, certaines influences indiennes étaient également apparentes dans les œuvres persanes et byzantines orientales, comme par exemple dans l’utilisation de l’arc en fer à cheval qui apparaît pour la première fois en Asie occidentale dans l’église de Dana sur l’Euphrate, vers 540 après J.-C. Mais l’arc en fer à cheval à l’époque pré-musulmane, comme en Inde, est purement décoratif et n’est pas utilisé dans la construction.
Il apparaît donc que le véritable rôle de l’Islam dans l’art et l’architecture a consisté à relier les différentes parties du monde musulman dans une vie commune, de sorte que la Syrie, la Perse, l’Irak, l’Afrique du Nord et l’Espagne ont partagé les mêmes influences, qui étaient en définitive grecques ou gréco-persanes, l’élément indien, d’une importance tout à fait secondaire, pénétrant directement par la Perse. Déjà [p. 80] avant la diffusion de l’Islam, l’art byzantin avait entièrement remplacé les modèles indigènes en Egypte, et c’était aussi largement le cas en Perse. Tout au plus peut-on dire que l’Islam a développé un style quasi byzantin qui devait ses traits distinctifs aux limites des artistes persans, mais qui atteignit parfois un niveau supérieur grâce à l’importation d’artisans byzantins. Les mêmes conclusions générales s’appliquent exactement à l’histoire des arts céramiques et à l’enluminure des manuscrits, bien qu’ici l’observance de l’interdiction coranique de la représentation de figures animales, strictement observée seulement dans certains quartiers et la moins respectée en Perse et en Espagne, ait fait qu’une plus grande importance ait été accordée aux formes végétales dans la décoration et aux motifs géométriques.
Dans le domaine des sciences et de la philosophie, où nous disposons de tant de témoignages sur la période abbasside, nous disposons de très peu de documents sur la période omeyyade. Nous savons que l’école de médecine d’Alexandrie continua à prospérer, et nous lisons qu’un certain Adfar, un chrétien, se distingua par son apprentissage des livres d’Hermès, l’autorité occulte qui contribua le plus à détourner la science égyptienne vers la magie. Nous apprenons également qu’il fut recherché par un jeune Romain nommé Morienus (Marianos) qui devint son élève et, à la mort de son maître, se retira dans un ermitage près de Jérusalem. Plus tard, le prince Khalid b. Yazid, de la famille omeyyade (mort en 85 AH – 704 apr. J.-C.), serait devenu l’élève de Marianos et aurait étudié avec lui la chimie, la médecine et l’astronomie. Il fut l’auteur de trois épîtres, dans lesquelles il narrait ses conversations avec [p. 81] Marianos, une autre relate la manière dont il étudiait la chimie, et une troisième explique les allusions énigmatiques employées par ses professeurs. Bien avant cela, les études médicales et scientifiques étaient passées en Perse, mais Alexandrie conserva sa réputation de centre principal de ces travaux pendant toute la période omeyyade.
Vers la fin de l’époque omeyyade, l’influence de la pensée hellénistique commence à se faire sentir dans la nature de la critique des conceptions acceptées de la théologie musulmane. Comme dans le cas de la jurisprudence, nous n’avons aucune raison de supposer que les musulmans à cette époque étaient directement au courant des textes grecs, mais des idées générales leur furent fournies par leurs rapports avec ceux qui avaient été longtemps sous l’influence hellénistique, et en particulier par leurs rapports avec les chrétiens chez qui les prémisses de la psychologie, de la métaphysique et de la logique avaient largement empiété sur le champ de la théologie par la nature des sujets débattus dans les controverses ariennes, nestoriennes et monophysites qui tournaient principalement autour de problèmes psychologiques et métaphysiques. Les idées avec lesquelles les musulmans furent mis en contact suggéraient des difficultés dans leur propre théologie, encore partiellement formulée, et dans les théories religieuses qui avaient pris forme dans une communauté totalement ignorante de la philosophie. Certains croyants de la vieille école répondirent à ces questions par la négative, refusant tout simplement d’admettre qu’il y avait une difficulté ou une question à examiner : la raison (‘aql_), disaient-ils, ne pouvait s’appliquer à la révélation [p. 82] de Dieu, et c’était une innovation de contester cette révélation ou de la défendre. Mais d’autres ressentirent la pression des questions posées et, tout en restant strictement fidèles aux déclarations du Coran, s’efforcèrent de rendre leur expression conforme aux principes de la philosophie.
Les premières questions proposées concernaient (a) la révélation de la Parole de Dieu et (b) le problème du libre arbitre.
(a) Le Prophète parle de la révélation comme d’une « venue » (nazala) de Dieu et se réfère à la « mère du livre », ce qui semble désigner la source non révélée d’où proviennent les paroles révélées. Il se peut que cela se réfère à l’idée dont le mot est l’expression et que le Prophète ait été influencé par des théories chrétiennes ou juives qui avaient à l’origine une coloration platonicienne, mais il semble probable qu’il n’avait pas de théorie très claire sur la « mère du livre ». Très tôt, l’idée s’est imposée que le Coran avait existé, bien que non exprimé par des mots, que sa substance et son sens étaient éternels en tant que partie de la sagesse de Dieu, bien qu’il ait été exprimé par des mots au fil du temps puis communiqué au Prophète, ce qui est aujourd’hui l’enseignement orthodoxe basé sur le Coran 80. 15. qu’il a été écrit « par les mains de scribes honorés et justes », ce qui signifie qu’il a été écrit sous la dictée de Dieu par des êtres surnaturels au paradis et envoyé ensuite au Prophète. [p. 83] Ce n’est pas le sens nécessaire du verset, qui peut se référer aux révélations antérieures faites aux juifs et aux chrétiens, que le Prophète considérait comme vraies mais qu’il a ensuite corrompues, de sorte que le Coran n’est que la transcription pure de la Vérité divine imparfaitement représentée par ces révélations antérieures. Sous les Omeyyades, lorsqu’une orthodoxie rigide prenait forme dans des milieux peu favorables au Calife officiel, l’idée s’est imposée que les paroles réelles exprimées dans le Coran étaient coéternelles avec Dieu, et que c’était seulement l’écriture de ces paroles qui avait eu lieu dans le temps. Il semble probable que cette théorie d’une « parole » éternelle ait été suggérée par la doctrine chrétienne du « Logos ». Elle peut être attribuée principalement à l’enseignement de saint Jean Damascène (mort vers 160 A.H. = 776 A.D.) qui a servi comme secrétaire d’État sous l’un des Omeyyades, Yazid II. ou Hijam, et son élève Théodore Abucara (mort en 217 = 832), qui expriment la relation du Logos chrétien au Père éternel en des termes très proches de ceux employés dans la théologie musulmane pour désigner la relation entre le Coran ou la parole révélée et Dieu. (cf. Von Kremer : Streifzuege. pp. 7-9). Nous savons, grâce aux œuvres existantes de ces deux écrivains chrétiens, que les discussions théologiques entre musulmans et chrétiens n’étaient pas rares à l’époque.
Les Mu‘tazilites, dont Wasil ben ‘Ata (mort en 131) est généralement considéré comme le fondateur, étaient une secte de tendances rationalistes, et ils s’opposaient à la doctrine de l’éternité [p. 84] du Coran et à l’affirmation selon laquelle elle n’avait pas été traitée parce que les conclusions à en tirer leur semblaient introduire des personnalités distinctes correspondant aux personnes de la Trinité chrétienne, et dans ces vues ils étaient sans aucun doute influencés par la manière dont saint Jean Damascène présentait la doctrine de la Trinité. Comme il était sous-entendu qu’il y avait un attribut de sagesse possédé par Dieu qui n’était pas une chose créée par Dieu mais éternellement avec Lui, et que cette sagesse pouvait être conçue comme n’étant pas absolument identique à Dieu mais possédée par Lui, les Mu‘tazilites soutenaient qu’il s’agissait de quelque chose de coéternel avec Dieu mais autre que Dieu, et donc qu’un Coran éternel était une seconde personne de la Divinité et que Dieu n’était pas absolument un. Al-Muzdar, un mu‘tazilite très vénéré comme ascète, dénonce expressément ceux qui croient en un Coran éternel comme des dithéistes. Les mu‘tazilites s’appelaient eux-mêmes Ahlu t-Tawhid wa-l-‘Adl « les gens de l’unité et de la justice », la première partie de ce titre impliquant qu’ils étaient les seuls à être des défenseurs cohérents de la doctrine de l’Unicité Divine.
(b) Quant à la liberté ou non de la volonté humaine, le Coran est parfaitement clair dans son affirmation de l’omnipotence et de l’omniscience de Dieu : toutes choses lui sont connues et gouvernées par lui, et donc les actes humains ainsi que les récompenses et les châtiments dus aux hommes doivent être inclus : « Aucun malheur n’arrive, ni sur terre ni en vous, sans que nous l’ayons provoqué – il était dans [p. 85] le livre » (Coran 57.22) ; « Nous avons tout inscrit dans le livre explicite de Nos décrets » (Coran 36) ; « Si Nous avions voulu, Nous aurions certes donné à chaque âme sa direction, mais la parole qui est sortie de moi est véridique : je remplirai assurément l’Enfer de djinns et d’hommes à la fois » (Coran 32.13). Pourtant, l’appel à une conduite morale implique une certaine responsabilité, et par conséquent une certaine liberté, de la part de l’homme. Le Prophète n’avait sans doute pas perçu l’incompatibilité entre les obligations morales et la responsabilité (Errata n° e9) d’une part, et le pouvoir illimité de Dieu d’autre part, mais vers la fin de la période omeyyade, ces contradictions furent poussées à leurs conclusions logiques. D’un côté, il y avait les qadarites (qadr, « pouvoir »), les partisans du libre arbitre. Cette doctrine apparaît pour la première fois dans l’enseignement de Ma’bad al-Yuhani (mort en 80 après l’Hégire), qui aurait été l’élève du persan Sinbuya et enseigné à Damas. On sait très peu de choses sur les premiers qadarites, mais on affirme que Sinbuya fut mis à mort par le calife Abdu l-Malik, et que le calife Yazid II (102-106 après l’Hégire) favorisa leurs vues. De l’autre côté se trouvaient les Jabarites (jabr, « contrainte ») qui prônaient un déterminisme strict et qui furent fondés par le Persan Jahm [p. 86] ben Safwan (mort vers 130). Il est sans fondement de prétendre que le libre arbitre ou le déterminisme étaient nécessairement dus aux croyances préislamiques persanes, il est évident que la déduction logique de la théologie doctrinale dans les deux sens fut faite par les Perses ; ils étaient, en effet, les théologiens de l’Islam primitif. Il faut noter que le fatalisme n’a atteint son plein développement qu’un siècle après la fondation de l’Islam et que son premier représentant fut mis à mort comme hérétique.
Les premiers Qadarites étaient d’origine perse, mais la réaction contre les Jabarites fut menée par Wasil b. ’Ata dont l’enseignement montre clairement la force dissolvante de la philosophie hellénistique agissant sur la théologie musulmane. Wasil était l’élève du Qadarite Hasan ibn Abi l-Hasan (mort en 110) mais il « se sépara » de son maître et c’est ce qui est donné comme raison traditionnelle pour l’appeler, lui et ses disciples, les Mu’tazila ou « sécession », et cela sur la base de l’injustice apparente imputée à Dieu dans sa répartition des récompenses et des peines. Les détails de la controverse sont assez secondaires, le point important est que les Mu’tazilites prétendaient être « le peuple de l’Unité et de la Justice », ce dernier signifiant que Dieu se conformait à une norme objective d’action juste et correcte afin qu’il ne puisse pas être conçu comme agissant arbitrairement et au mépris de la justice, une idée empruntée à la philosophie hellénistique car la conception musulmane plus ancienne considérait Dieu comme agissant comme il le voulait et la norme du bien et du mal dépendait simplement de sa volonté.
Pendant toute la période omeyyade, nous voyons les conquérants arabes, qui sont jusqu’à présent les dirigeants du monde musulman, entrer en contact avec ceux qui, bien que traités avec un mépris arrogant comme des serfs, étaient en réalité en possession d’une culture beaucoup plus complète que leurs dirigeants. Malgré l’attitude hautaine des Arabes, il y eut un échange de pensée considérable et la communauté de l’islam commença à absorber [p. 87] des influences hellénistiques dans plusieurs directions, de sorte que le droit canon et la théologie des musulmans commencèrent, à la fin de la période omeyyade, à être nourris par la pensée grecque. Ce fut cependant une période d’influence indirecte ; rien n’indique, sauf dans quelques cas dans l’étude des sciences naturelles et de la médecine, que des enseignants ou des étudiants musulmans aient utilisé directement des documents grecs, mais seulement qu’ils aient été en contact avec ceux qui étaient familiers avec les travaux des philosophes et des juristes grecs. Ce fut une période de suspendu animation, dans une certaine mesure, pendant laquelle une nouvelle langue et une nouvelle religion furent assimilées par les éléments très divers qui composaient alors le califat, et ces éléments furent soudés ensemble dans une vie commune. Si grandes que furent les différences sectaires et politiques des temps ultérieurs, l’église de l’Islam resta longtemps, et reste dans une large mesure, dotée d’une vie commune dans le sens où il y a une compréhension mutuelle entre les différentes parties et qu’ainsi une influence intellectuelle ou religieuse a pu passer rapidement d’un extrême à l’autre, et le devoir religieux du pèlerinage à La Mecque a beaucoup contribué à favoriser cette communauté de vie et à promouvoir les relations entre les différentes [p. 88] parties. Une telle compréhension n’a en aucun cas toujours produit de la sympathie ou de l’amitié, et les divers mouvements qui sont passés d’une partie à l’autre ont souvent été considérablement modifiés au cours du passage ; mais la force motrice d’un mouvement en Perse a été intelligible en Espagne musulmane - bien qu’il y ait peut-être été intensément détesté - et le plus souvent un mouvement né dans un district a tôt ou tard eu des contacts avec tous les autres districts. Il n’y a pas de division dans l’islam qui empêche le clerc anglais moyen de connaître et d’apprécier un mouvement religieux à l’œuvre dans l’église copte ou serbe. La vie commune de l’islam est largement basée sur l’utilisation de la langue arabe comme moyen de la vie quotidienne, ou du moins de la prière et du savoir, et cela était extrêmement efficace avant l’inclusion de grands éléments turcs et indiens qui ne sont jamais devenus vraiment arabophones. C’est ce qui a fait de la communauté arabophone de l’islam un moyen de transmission culturelle si favorable. La période omeyyade a été une période marquante pendant laquelle cette vie commune s’est développée, et avec elle s’est développée nécessairement l’amertume des divisions sectaires et factionnelles qui résultent toujours lorsque des types divergents sont en contact trop étroit les uns avec les autres.
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