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La philosophie aristotélicienne fut d’abord connue du monde musulman par le biais de traductions et de commentaires syriaques, et les commentaires particuliers utilisés par les Syriens n’ont jamais cessé de contrôler l’orientation de la pensée arabe. À partir de l’époque d’al-Ma’mun, le texte d’Aristote commença à être mieux connu, car des traductions furent faites directement à partir du grec, ce qui permit une appréciation plus précise de son enseignement, bien que toujours largement contrôlé par les suggestions des commentaires diffusés parmi les Syriens. Les auteurs arabes donnent le nom de failasuf (plur. falasifa), une translittération du grec φιλόσοφος, à ceux qui fondèrent leur étude directement sur le texte grec, soit comme traducteurs, soit comme étudiants en philosophie, soit comme élèves de ceux qui utilisèrent le texte grec. Le mot est utilisé pour désigner une série particulière de savants arabes qui apparurent au troisième siècle de l’hégire et disparurent au septième siècle, et qui eurent leur origine dans l’étude plus précise d’Aristote basée sur un examen du texte grec et des commentateurs grecs dont les [p. 136] travaux circulaient en Syrie, et est employé comme si ces falasifa formaient une secte ou une école de pensée particulière. D’autres étudiants en philosophie furent appelés hakim ou nazir.
La lignée de ces falasifa constitue le groupe le plus important de l’histoire de la culture islamique.Ce sont eux qui ont largement contribué à réveiller les études aristotéliciennes dans la chrétienté latine, et qui ont développé la tradition aristotélicienne que l’Islam avait reçue de la communauté syriaque, en corrigeant et en révisant son contenu par une étude directe du texte grec et en élaborant leurs conclusions selon les lignes indiquées par les commentateurs néoplatoniciens.
Le premier de la série est Yaqub b. Ishaq al-Kindi (mort vers 260 A.H. = 873 A.D.), qui commença comme un grand mu‘tazilite intéressé par les problèmes théologiques discutés par les membres de cette école de pensée, mais désireux de les tester et de les examiner plus précisément, se servit des traductions tirées directement du grec et publiées seulement récemment. Il adopta ainsi une méthode beaucoup plus stricte et ouvrit ainsi la voie à une érudition aristotélicienne bien en avance sur tout ce qui avait été envisagé jusque-là. En conséquence, ses élèves et ceux qui leur succédèrent soulevèrent de nouvelles questions et cessèrent de se limiter aux problèmes mu‘tazilites, et al-Kindi fut leur ancêtre intellectuel dans ces nouvelles recherches que ses méthodes et son utilisation du texte grec rendirent possibles. Il est étrange qu’al-Kindi, le père de la philosophie arabe, ait été lui-même l’un des rares leaders [p. 137] de la pensée arabe à être un véritable Arabe de race. La plupart des savants et des philosophes du monde musulman étaient d’origine perse, turque ou berbère, mais al-Kindi descendait des rois yéménites de Kinda (cf. généalogie tirée du Tarikh al-Hakama cité dans la note (22) de la traduction de De Slane d’Ibn [Khallikan](./Errata n° e16), vol. I, p. 355). On sait très peu de choses de sa vie, si ce n’est que son père était gouverneur de Koufa, qu’il étudia lui-même à Bagdad, sous la direction de quels professeurs on ne sait pas, et qu’il jouissait d’une grande faveur auprès du calife Mu’tasim (218-227 A.H.). Sa véritable formation et son véritable bagage résidaient dans la connaissance du grec, qu’il utilisa pour préparer des traductions de la Métaphysique d’Aristote, de la Géographie de Ptolémée et une édition révisée de la version arabe d’Euclide. Il fit en outre des abrégés arabes de la Poétique et de l’Herméneute d’Aristote, de l’Isagoge de Porphyre, et écrivit des commentaires sur l’Analytica Posteriora d’Aristote, la Sophistica Elenchi, les Catégories, l’Apologie apocryphe, sur l’Almageste de Ptolémée et les Éléments d’Euclide, ainsi que des traités originaux, dont l’essai « Sur l’intellect » et un autre « Sur les cinq essences » sont les plus remarquables (trad. latine par A. Nagy dans Baeumker et Hertling, Beitrage zur Geschichte der philosophie des MA. II. 5. Munster, 1897).
Il accepta comme authentique la Théologie d’Aristote, mise en circulation par Naymah d’Emessa, et, nous dit-on, en révisa la traduction arabe. La Théologie était un abrégé des trois derniers livres [p. 138] des Ennéades de Plotin, et il est probable qu’al-Kindi l’a comparée au texte des Ennéades, en a corrigé la terminologie et le sens général conformément à l’original, et ce sans soupçonner qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre authentique d’Aristote. La Théologie n’avait pas été introduite depuis longtemps dans le monde musulman, et il est certain que l’usage qu’en fit al-Kindi fut l’une des principales causes de son importance ultérieure. Approuvée par lui, elle prit non seulement une place assurée dans le canon aristotélicien, mais devint le noyau même de l’enseignement développé par toute la série des falasifa, soulignant les tendances déjà marquées dans le commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias. L’influence de la théologie et d’Alexandre apparaît le plus clairement dans le traité « De l’intellect », qui est basé sur la doctrine des facultés de l’âme telle qu’elle est décrite dans le De anima II. ii d’Aristote. Al-Kindi, développant la doctrine telle qu’elle est présentée par les commentateurs néoplatoniciens, décrit les facultés ou degrés d’intelligence de l’âme comme quatre, dont trois sont réellement et nécessairement dans l’âme humaine, mais l’une entre de l’extérieur et est indépendante de l’âme. Des trois premières, l’une est latente ou potentielle, comme la connaissance de l’art d’écrire est latente dans l’esprit de celui qui a appris à écrire ; la seconde est active, comme lorsque le scribe évoque de l’état latent cette connaissance de l’écriture qu’il désire mettre en pratique ; la troisième est le degré d’intelligence réellement impliqué dans l’opération d’écriture, où [p. 139] la connaissance maintenant stimulée en activité guide et dirige l’acte. La faculté externe est l’« Intellect Agent » (‘aql fa‘‘al) qui procède de Dieu par voie d’émanation et qui, bien qu’agissant sur les facultés du corps, est indépendant du corps, car sa connaissance n’est pas basée sur des perceptions obtenues par les sens.
Il est vain de prétendre que l’histoire de la philosophie arabe montre un manque d’originalité dans l’esprit sémitique. D’une part, aucun des philosophes de premier plan après al-Kindi n’était d’origine arabe, et très peu peuvent être qualifiés de sémitiques. Il serait plus exact de dire que les philosophes grecs furent les seuls, jusqu’à l’époque moderne, à tenter quelque chose qui puisse être décrit comme une psychologie scientifique. Jusqu’à ce que les méthodes et les matériaux des sciences naturelles modernes soient appliqués à la recherche psychologique, les théories psychologiques des chercheurs grecs de l’Antiquité n’ont guère progressé, voire pas du tout, et le seul point de divergence entre les écoles ultérieures était le point de départ de la recherche antique. C’est là que réside la grande importance d’al-Kindi, car c’est lui qui a choisi et indiqué le point de départ de tous les philosophes arabes ultérieurs, et qui a sélectionné le matériel qu’ils ont développé. La base particulière ainsi choisie par al-Kindi était la psychologie du De Anima d’Aristote telle qu’exposée par Alexandre d’Aphrodisias. Les philosophes [p. 140] syriaques ont suggéré cette théorie, mais sans l’indiquer clairement à tous égards. Il semble certain que le développement d’al-Kindi fut largement influencé par la Théologie d’Aristote, œuvre qu’il estimait évidemment beaucoup. La relation entre Alexandre Aphr. et Plotin, dont l’enseignement apparaît dans la Théologie, peut être décrite comme étant que l’enseignement d’Alexandre contenait tous les germes du néoplatonisme, tandis que Plotin montre le système néoplatonicien pleinement élaboré. Tel qu’il a été présenté au départ, ce système a dû sembler parfaitement cohérent avec l’enseignement du Coran, en fait il semblerait qu’il lui soit complémentaire. L’homme avait une âme animale qu’il partageait avec la création inférieure, mais à laquelle s’ajoutait une âme rationnelle ou un esprit qui procédait directement de Dieu et était immortel parce qu’il ne dépendait pas du corps. Les conclusions possibles qui se sont révélées incompatibles avec les enseignements de la révélation n’ont pas encore été pleinement élaborées.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur l’enseignement logique d’al-Kindi qui prolongea et corrigea l’étude arabe de la logique aristotélicienne. Il ne s’agissait pas d’une simple question secondaire, bien que la logique ne jouât pas dans l’éducation arabe un rôle aussi important qu’en syriaque. En syriaque, elle était la base de tout ce que nous devrions considérer comme les humanités, mais en arabe, cette position fut prise par l’étude de la grammaire, qui se développa sur des lignes assez nouvelles et indépendantes, quoique légèrement [p. 141] modifiées par l’étude de la logique à des époques ultérieures. Cependant, tant que le monde musulman a pu prétendre être considéré comme le berceau des études philosophiques, et dans une moindre mesure même à des époques ultérieures, la logique aristotélicienne n’a été que la deuxième base d’une éducation humaine après la grammaire. La véritable influence d’al-Kindi se manifeste dans l’introduction des problèmes de psychologie et de métaphysique, et le travail des centres de falasifa dans ces deux études selon les lignes indiquées par al-Kindi.
En psychologie, comme nous l’avons vu, al-Kindi introduisit un système déjà pleinement développé par Alexandre et les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote, maintenu en vie parmi les étudiants syriaques en philosophie, puis développé plus avant par ses successeurs. En métaphysique, les circonstances étaient différentes. Al-Kindi fut apparemment celui qui introduisit les problèmes de métaphysique dans le monde musulman, mais il est évident qu’il ne comprit pas clairement comment Aristote traita ces problèmes. Les problèmes liés aux idées de mouvement, de temps et de lieu sont traités par Aristote dans les livres IV, V et VII de la Physique, qui avait été traduite par le contemporain d’al-Kindi, Hunayn ben Ishaq, et dans la Métaphysique, dont il n’existait à l’époque aucune traduction arabe, de sorte que, dans la mesure où elle fut utilisée, al-Kindi a dû consulter le texte grec.
L’essai « Des cinq essences » traite des idées des cinq conditions de matière, forme, mouvement, temps et lieu. Parmi celles-ci, il définit (a) la matière comme ce qui reçoit les autres essences mais ne peut être reçu comme un attribut, et donc si la matière est enlevée, les quatre autres [p. 142] essences sont nécessairement enlevées aussi. (b) La forme est de deux sortes, celle qui est l’essentiel du génie, étant inséparable de la matière, et celle qui sert à décrire la chose elle-même, c’est-à-dire les dix catégories aristotéliciennes – substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, situation, condition, action et passion ; et cette forme est la faculté par laquelle une chose (shay’) est produite à partir d’une matière sans forme, comme le feu est produit par la coïncidence de la sécheresse et de la chaleur, la matière étant la sécheresse et la chaleur, la forme étant le feu ; sans forme, la matière est abstraite mais réelle, devenant une chose lorsqu’elle prend forme. Comme le souligne De Vaux (Avicenne, p. 85), cette illustration montre qu’al-Kindi ne saisit pas correctement la signification d’Aristote. © Le mouvement est de six sortes : deux sont des variations de substance, comme génération ou corruption, c’est-à-dire production ou destruction ; deux sont des variations de quantité par augmentation ou diminution ; une est une variation de qualité, et une est un changement de position. (d) Le temps lui-même est apparenté au mouvement, mais procède toujours et seulement dans une direction ; ce n’est pas un mouvement, bien qu’apparenté, car le mouvement montre des diversités de direction. Le temps [p. 143] n’est connu que par rapport à un « avant » ou à un « après », comme un mouvement en ligne droite et à un rythme uniforme, et ne peut donc être exprimé que comme une série de nombres continus. (e) Certains supposent que le lieu est un corps, mais cela est réfuté par Aristote : c’est plutôt la surface qui entoure le corps. Quand le corps est enlevé, le lieu ne cesse pas d’exister, car l’espace vacant est instantanément rempli par un autre corps, air, eau, etc., qui a la même surface environnante. Certes, al-Kindi traite grossièrement ces idées, mais il fut le premier à orienter la pensée arabe dans cette direction, et de là est née une nouvelle attitude envers la doctrine révélée de la création de la part de ceux qui sont venus après lui.
Al-Kindi, le « philosophe des Arabes », comme on l’appelait (vers 365), contient notre meilleur récit des diverses sectes existant dans l’Islam vers la fin du 3e siècle après l’Hégire, telles qu’il les rencontra au cours de ses voyages. Il a été publié comme le deuxième volume de la Bibliotheca Geographorum Arab de De Goeje (Leyde, 1873).
Le grand philosophe suivant fut Muhammad b. Tarkhan Abu Nasr al-Farabi (mort en 339), d’origine turque. Il était « un philosophe célèbre, le plus grand que les musulmans aient jamais eu ; il composa un certain nombre d’ouvrages sur la logique, la musique et d’autres sciences. Aucun musulman n’a jamais atteint le même rang que lui dans les sciences philosophiques, et c’est par l’étude de ses écrits et l’imitation de son style qu’Avicenne atteignit la maîtrise et rendit ses propres œuvres si utiles » (Ibn Khallikan, iii. 307). Il naquit à Farab ou Otrar près de Balasaghum, mais voyagea beaucoup. Au cours de ses pérégrinations, il arriva à Bagdad mais, comme il ne connaissait pas l’arabe à l’époque, il ne put entrer dans la vie intellectuelle de la ville. Il s’efforça d’abord d’acquérir la connaissance [p. 144] de la langue arabe, puis devint l’élève du médecin chrétien Matta b. Yunus, qui était alors très âgé, et il étudia la logique sous sa direction. Pour approfondir ses études, il se rendit à Harran, où il rencontra le philosophe chrétien Yuhanna b. Khailan, et continua à travailler sur la logique sous sa direction. Il retourna ensuite à Bagdad, où il se mit à travailler sur la philosophie aristotélicienne, lisant au cours de ses études le de anima 200 fois, la Physique 40 fois. Son intérêt principal, cependant, était la logique, et c’est sur ses travaux logiques que repose principalement sa renommée. De Bagdad, il se rendit à Damas, puis en Égypte, mais revint à Damas, où il s’installa pour le reste de sa vie. A cette époque, l’empire du calife de Bagdad commençait à se diviser en plusieurs États, tout comme l’Empire romain sous les derniers Karlings, et les fonctionnaires du calife formaient des principautés semi-indépendantes sous la suzeraineté nominale du calife et établissaient des dynasties héréditaires. Les chiites hamdanides, qui commencèrent à régner à Mossoul en 293, s’établirent à Alep en 333 et atteignirent une grande renommée et un grand pouvoir en tant que dirigeants victorieux contre les empereurs byzantins. En 334 (= 946 après J.-C.) le prince hamdanide Sayf ad-Dawla prit Damas, et al-Farabi vécut sous sa protection. A cette époque, les orthodoxes étaient nettement réactionnaires, et ce furent les divers dirigeants chiites qui se montrèrent les mécènes de la science et de la philosophie.
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Al-Farabi menait une vie retirée à Damas. Il passait la plupart de son temps au bord d’un des nombreux ruisseaux qui caractérisent Damas, ou dans un jardin ombragé, et c’est là qu’il rencontrait et discutait avec ses amis et ses élèves. Il avait l’habitude d’écrire ses compositions sur des feuilles volantes, « raison pour laquelle presque toutes ses productions prennent la forme de chapitres et de notes détachés ; certaines d’entre elles n’existent que sous forme de fragments et inachevées. Il était le plus indifférent des hommes aux choses de ce monde ; il ne s’est jamais donné la moindre peine pour acquérir un moyen de subsistance ou posséder une habitation. Sayf ad-Dawla lui a fixé une pension quotidienne de quatre dirhams prélevée sur le trésor public, cette somme modique étant le montant auquel al-Farabi avait limité sa demande. » (Ibn Khallikan, iii. 309-310.)
Al-Farabi était l’auteur d’une série de commentaires sur l’Organon logique, qui contenait neuf livres selon le calcul arabe, à savoir :
(i.) L'Isagoge de Porphyre.
(ii.) Les catégories ou al-Maqulat.
(iii.) L'Hermeneutica ou al-'Ibara ou al-Tafsir.
(iv.) L'Analytica Priora ou al-Qiyas I.
(v.) L'Analytica Posteriora ou al-Burhan.
(vi.) Le Topica ou al-Jadl.
(vii.) La Sophistica Elenchi ou al-Maghalit.
(viii.) La Rhétorique ou al-Khataba.
(ix.) La Poétique ou ash-Shi‘r.
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Il écrivit également une « Introduction à la logique » et un « Abrégé de logique » ; en effet, comme nous l’avons déjà noté, son œuvre principale fut l’exposé de la logique. Il s’intéressa quelque peu à la science politique et édita un résumé des lois de Platon, qui remplace très souvent la Politique dans le canon aristotélicien arabe. Dans Éthique, il écrivit un commentaire sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, mais la théorie éthique n’attirait généralement pas beaucoup les étudiants arabes. Dans les sciences naturelles, il fut l’auteur de commentaires sur la Physique, la Météorologie, le De coelo et le De mundo d’Aristote, ainsi que d’un essai « Sur le mouvement des sphères célestes ». Son œuvre en psychologie est représentée par un commentaire sur le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise sur le De Anima, et par des traités « De l’âme », « De la puissance de l’âme », « De l’unité et de l’un » et « De l’intelligence et de l’intelligible », dont certains ont circulé par la suite dans des traductions latines médiévales, qui ont continué à être réimprimées jusqu’au XVIIe siècle (par exemple, De intelligentia et de intelligibili. Paris, 1638). En métaphysique, il a écrit des essais sur « La substance », « Le temps », « L’espace et la mesure » et « Le vide ». En mathématiques, il a écrit un commentaire sur l’Almajesta de Ptolémée, et un traité sur divers problèmes d’Euclide. Il était un fervent défenseur [p. 147] de la théorie néoplatonicienne selon laquelle l’enseignement d’Aristote et celui de Platon sont essentiellement en accord et ne diffèrent que par des détails superficiels et des modes d’expression ; Il écrivit des traités sur l’accord entre Platon et Aristote et sur l’objet devant Platon et Aristote. Dans des essais contre Galien et contre Jean Philopon, il critiquait les opinions de ces commentateurs et s’efforçait de défendre l’orthodoxie d’Aristote en les rendant responsables des divergences apparentes avec l’enseignement de la révélation. Il s’intéressa également aux sciences occultes, comme il ressort de ses traités sur la géomancie, sur les djinns et sur les rêves. Son traité de chimie intitulé kimiya t-Tabish, la chimie des choses chauffées, a été classé parmi les travaux de sciences naturelles et aussi parmi les traités de magie ; c’était la direction malheureuse que prenait la chimie arabe. Il écrivit également plusieurs ouvrages sur la musique. (Cf. Schmölders : Documenta Philos. Arab. Bonn., 1836, pour les versions latines de certains traités).
Comme nous l’avons déjà noté, son importance première fut celle d’un professeur de logique. Une grande partie de ce qu’il a écrit n’est qu’une simple reproduction des grandes lignes de la logique aristotélicienne et une exposition de ses principes, mais De Vaux (Avicenne, pp. 94-97) a attiré l’attention sur des preuves de pensée originale dans sa « Lettre en réponse à certaines questions ».
Comme al-Kindi, il accepta la Théologie comme une véritable œuvre d’Aristote et montre des traces très claires de ses influences. Dans son traité « De l’intelligence », il fait une analyse minutieuse de la manière dont le terme ‘aql (raison, intelligence, esprit) est employé dans le discours général et dans la recherche philosophique. Dans le langage [p. 148] courant, « un homme intelligent » désigne un homme au jugement fiable, qui utilise son jugement de manière droite pour discerner entre le bien et le mal, et se distingue ainsi d’un homme rusé qui emploie son esprit à concevoir des expédients mauvais. Les théologiens utilisent le terme ‘aql pour désigner la faculté qui teste la validité des affirmations, soit en les approuvant comme vraies, soit en les rejetant comme fausses. Dans les Analytica, Aristote utilise « intelligence » pour la faculté par laquelle l’homme atteint directement la connaissance certaine des axiomes et des vérités abstraites générales sans avoir besoin de preuves ; al-Farabi explique cette faculté comme étant la partie de l’âme dans laquelle existe l’intuition, et qui est par là même capable de saisir les prémisses de la science spéculative, c’est-à-dire la raison de l’intelligence proprement dite, au sens où ce terme est employé dans le de anima, l’âme rationnelle qu’Alexandre d’Aphrodisias prend pour une émanation de Dieu. A la suite d’al-Kindi, al-Farabi parle de quatre facultés ou parties de l’âme : l’intelligence potentielle ou latente, l’intelligence en action, l’intelligence acquise et l’intelligence agente. La première est le 'aql hayyulani, l’intelligence passive, la capacité qu’a l’homme de comprendre l’essence des choses matérielles en abstrayant mentalement cette essence des divers accidents auxquels elle est associée dans la perception, plus ou moins équivalente au « sens commun » d’Aristote. L’intelligence en action ou 'aql bi-l-fi’l est la faculté potentielle éveillée à l’activité et faisant cette abstraction. L’intelligence agente ou ‘aql fa‘‘al est la puissance extérieure, l’émanation de Dieu qui est capable d’éveiller [p. 149] la puissance latente de l’homme et de l’éveiller à l’activité, et l’intelligence acquise ou ‘aql mustafad est l’intelligence éveillée à l’activité et développée sous l’inspiration de l’intelligence agente. Ainsi, l’intelligence en action est liée à l’intellect potentiel comme la forme à la matière, mais l’intelligence agente entre de l’extérieur, et par son opération l’intelligence reçoit de nouveaux pouvoirs, de sorte que sa plus haute activité est « acquise ».
Al-Farabi apparaît tout au long de son récit comme un musulman fervent et ne mesure évidemment pas l’influence de la psychologie aristotélicienne sur la doctrine du Coran. Les croyances de l’islam, comme celles de la plupart des religions, sont un héritage de l’animisme primitif, qui considérait la vie comme due à la présence d’une chose parfaitement substantielle, quoique invisible, appelée l’âme : une chose est vivante tant que l’âme est présente, elle meurt lorsque l’âme s’en va. Dans les formes les plus anciennes de l’animisme, c’est l’explication de tout mouvement : la flèche qui vole a une « âme » en elle tant qu’elle bouge, elle cesse de bouger lorsque cette âme s’en va ou désire se reposer. Cela n’implique aucune croyance en l’immortalité de l’âme, et l’âme n’est pas non plus investie d’une personnalité distincte, tout cela vient plus tard ; c’est simplement que la vie est considérée comme une sorte de substance, [p. 150] très légère et impalpable mais parfaitement auto-existante. La théorie des « fantômes » marque un stade ultérieur de l’évolution, où l’âme défunte est censée conserver une personnalité distincte et posséder encore la forme et au moins certaines des sensations associées à l’être dans lequel elle demeurait auparavant. Tel était le stade atteint par la psychologie arabe à l’époque de la prédication de l’Islam. La doctrine aristotélicienne représentait l’âme comme contenant différentes énergies ou parties, telles qu’elle avait en commun avec le monde végétal et telles qu’elle en possédait en commun avec les espèces animales inférieures : c’est-à-dire que les facultés de nutrition, de reproduction et toutes les perceptions obtenues par l’utilisation des organes des sens, ainsi que les généralisations intellectuelles dérivées de l’utilisation de ces sens, sont simplement mises de côté comme des formes d’énergie dérivées des potentialités latentes du corps matériel, ce qui est très proche de la position du matérialisme moderne, au sens où ce terme est utilisé en psychologie. Cela ne s’oppose pas à la croyance en Dieu, qui est la source première des pouvoirs qui existent, bien que cela soit davantage mis en évidence par les commentateurs que par Aristote [p. 151] lui-même ; Elle ne contrevient pas non plus à la doctrine d’une âme ou d’un esprit immortel et séparable qui existe dans l’homme en plus de ce que nous pouvons décrire comme l’âme végétative et animale. C’est cet esprit, l’âme rationnelle qui est entrée de l’extérieur et qui existe dans l’homme seul, qui est immortel. Une telle doctrine creuse un gouffre infranchissable entre l’homme et le reste de la création, et explique pourquoi il est impossible à ceux dont la pensée est formée sur les lignes aristotéliciennes, que ce soit dans l’islam orthodoxe ou dans l’Église catholique, d’admettre les « droits » des animaux, bien qu’ils soient prêts à considérer l’action bienveillante à leur égard comme un devoir. Mais plus encore, l’âme rationnelle ou l’esprit hautement abstrait de la doctrine aristotélicienne, vide de tout ce qui pourrait être partagé avec les créatures inférieures, et même de tout ce qui pourrait être développé à partir de quoi que ce soit qu’un animal soit capable de posséder, est la seule partie de l’homme qui soit capable d’immortalité, et un tel esprit séparé de son corps et des fonctions inférieures de l’âme animale peut difficilement correspondre à l’image de la vie future telle qu’elle est décrite dans le Coran. De plus, le Coran considère que la vie future n’est [p. 152] pas achevée tant que l’esprit n’est pas réuni au corps, une possibilité que les aristotéliciens pouvaient difficilement envisager. La doctrine aristotélicienne ne présentait pas l’âme animale comme un être invisible, mais simplement comme une forme d’énergie dans le corps : en ce qui la concernait, la mort ne signifiait pas la disparition de cette âme, mais la cessation des fonctions des facultés corporelles, de même que la combustion cesse lorsqu’une bougie est soufflée, la flamme ne s’éteignant pas et continuant d’exister à part ; ou comme l’empreinte d’un sceau sur de la cire qui disparaît lorsque la cire est fondue et ne continue pas une existence fantomatique pour son propre compte. La seule partie immortelle de l’homme était donc celle qui lui venait comme une émanation de l’intellect agent, et lorsque cette émanation fut libérée de son association avec le corps humain et l’âme inférieure, il devint inévitable de suggérer sa réabsorption dans la source omniprésente d’où elle avait été dérivée. La conclusion logique était donc la négation, non pas d’une vie future, ni de son éternité, mais de l’existence séparée d’une âme individuelle, et cela, comme nous le verrons, était en fait le résultat de l’aristotélisme arabe. Ainsi, les théologiens scolastiques, tant de l’islam que du christianisme latin, attaquent les philosophes comme sapant la croyance en la personnalité individuelle et en s’opposant à la doctrine de la résurrection, et dans ce dernier cas, il faut se rappeler que la doctrine musulmane est plus grossière que celle qui prévaut dans le christianisme. Mais al-Farabi ne voyait pas où l’enseignement aristotélicien le mènerait : à ses yeux, Aristote lui semblait orthodoxe parce que ses doctrines semblaient prouver l’immortalité de l’âme.
Al-Farabi exprime sa théorie de la causalité dans le traité intitulé « Les joyaux de la sagesse ». Tout ce qui existe après n’avoir pas existé, dit-il, doit être amené à l’existence par une cause qui peut elle-même être le résultat d’une cause précédente, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous arrivions à une Cause Première, qui est et a toujours été, son éternité étant nécessaire parce qu’il n’y a pas d’autre cause qui la précède, et Aristote a montré que la chaîne des causes ne peut être infinie. La Cause Première est une et éternelle, et c’est Dieu (cf. Aristote, Métaph. 12. 7, et de même Platon, Timée 28). Étant inchangée, cette Cause Première est parfaite, et la connaître est le but de toute [p. 153] philosophie, car évidemment tout serait intelligible si la cause de tout était connue. Cette Cause Première est l’« être nécessaire » dont l’existence est nécessaire pour rendre compte de toute autre existence ; elle n’a ni genre, ni espèce, ni différenciation ; elle est à la fois extérieure et intérieure, à la fois apparente et cachée ; elle ne peut être perçue par aucune faculté mais est connaissable par ses attributs, et la meilleure approche de la connaissance est de savoir qu’elle est inaccessible. Dans ce traitement, al-Farabi mêle l’enseignement de la philosophie proprement dite avec le mysticisme, qui à son époque se développait rapidement dans l’Islam asiatique, et surtout dans la communauté chiite avec laquelle il était en contact. Du point de vue philosophique, Dieu est inconnaissable mais nécessaire, tout comme l’éternité et l’infini sont inconnaissables mais nécessaires, car Dieu est au-dessus de toute connaissance : mais dans un autre sens, Dieu est au-dessous de toute connaissance, car la réalité ultime doit sous-tendre toutes les choses existantes, et chaque résultat est une manifestation de la cause.
La preuve de l’existence de Dieu se fonde sur l’argument de Platon, Timée 28, et d’Aristote, Métaphysique 12, 7, et fut reprise plus tard par Albert le Grand et d’autres. On distingue d’abord le possible, qui peut n’être que potentiel, et le réel. Pour que le possible devienne réel, il faut qu’il y ait une cause effective. Le monde est évidemment composé, et ne peut donc être lui-même la cause première, car il faut que la cause première soit unique et non multiple : il est donc évident que le monde procède d’une autre cause que lui-même. La cause immédiate peut elle-même être le résultat d’une autre cause précédente, mais la série des causes ne peut [p. 154] être infinie, ni tourner en rond sur elle-même ; donc, si nous remontons en arrière, nous devons finalement arriver à un ens primum, lui-même sans cause, qui est la cause de tout, et cette cause première existe par nécessité, mais non par une nécessité causée par autre chose qu’elle-même. Elle doit être unique et immuable, exempte de tout accident, absolue, parfaite et bonne, et l’intelligentia, l’intelligibile et l’intelligens absolus. Elle possède en elle-même la sagesse, la vie, la perspicacité, la volonté, la puissance, la beauté et la bonté, non pas comme des qualités acquises ou extérieures, mais comme des aspects de sa propre essence. Elle est la première volonté et la première volonté, et aussi le premier objet de la volonté. Le but de toute philosophie est de connaître cette première Cause, qui est Dieu, car comme Il est la cause de tout, tout peut être compris et expliqué par la compréhension et la connaissance de Lui. Le fait que la première Cause soit unique et une et la cause de tout concorde avec l’enseignement du Coran, et al-Farabi utilise librement la phraséologie coranique en toute bonne foi, supposant que la doctrine aristotélicienne corrobore la doctrine du Coran. La partie la plus curieuse de l’œuvre d’al-Farabi est la manière dont il emploie la terminologie du Coran comme correspondant à celle des néoplatoniciens, de sorte que la plume, la tablette, etc. coraniques représentent le néoplatonicien, etc. On peut se demander si, même chez al-Farabi, la philosophie s’accorde vraiment avec la doctrine coranique, mais la divergence n’était pas encore suffisamment marquée pour attirer l’attention.
Assuré de la conformité de l’enseignement d’Aristote avec l’enseignement de la révélation, [p. 155] al-Farabi nie qu’Aristote enseigne l’éternité de la matière, et qu’il soit donc en contradiction avec le dogme de la création. Toute la question dépend de ce que l’on entend par « création ». Dieu, suppose-t-il, a créé toutes choses en un instant dans une éternité sans mesure, non pas directement, mais par l’opération intermédiaire du ‘aql ou Intelligence Agente. En ce sens, Aristote soutenait que l’univers existait dans l’éternité, mais qu’il existait ainsi en tant que chose créée. La création était donc achevée avant que Dieu, agissant par l’intermédiaire du ‘aql, n’introduise le mouvement, auquel le temps a commencé ; comme le mouvement et le temps sont apparus simultanément, aussitôt la création déjà existante dans l’intemporel est sortie de sa dissimulation et est entrée dans la réalité. Le terme « création » est parfois utilisé pour désigner cette émergence de l’intemporel [quiescence](./Errata #e19), mais il peut être plus justement interprété comme désignant la causalité qui, en précédant le temps, entra dans l’éternité sans mesure, ce que veut dire Aristote lorsqu’il parle du monde comme éternel. Ainsi, le Coran et Aristote ont raison, mais chacun utilise « création » pour désigner une chose différente.
Il est difficile de surestimer l’importance d’al-Farabi. Pratiquement tout ce que nous trouvons par la suite chez Ibn Sina et Ibn Rushd se retrouve déjà en substance dans son enseignement, à ceci près que ces derniers philosophes ont compris que le système aristotélicien ne peut être réconcilié avec la théologie traditionnelle et, ayant ainsi renoncé à toute tentative de réconciliation formelle, [p. 156] sont capables de s’exprimer plus clairement et de pousser leurs doctrines jusqu’à leurs conclusions logiques. Lorsque l’on considère la réconciliation entre la philosophie et le Coran tentée par al-Farabi, il est important de comparer et de contraster la réconciliation tentée sur des voies tout à fait différentes par al-Ash‘ari et d’autres fondateurs de la scolastique orthodoxe. Il faut noter que le début de la scolastique est contemporain d’al-Farabi.
Comme on l’a déjà dit, al-Farabi était mêlé au groupe chiite, aux partisans des revendications alidiques qui se tenaient à l’écart du califat officiel de Bagdad. Vers l’époque de la mort d’al-Kindi (vers 260), le douzième imân de la secte chiite orthodoxe, Muhammad al-Muntazar, « disparut ». En 320, pendant la période d’activité d’al-Farabi, les princes bouwayhides devinrent la principale puissance en Irak et, en 334, cinq ans avant sa mort, ils prirent possession de Bagdad, de sorte que pendant les 133 années qui suivirent, les califes se trouvèrent dans une situation très semblable à celle des rois francs, lorsqu’ils étaient entourés de grandes cérémonies et traités avec la plus grande révérence, et n’étaient que des marionnettes entre les mains des maires du palais. De même les califes, mi-papes mi-empereurs, dont le manuel des signes était recherché pour donner une apparence de légitimité aux souverains, même dans la lointaine Inde, n’avaient à Bagdad que des fonctions cérémonielles et étaient traités en prisonniers d’honneur par les émirs [p. 157] bouwayhides, eux-mêmes chiites de la secte Ithna 'ashariya, et qui, par conséquent, considéraient les califes comme de simples usurpateurs. A cette époque, les chiites étaient les patrons de la philosophie et les sunnites orthodoxes avaient généralement une attitude réactionnaire.
Outre les Ithna ‘ashariya, les chiites relativement orthodoxes, il existait une branche plus extrémiste connue sous le nom de Sab‘iya ou « septuagénaires ». Le sixième imam Ja‘far as-Sâdiq avait désigné son fils Ismaïl comme successeur, mais comme Ismaïl fut un jour trouvé ivre, Ja‘far le déshérita et désigna son deuxième fils Musa al-Qazam (mort en 183). Mais certains n’admettaient pas que l’imamat, dont le droit divin se transmettait par descendance héréditaire, puisse être transféré à volonté, mais restèrent fidèles à Ismaïl, et préférèrent, lorsque Ismaïl mourut du vivant de Ja‘far, transférer leur allégeance à son fils Mohammed, le considérant comme le septième imam. Ces septuagénaires continuèrent d’exister comme une secte obscure jusqu’à ce que, semble-t-il, vers l’an 220, ‘Abdullah, le fils d’un oculiste persan nommé Maymun, soit en devienne le chef, soit en fasse sécession, et organisa ses disciples selon une sorte de franc-maçonnerie en sept (et plus tard neuf) degrés d’initiation et un système de propagande très admirablement organisé, sur les lignes déjà établies par les Hachimites (cf. supra). Dans les premiers degrés, la doctrine du batn ou interprétation allégorique du Coran était établie comme essentielle à une bonne compréhension de sa signification, [p. 158] car le sens littéral est souvent obscur et se réfère parfois à des choses incompréhensibles, doctrine communément attribuée à Ja‘far as-Sâdiq. On enseignait alors à l’initié que le vrai sens ne pouvait être découvert par une interprétation privée, mais qu’il fallait un enseignant faisant autorité, l’imam, ou, comme il avait disparu, son représentant accrédité, le Mahdi ‘Abdullah, fils de Maymun. Dans les degrés supérieurs, le disciple se voyait révéler cette signification profonde du Coran, qui se révéla être en substance la doctrine aristotélicienne et néoplatonicienne dans ses grandes lignes, ainsi que certains éléments orientaux dérivés du zoroastrisme et du masdekisme. Ces éléments orientaux figuraient principalement dans les doctrines enseignées aux degrés intermédiaires, les degrés supérieurs atteignant un agnosticisme pur sur fond aristotélicien. La secte ainsi formée s’est répandue, s’est développée et a finalement connu des divisions. Elle a connu une carrière fructueuse dans le Bahreïn ou district près de la confluence des deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate, et ses adeptes étaient connus sous le nom de Qarmates, du nom d’un important missionnaire. Elle a également connu du succès à Aden et dans ses environs, mais nous n’avons aucun compte rendu de son histoire ultérieure dans cette région. D’Aden, les missionnaires passèrent en Afrique du Nord, où ils connurent leur plus grand succès, et lorsque Ubayd Allah, un descendant d’Abdullah, y passa, un état indépendant fut fondé, avec pour capitale Kairawan (297 A.H.). De Kairawan, une propagande missionnaire fut menée en Egypte, alors en proie à une mauvaise gouvernance presque perpétuelle, et à l’époque du député Kafur, une invitation définitive fut envoyée par les fonctionnaires égyptiens demandant au calife [p. 159] de Kairawan d’entrer en Egypte. Finalement, l’arrière-petit-fils d’Ubayd Allah, al-Mo’izz, envahit l’Egypte en 356, et y établit le califat fatimide, qui dura jusqu’à la conquête du pays par Saladin en 567.
La secte Sab‘iya se divisa donc géographiquement en deux branches, l’une en Asie représentée par les Qarmates, l’autre en Afrique sous les califes fatimides. Dans la branche asiatique, les membres étaient principalement issus de la paysannerie nabatéenne, et la secte prit la forme d’un groupe révolutionnaire à la doctrine communiste et violemment opposé à la religion musulmane. Dans leur hostilité méprisante, ils finirent par attaquer La Mecque, tuèrent de nombreux dignitaires de la ville et un certain nombre de pèlerins qui s’y trouvaient, et emportèrent la pierre noire sacrée, qu’ils conservèrent pendant plusieurs années. Entre les mains des Qarmates, la secte cessa d’être une propagande de doctrine philosophique, elle devint simplement antireligieuse et révolutionnaire. L’histoire de la branche africaine prit une tournure différente. La possession d’un État important s’accompagnait d’une position de respectabilité, et l’ambition politique remplaça l’enthousiasme religieux. Comme la majorité de la population était strictement orthodoxe, les principes particuliers de la secte étaient, dans une large mesure, relégués au second plan ; les candidats [p. 160] étaient toujours admis à l’initiation et à l’instruction, mais, bien que les dirigeants fatimides d’Égypte aient été de généreux mécènes de l’érudition et aient généralement fait preuve d’une attitude plus tolérante que les autres dirigeants musulmans contemporains, ils n’ont certainement pas mené une propagande aristotélicienne à grande échelle ; en fait, la lignée des « philosophes » proprement dits ne couvre tout simplement pas l’Égypte fatimide, bien qu’il y ait eu plusieurs travailleurs médicaux distingués. Des Ismaéliens ou Sab‘iya d’Égypte sont issues deux ramifications intéressantes. Vers la fin du règne du sixième calife fatimite, al-Hakim, qui était peut-être un fanatique religieux, peut-être un fou, ou peut-être un réformateur religieux éclairé, dont les vues étaient très en avance sur son temps — son caractère réel est l’un des problèmes de l’histoire — arrivèrent en Égypte certains maîtres persans qui soutenaient les doctrines de la transmigration et des théophanies, qui semblent être endémiques en Perse, et qui persuadèrent al-Hakim qu’il était une incarnation de la Divinité. Une émeute suivit la prédication ouverte de cette affirmation, et les prédicateurs s’enfuirent en Syrie, qui faisait alors partie des territoires fatimites, et y fondèrent une secte qui existe encore au Liban sous [p. 161] le nom de Druzes. Peu de temps après, al-Hakim lui-même disparut ; certains disent qu’il fut assassiné, d’autres disent qu’il s’était retiré dans un monastère chrétien (Errata n° e20), et qu’il y fut reconnu par la suite comme moine ; D’autres pensaient qu’il était monté au ciel, et plus d’un prétendant se présenta pour affirmer qu’il s’agissait d’al-Hakim revenu de sa cachette. L’autre ramification montre une orientation plus nettement philosophique. A l’époque d’al-Mustansir, le petit-fils d’al-Hakim, l’un des missionnaires ismaéliens, un Persan nommé Nasir-i-Khusraw, vint du Khorasan en Egypte et revint chez lui après un séjour de sept ans. Cela semble avoir coïncidé avec une sorte de renaissance de la secte ismaélienne, qui considérait désormais le Caire comme son siège. Les Qarmates avaient complètement disparu ; al-Hakim, quelles que soient ses excentricités ultérieures, avait été un mécène de l’érudition, le fondateur d’une académie, la Daru l-Hikma, ou « Maison de la Sagesse », au Caire, et l’avait enrichie d’une grande bibliothèque, et s’était lui-même distingué comme étudiant en astronomie. Le règne de son petit-fils fut l’âge d’or de la science fatimide, et il semble que des chiites de toutes les parties de l’Asie trouvèrent le chemin de l’Égypte. En 471, un autre da’i ou [p. 162] missionnaire, Hasan-i-Sabbah, un élève de Nasir-i-Khusraw, visita Le Caire et fut reçu par le grand da’i, mais ne fut pas autorisé à voir le calife, et dix-huit mois plus tard fut contraint de quitter le pays et de retourner en Asie. Il y avait deux factions au Caire, les partisans respectifs des deux fils du calife, Nizar et Musta’li ; Nasir-i-Khusraw et Hasan-i-Sabbah s’étaient déjà fait connaître comme partisans du fils aîné Nizar, mais les fonctionnaires de la cour en Égypte adhéraient au fils cadet Musta’li. A la mort du calife al-Mustansir en 487, la secte ismaélienne se divisa en deux nouvelles branches, les Egyptiens et les Africains reconnaissant généralement Musta’li, les Asiatiques adhérant à Nizar. Ce dernier groupe avait déjà été bien organisé par Nasir-i-Khusraw et Hasan-i-Sabbah, qui depuis plusieurs années prêchaient les droits de Nizar. A son retour chez lui, vers 473, Hasan-i-Sabbah s’était assuré la possession d’une place forte connue sous le nom d’Alamut, « l’enseignement de l’aigle » (cf. Browne : Lit. History of Persia, ii. 203, note 13), et ce fut le quartier général de la secte des Nizaris ou Assassins, qui occupent une place si importante dans l’histoire des Croisades. Ils possédaient de nombreuses forteresses dans [p. 163] les montagnes, mais toutes étaient sous le contrôle du cheikh ou « vieil homme de la montagne », comme l’appelaient les croisés et Marco Polo, à Alamut. Ces cheikhs ou grands maîtres de l’ordre continuèrent pendant huit générations, jusqu’à ce qu’Alamut soit capturée par les Mongols en 618 A.H. (= 1221 A.D.), et le dernier fut mis à mort. A mesure que l’ordre grandissait, il s’étendit en Syrie, et c’est avec cette branche syrienne que les croisés d’Europe entrèrent le plus en contact. Dans cet ordre, nous retrouvons l’ancien système des degrés successifs d’initiation. Les Lasiqs, ou « adhérents », n’avaient que peu de connaissances sur les véritables doctrines de la secte, et à eux étaient rattachés les Fida‘is, ou « dévoués à eux-mêmes », tenus à une obéissance aveugle et prêts à se venger sur ordre de leurs supérieurs ; C’étaient les hommes auxquels les croisés appliquaient spécialement le terme d’_assassin_s, c’est-à-dire de haschisch, ou « consommateurs de haschisch », en référence au haschisch ou chanvre indien qu’ils utilisaient couramment comme moyen d’exaltation. Au-dessus d’eux se trouvaient les rafiqs ou « compagnons », et au-dessus d’eux se trouvait une hiérarchie ordonnée de da’is ou missionnaires, de missionnaires en chef (da’i i-Kabir) et de missionnaires suprêmes (da’i d-Du’at). Aux yeux des étrangers, la secte tout entière avait une apparence sinistre ; les crimes des fida’is, commis généralement dans des circonstances frappantes et dramatiques, et les hérésies présumées des grades supérieurs suffisaient à assurer cette apparence, et la terreur générale avec laquelle ils étaient considérés était accrue par des incidents qui montraient qu’ils avaient des espions et des sympathisants de tous côtés. Les grades supérieurs, cependant, étaient de véritables héritiers des anciens principes ismaéliens et d’ardents étudiants en philosophie et en science. Lorsque les Mongols sous Hulagu s’emparèrent d’Alamut en 654 (1256 après J.-C.), ils découvrirent une vaste bibliothèque et un observatoire avec une collection d’instruments astronomiques précieux. La capture mongole signifia la chute des Assassins, bien que la branche syrienne continua à exister de façon plus humble, et la secte a des adeptes encore aujourd’hui. Des reliques éparses subsistent également en Asie centrale, en Perse et en Inde ; l’Agha Khan est un descendant direct de Ruknu d-Din Khurshah, le dernier cheikh d’Alamut.
Ainsi, le mouvement de lancé par Abdullah, le fils de Maymun, dont le but initial semble avoir été de maintenir une religion hautement philosophique telle que révélée par Aristote et les néoplatoniciens, mais de la sauvegarder en tant que foi ésotérique révélée seulement aux initiés, la base étant apparemment des sectaires chiites, a produit un groupe de sectes très curieuses. Chez les Qarmates, les principes ésotériques ont été contraints de prendre une forme dégradée parce que ceux qui les professaient, et entre [p. 164] les mains desquels cette branche est tombée entièrement, étaient des paysans illettrés. Dans l’État fatimide d’Égypte, ils ont été minimisés parce que des considérations politiques ont rendu opportun de concilier l’opinion musulmane orthodoxe. Et chez les Assassins, confinés, semble-t-il, aux grades supérieurs des initiés, ils produisirent un riche développement intellectuel, bien qu’allié à un système qui montre un fanatisme utilisé sans scrupules par les dirigeants afin qu’ils puissent vivre leur vie dans une réclusion philosophique, protégés des dangers qui les entouraient.
Avant de quitter ce sujet particulier, qui montre la promulgation de la philosophie comme credo ésotérique, nous devons nous référer à une société connue sous le nom d’Ikhwanu s-Safa ou « la confrérie de la pureté ». Nous ignorons quel a pu être son lien avec la secte d’Abdullah b. Maymun, au-delà du fait qu’ils étaient contemporains et partageaient des objectifs similaires, mais il semble bien qu’il y ait eu un lien : on a suggéré que cette confrérie représente l’enseignement originel de la secte d’Abdullah. Elle était divisée en quatre degrés, mais ses doctrines furent promulguées librement à une date précoce, bien que nous ne sachions pas si cette divulgation générale de son enseignement faisait partie du plan original ou lui était imposée par les circonstances. Elle apparaît ouvertement vers 360, quelque cent ans après qu’Abdullah ait fondé sa secte, peu après que les Fatimides eurent conquis l’Égypte et quelque temps après que les Qarmates eurent rendu la pierre noire [p. 165] sacrée qu’ils avaient volée à la « Maison de Dieu » à La Mecque. Il semble tentant de suggérer qu’il pourrait s’agir d’une réforme des Ismaéliens de la part de ceux qui souhaitaient revenir aux objectifs originaux du mouvement.
L’œuvre publiée de la confrérie apparaît dans une série de 51 épîtres, les Rasa’il ikhwani s-Safa, qui forment une encyclopédie de la philosophie et de la science telles qu’elles étaient connues dans le monde arabophone au 4e siècle de l’Hégire. Elles ne proposent aucune théorie nouvelle mais fournissent simplement un manuel de matériel courant. Le texte complet de ces épîtres a été imprimé à Calcutta, tandis que des parties de l’ensemble volumineux ont été éditées par le professeur Dieterici entre 1858 et 1872, et celles-ci ont été suivies en 1876 et 1879 par deux volumes appelés Makrokosmos et Mikrokosmos, dans lesquels un résumé de l’œuvre entière est présenté. Il semble que l’esprit directeur de la préparation de cette encyclopédie ait été Zayd b. Rifa’a, et avec lui étaient associés Abu Sulayman Muhammad al-Busti, Abu l-Hasan 'Ali az-Zanjani, Abu Ahmad al-Mahrajani et al-Awfi, mais il ne s’ensuit pas que ceux-ci étaient les fondateurs de la confrérie, comme certains l’ont supposé.
Une grande partie des épîtres de la Fraternité traite de la logique et des sciences naturelles, mais lorsque les auteurs se tournent vers la métaphysique, la psychologie ou la théologie, nous trouvons des traces très claires des doctrines néoplatoniciennes telles que contenues chez Alexandre d’Aphrodisias et mûries par Plotin. Dieu, lisons-nous, est au-dessus de toute connaissance et au-dessus de toutes les catégories de la pensée humaine. De Dieu procède le 'aql ou intelligence, émanation spirituelle complète qui contient en elle-même les formes [p. 166] de toutes choses, et du 'aql procède l’Ame universelle, et de cette Ame vient la matière première : lorsque cette matière première devient capable de recevoir des dimensions, elle devient matière secondaire, et de là procède l’univers. L’Ame universelle imprègne toute matière et est elle-même soutenue par l’émanation perpétuelle d’elle-même du 'aql. Cette Ame universelle imprègne toutes choses et reste une ; mais chaque chose individuelle a une partie d’âme, qui est la source de sa force et de son énergie, cette partie d’âme ayant un degré variable de capacité intellectuelle. L’union de l’âme et de la matière est temporaire ; par la sagesse et la foi, l’âme tend à se libérer de ses entraves matérielles et à se rapprocher ainsi de l’esprit présent ou ‘aql. Le vrai but de la vie est l’émancipation de l’âme de la matière, afin qu’elle puisse être absorbée dans l’esprit parent et se rapprocher ainsi de la Déité. Tout cela n’est qu’une répétition de l’enseignement d’al-Farabi et des néoplatoniciens, légèrement teinté, peut-être, de soufisme, et exprimé de manière moins logique et moins lucide que dans l’enseignement des philosophes. Dans son caractère général, il montre une tendance au panthéisme, apparentée à la tendance que nous [p. 167] avons déjà observée chez certains mu‘tazilites. Dieu proprement dit est extérieur, ou plutôt sur un plan tel que l’homme ne sait rien et ne pourra jamais rien savoir de Lui. L’Aql lui-même se situe sur un autre plan que celui de l’âme humaine. Mais l’Ame universelle qui imprègne toutes choses est une émanation de cet Esprit, et l’Esprit émane du Dieu inconnaissable. Si l’on compare cela à l’enseignement d’al-Kindi et d’al-Farabi, il est clair qu’il est basé sur la même matière, mais il est entre les mains de ceux qui en ont fait une religion, et cette religion s’est entièrement séparée de la doctrine orthodoxe du Coran. Chez al-Farabi, cette rupture n’est pas consciente, bien qu’elle soit en réalité tout à fait complète ; chez ses successeurs, nous voyons une pleine réalisation de la scission. Si l’on compare le soufisme au soufisme, les ressemblances superficielles sont très étroites, d’autant plus que le soufisme emprunte beaucoup de terminologie philosophique, c’est-à-dire néoplatonicienne, mais en fait il y a une divergence essentielle : les épîtres des frères représentent l’émancipation de l’âme de la matière comme le but de la vie, et le résultat final est la réabsorption dans l’âme universelle, mais elles représentent cette émancipation comme due à une force intellectuelle, de sorte que le salut de l’âme réside dans la sagesse et la connaissance ; c’est un culte de l’intellect. Mais le soufisme est spirituel dans un autre sens : il a le même but en vue, mais il considère le moyen comme la sagesse au sens de la vérité religieuse telle que l’âme pieuse la trouve dans la piété, et non comme la sagesse obtenue par l’apprentissage intellectuel.
Il semble cependant que nous soyons fondés à dire que le soufisme est l’héritier de l’enseignement philosophique d’al-Farabi et des Frères de la Pureté, du moins en Asie. Après le premier quart du Ve siècle, l’enseignement philosophique semble avoir complètement disparu en Asie, mais ce n’est qu’une apparence. En substance, il demeure [p. 168] dans le soufisme, et nous pouvons dire que le changement essentiel réside dans le nouveau sens donné à la « sagesse », qui cesse de signifier des faits scientifiques et des spéculations acquises intellectuellement, pour signifier une connaissance supra-intellectuelle de Dieu. Ceci représente peut-être l’apport indien travaillant sur des éléments d’origine hellénistique.
Les doctrines des Frères de la Pureté furent introduites en Occident par un docteur espagnol, Muslim né Muhammad Abu l-Qasim al-Majriti al-Andalusi (mort en 395-6), et eurent une grande influence sur la production de la falasifa d’Espagne, qui exerça finalement une si grande influence sur la scolastique latine médiévale.
Avant de quitter cette partie particulière de notre sujet, il convient de noter que toutes les sectes et groupes que nous avons mentionnés après al-Farabi, depuis la secte fondée par Abdullah ben Maymun jusqu’aux Frères de la Pureté, s’accordaient à considérer la philosophie, du moins en ce qui concerne les sujets théologiques, comme ésotérique et à ne divulguer qu’aux élus. Cette attitude générale apparaîtra encore, sous une forme légèrement différente, dans les œuvres des philosophes espagnols et se retrouve dans une certaine mesure dans toute la pensée islamique.
Le plus grand produit en Asie du ferment de pensée produit par l’étude générale des philosophies aristotélicienne et néoplatonicienne apparaît dans Abu 'Ali al-Husayn b. 'Abdullah b. Sina (mort en 428 = 1027 après J.-C.), communément connu sous le nom d’Ibn Sina, dont la latinisation est Avicenne. Sa vie nous est connue grâce à une autobiographie complétée par son élève, Abu Ubayd [p. 169] al-Juzjanl, d’après les souvenirs de son maître. Nous apprenons que son père était gouverneur de Kharmayta, mais, après la naissance de son fils, il retourna à Boukhara, qui avait été le foyer d’origine de sa famille, et c’est là qu’Ibn Sina reçut son éducation. Pendant sa jeunesse, des missionnaires ismaéliens arrivèrent d’Egypte, et son père fut l’un de leurs convertis. Le fils apprit le grec, la philosophie, la géométrie et l’arithmétique auprès d’eux. Cela nous aide à nous rappeler comment toute la propagande ismaélienne était associée à l’érudition hellénistique. On affirme parfois que l’Egypte de l’époque fatimide était isolée de la vie intellectuelle de l’islam en général : mais cela n’est guère exact ; du début à la fin, l’ensemble du mouvement ismaélien fut lié au renouveau intellectuel dû à la reproduction de la philosophie grecque sous forme arabe, moins bien sûr lorsque les convertis ismaéliens étaient issus des classes illettrées, comme ce fut le cas des [Qarmates](./Errata #e25), et lorsque l’attention des membres était absorbée par des ambitions politiques, comme ce fut le cas des Fatimides alors qu’ils construisaient leur pouvoir en Afrique avant l’invasion de l’Egypte. Mais même dans les conditions les plus défavorables, il semble que les da‘is ou missionnaires considéraient [p. 170] la diffusion de la science et de la philosophie comme une partie essentielle de leurs devoirs, tout autant que la prédication des revendications ‘alides du calife fatimide. Ibn Sina fit de rapides progrès en apprenant le grec et la philosophie grecque auprès de ces missionnaires, puis il se tourna vers l’étude de la jurisprudence et de la théologie mystique. La jurisprudence, c’est-à-dire le droit canon basé sur l’un des systèmes orthodoxes établis par Abu Hanifa et les autres juristes reconnus, ou par leurs rivaux chiites, a toujours été l’épine dorsale de l’érudition islamique et a donc été parallèle à l’étude du droit canon dans l’Europe médiévale : dans chaque cas, elle a orienté l’attention des hommes vers l’évolution de la structure sociale vers un idéal, et cela a eu une influence éducative de la plus haute valeur. Nous, qui avons des principes très différents, pouvons être tentés de sous-estimer cette influence, mais il convient de noter que, bien que nos objectifs soient de caractère opportuniste, le canoniste de l’Islam ou de la Chrétienté avait un idéal plus précisément construit, avec une finalité plus complète et plus scientifique, qui, dans la mesure où il était un idéal, était une force édifiante. Dans les pays musulmans, les canonistes étaient la seule puissance qui avait le courage et la capacité de résister aux caprices d’un gouvernement autocratique et de contraindre même les princes les plus arbitraires à se soumettre à des principes qui, si étroits et défectueux qu’ils puissent nous paraître, obligeaient le souverain à admettre qu’il était subordonné à un système et à définir les limites permises par ce système conformément aux idéaux d’équité et de justice. Il est intéressant de noter qu’à l’époque d’Ibn Sina, la théologie mystique avait déjà pris sa place comme sujet d’étude sérieux.
Peu de temps après, un philosophe nommé an-Natali arriva à Boukhara et fut l’hôte du père d’Ibn Sina. Si l’on tient compte du sens technique [p. 171] du mot « failasuf », nous reconnaissons en cet hôte un aristotélicien déclaré, et sans doute capable de gagner sa vie en enseignant la doctrine aristotélicienne. Ibn Sina apprit de lui la logique et orienta son esprit vers l’enseignement aristotélicien, qui fut alors prêché comme une religion. Après cela, il étudia Euclide, l’Almajesta et les « Aphorismes des philosophes ». Son étude suivante fut la médecine, dans laquelle il fit de si grands progrès qu’il adopta la pratique de la médecine comme profession. Il essaya d’étudier la métaphysique d’Aristote, mais se trouva totalement incapable d’en comprendre le sens, jusqu’au jour où il acheta par hasard un des livres d’al-Farabi, et grâce à lui il put saisir le sens et la portée de ce qui lui avait jusque-là échappé. C’est sur cette base que nous pouvons décrire Ibn Sina comme un élève d’al-Farabi : c’est l’œuvre d’al-Farabi qui a réellement formé son esprit et l’a guidé vers l’interprétation d’Aristote ; al-Farabi fut, au sens le plus vrai du terme, le père de tous les philosophes arabes ultérieurs ; si grand qu’ait été Ibn Sina, il n’entre pas dans la tradition de la même manière qu’al-Farabi et n’exerce pas la même influence sur ses successeurs, bien qu’al-Ghazali le classe avec al-Farabi et les appelle les principaux interprètes d’Aristote. On souligne parfois le fait qu’Ibn Sina traite la philosophie comme étant tout à fait [p. 172] distincte de la révélation telle qu’elle est donnée dans le Coran ; mais en cela il n’était pas original : c’était la tendance générale de tous ceux qui sont venus après al-Farabi ; nous pouvons seulement dire qu’Ibn Sina fut le premier écrivain important qui illustre cette tendance.
Appelé à exercer ses talents médicaux à la cour de Nuh ben Mansur, gouverneur samanide du Khorasan, il bénéficia de la faveur de ce prince et étudia dans sa bibliothèque de nombreux ouvrages d’Aristote jusque-là inconnus de ses contemporains. Lorsque cette bibliothèque fut brûlée, il fut considéré comme le seul transmetteur des doctrines contenues dans ces livres. Cela représente l’opinion arabe contemporaine à son sujet : rien dans ses écrits existants ne prouve qu’il ait eu accès à des documents aristotéliciens autres que ceux généralement connus des auteurs syriaques et arabes. Lorsque les affaires de la dynastie samanide tombèrent en désordre, Ibn Sina se retira au Khwarazan, où il bénéficia, avec plusieurs autres érudits, du patronage éclairé de l’émir ma’muni. Mais cet émir vivait une existence quelque peu précaire dans le voisinage du sultan turc Mahmud de Ghazna, le fervent défenseur de l’orthodoxie et le conquérant de l’Inde. Il était évident que le sultan convoitait les territoires de l’émir et qu’il lui serait impossible de résister lorsqu’il déciderait de s’en emparer. Il les prit effectivement en 408. Entre-temps, le sultan était traité avec la plus grande déférence par l’émir et par ceux de ses voisins qui étaient autorisés à vivre dans la tolérance. Mahmud souhaitait se distinguer en tant que protecteur du savoir et « invitait » des [p. 173] érudits à sa cour. En clair, il enlevait des érudits et prenait soin qu’ils ne transgressent jamais par la suite les limites les plus strictes de l’orthodoxie. L’émir reçut entre autres une lettre invitant à sa cour les érudits qui se trouvaient au Khwarazan. L’émir lut la lettre aux cinq érudits les plus distingués qui étaient ses invités, les laissant agir comme bon leur semblait. Trois des invités furent attirés par la réputation de générosité du sultan et acceptèrent l’invitation, mais deux, Ibn Sina et Masihi, eurent peur de s’aventurer, alors ils s’échappèrent en secret et s’enfuirent. Surpris par une tempête de sable dans le désert, Masihi périt, mais Ibn Sina, après de longues pérégrinations, trouva enfin refuge à Ispahan, où le Buwayhid ‘Ala’u d-Dawla Muhammad tenait sa cour. Ses expériences montrent clairement que ce sont les chiites qui étaient les partisans de la philosophie, et que le pouvoir turc croissant de Mahmud de Ghazna et des Seldjoukides qui lui succédèrent était réactionnaire et défavorable à la recherche philosophique. C’est le pouvoir turc qui a finalement arrêté le progrès de la philosophie arabe en Orient.
Ibn Sina a écrit de nombreux ouvrages en arabe et en persan, dont un certain nombre existent encore aujourd’hui. Parmi ses productions, on trouve As-Shafa, une encyclopédie de physique, de métaphysique et de mathématiques en dix-huit volumes (éd. Forget, Leyde, 1892), un traité de logique et de philosophie, et les ouvrages médicaux sur lesquels sa renommée repose en grande partie. Les plus connus sont le Najat, abrégé de l’As-Shafa, [p. 174] et le Canon médical, dans lequel il a reproduit l’enseignement de Galien et d’Hippocrate avec des illustrations tirées des auteurs médicaux ultérieurs. Le Canon est plus méthodique dans son organisation que l’Al-Hawi de Razes, jusqu’ici le manuel de médecine populaire en arabe ; en fait, son principal défaut est une classification excessivement élaborée. Il devint l’autorité médicale principale et, après sa traduction en latin par Gérard de Crémone, servit pendant de nombreux siècles comme principal représentant de l’école arabe de médecine en Europe occidentale, conservant sa place dans les universités de Montpellier et de Louvain jusqu’en 1650 après J.-C.
Ibn Sina considère la logique comme utile plutôt de manière négative que positive : « la fin de la logique est de donner à l’homme une règle standard, en l’observant, elle le préserve de l’erreur de raisonnement » (Isharat, éd. Forget, p. 2). Son traité sur ce sujet dans Tis’ Rasa’il fi-l-Hikma wa-l-Tabi’yat (p. 79, pub. Stamboul, 1298), est divisé en neuf parties correspondant au canon arabe d’Aristote, qui comprend l’Isagoge ainsi que la Rhétorique et la Poétique. Il fait particulièrement attention à la portée logique de constructions grammaticales particulières qui en arabe diffèrent des formes utilisées en grec, comme par exemple lorsque le grec exprime la négation universelle par « tout A n’est pas B », mais que l’arabe traduit cela par « rien de A (n’est) B ». Il accorde une grande importance à la définition précise, qu’il décrit comme la base essentielle de tout raisonnement sain, et il y consacre beaucoup d’attention. La définition proprement dite doit énoncer la quiddité [p. 175] d’une chose, son genre, ses différenciations et toutes ses caractéristiques essentielles, et se distingue ainsi de la simple description, qui n’a besoin que de donner les propria et les accidents de telle manière que la chose puisse être reconnue correctement.
En traitant de l’universel et du particulier, il considère que l’universel n’existe que dans l’esprit humain : l’idée abstraite du genre se forme dans l’esprit de l’observateur lorsqu’il compare des individus et note leurs points de ressemblance, mais cette idée abstraite n’existe que comme concept mental et n’a pas de réalité objective. L’universel ne précède l’individu (genus ante res) que de la même manière que l’idée générale existait dans l’esprit du Créateur avant que l’individu ne soit formé, de même que l’idée d’un objet à fabriquer existe dans l’esprit de l’artisan avant que l’ouvrage ne soit exécuté. L’idée générale se réalise dans la matière (genus in rebus), mais seulement lorsqu’elle est accompagnée d’accidents : en dehors de ces accidents, elle n’existe que comme abstraction mentale. Une fois que l’idée générale s’est réalisée dans la matière (genus post res), il est possible à l’intellect de faire une abstraction mentale et de l’utiliser comme étalon de comparaison avec d’autres individus. Le générique n’appartient qu’au domaine de la pensée, et de telles idées abstraites n’ont pas d’existence objective, bien qu’elles puissent être utilisées comme réelles en logique.
L’âme est considérée comme un ensemble de facultés (kowa) ou de forces agissant sur le corps : toute activité de quelque sorte que ce soit, dans les corps animaux ou végétaux, aussi bien que dans les [p. 176] corps humains, procède soit de ces forces ajoutées au corps, soit du mélange d’éléments dont le corps est formé. La condition d’âme la plus simple est celle du végétal dont l’activité se limite à la nutrition, à la génération et à l’accroissement par la croissance (Najat, p. 43). L’âme animale possède les facultés végétales mais leur en ajoute d’autres, et l’âme humaine en ajoute d’autres encore à celles-ci, et l’addition faite à l’âme humaine permet de la décrire comme une âme rationnelle. Les facultés présentes dans l’âme peuvent être divisées en deux classes, les facultés de perception et les facultés d’action. Les facultés de perception sont en partie externes et en partie internes : les facultés externes existent dans le corps où réside l’âme et sont les huit sens, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, la perception du chaud et du froid, la perception du sec et de l’humide, la perception de la résistance comme le dur et le mou, et la perception du rugueux et du lisse. Au moyen de ces sens, la forme de l’objet extérieur est reproduite dans l’âme de celui qui perçoit. Il y a quatre facultés internes de perception : (i) al-musawira, « la formation », par laquelle l’âme perçoit l’objet sans l’aide des sens comme par un acte d’imagination ; (ii) al-mufakkira, « la réflexion », par laquelle l’âme perçoit un certain nombre de qualités associées ensemble, en extrait une ou plusieurs [p. 177] des autres avec lesquelles elles sont associées, ou groupe celles qui ne sont pas considérées comme liées ; c’est la faculté d’abstraction qui est utilisée pour former des idées générales ; (iii) al-wahm, ou « opinion », au moyen de laquelle on tire une conclusion générale d’un certain nombre d’idées groupées ensemble ; et (iv) al-hafiza ou az-zakira, « mémoire », qui conserve et enregistre les jugements formés. Les hommes et les animaux perçoivent les détails au moyen des sens ; l’homme atteint la connaissance des universaux au moyen de la raison. L’âme rationnelle de l’homme est consciente de ses propres facultés, non au moyen d’un sens extérieur, c’est-à-dire corporel, mais immédiatement par l’exercice de sa propre puissance de raisonnement. Celle-ci s’avère être une entité indépendante, même si elle est accidentellement liée à un corps et dépend de ce corps pour la perception sensorielle : la possibilité d’une connaissance directe sans perception sensorielle montre qu’elle ne dépend pas essentiellement du corps, et la possibilité de son existence sans le corps, qui découle logiquement de son indépendance, est la preuve de son immortalité. Chaque créature vivante perçoit qu’elle n’a qu’un seul ego ou âme en elle-même, et cette âme, dit Ibn Sina, n’existait pas avant le corps mais a été créée, c’est-à-dire, a procédé par émanation de l’Intellect Agent au moment où le corps a été généré. (Najat, p. 51).
Sous le titre de physique, Ibn Sina considère les forces observées dans la nature, comprenant toutes celles qui sont dans l’âme, sauf celle qui est particulière à l’âme rationnelle de l’homme. Ces forces sont de trois sortes : les unes, comme le poids, sont une partie essentielle du corps dans lequel elles se produisent [p. 178] ; d’autres sont extérieures au corps sur lequel elles agissent et sont telles qu’elles provoquent le mouvement ou le repos ; et d’autres encore sont telles que les facultés possédées par les âmes irrationnelles des sphères, qui produisent directement le mouvement sans impulsion extérieure. Aucune force n’est infinie ; elle peut être augmentée ou diminuée, et produit toujours un résultat fini.
Le temps est considéré comme dépendant essentiellement du mouvement ; bien qu’il ne soit pas lui-même une forme de mouvement, en ce qui concerne l’idée du temps, il est mesuré et rendu connu par les mouvements des corps célestes. Selon al-Kindi, le lieu est défini comme « la limite du contenant qui touche le contenu ». Le vide n’est « qu’un nom », en fait, il est impossible, car tout espace peut être augmenté, diminué ou divisé en parties, et doit donc contenir quelque chose capable d’augmenter, etc.
Dieu seul est « l’être nécessaire », et par conséquent la réalité suprême. L’espace, le temps, etc., appartiennent à « l’être actuel », et toute nécessité qu’ils possèdent vient de Dieu. Les objets étudiés dans la science physique ne sont que des « êtres possibles », qui peuvent ou non devenir des « êtres actuels ». Dieu seul existe nécessairement de toute éternité : il est la vérité dans le sens que lui seul est absolument vrai, toute autre réalité ne l’est que dans la mesure où elle dérive de Dieu. De Dieu vient par émanation le « ’aql » ou « intellect agent », et de là procède l’intellect ou la raison qui différencie l’âme rationnelle de l’homme de l’âme des autres créatures. Cet intellect est donné à chaque homme, et en temps voulu [p. 179] il retourne à « l’intellect agent » qui était sa source. L’activité possible de l’âme, indépendamment du corps auquel elle est associée, prouve son immortalité, mais cette immortalité n’implique pas une existence séparée, mais plutôt une réabsorption dans la source. Du ‘aql procède aussi l’univers, mais non pas comme la raison de l’homme par émanation directe, mais par l’intermédiaire d’émanations successives.
Ibn Sina fut le dernier des grands philosophes de l’Orient. Deux causes contribuèrent à faire disparaître la philosophie proprement dite dans l’Islam asiatique. En premier lieu, elle s’était étroitement identifiée aux hérésies chiites, et était donc en mauvaise réputation aux yeux des orthodoxes ; tandis que les sectes chiites elles-mêmes, toutes de la catégorie la plus extrême (ghulat), qui s’étaient consacrées le plus aux études philosophiques, avaient également adopté un certain nombre de théories religieuses préislamiques, telles que la transmigration des âmes, etc., qui étaient préjudiciables à la recherche scientifique. Le néoplatonisme s’était montré à une époque antérieure enclin à des tendances similaires. En conséquence, les chiites tendaient vers des théories mystiques et souvent fantastiques, qui décourageaient l’étude des doctrines aristotéliciennes. La seconde cause réside dans la montée en puissance des éléments turcs dominants, Mahmoud de Ghazna, puis des Turcs saldjoukides, d’une orthodoxie intransigeante, qui abhorraient tout ce qui était chiite ou tendait vers le rationalisme, et qui laissèrent néanmoins des traces durables dans l’islam asiatique dans deux directions : dans la scolastique orthodoxe et dans le mysticisme.
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Nous avons déjà noté que Muslim b. Muhammad Abu l-Qasim al-Majriti al-Andalusi (mort en 395-6), comme son nom l’indique, originaire de Madrid, apporta en Espagne les enseignements des Frères de la Pureté, et suscita ainsi par là-même un intérêt pour la philosophie qui avait été étudiée en Orient. Pendant un certain temps, aucun résultat important n’apparut, puis suivit une série d’écrivains et de professeurs philosophiques brillants, tirant leur inspiration en partie des Frères, en partie des étudiants juifs.