[p. 181]
Le soufisme ou mysticisme islamique, qui prend de l’importance au cours du IIIe siècle de l’hégire, est en partie le produit d’influences hellénistiques et a exercé une influence considérable sur les philosophes de l’époque d’Ibn Sina et après. Le nom de soufi vient de suf, « laine », et signifie donc « vêtu de laine », désignant ainsi une personne qui, par choix, portait des vêtements des plus simples et évitait toute forme de luxe ou d’ostentation. Le fait que le persan emploie comme équivalent le terme pashmina-push, qui signifie également « vêtu de laine », prouve que c’est bien là le sens véritable. Par une erreur courante, les auteurs arabes sur le soufisme considèrent souvent ce mot comme dérivé de safa, « pureté », et le rapprochent ainsi de « puritain » ; et, à tort encore, certains auteurs occidentaux ont supposé qu’il s’agissait d’une translittération du grec σοφός. L’accent est mis sur l’évitement ascétique du luxe et l’adoption volontaire de la simplicité dans les vêtements de ceux à qui ce terme est appliqué. Si nous considérons cela comme une forme d’ascétisme, on objectera [p. 182] immédiatement que l’ascétisme n’a pas sa place dans l’enseignement du Coran et qu’il est étranger au caractère de l’islam primitif. Dans un sens, cela est vrai, et dans un autre, c’est faux selon le sens que nous attachons au terme « ascétisme ». Tel qu’il est utilisé dans l’histoire du monachisme chrétien, ou des dévots de plusieurs religions indiennes, ou même de ces derniers soufis, il implique un évitement délibéré des plaisirs et des indulgences normaux de la vie humaine, et en particulier du mariage, comme des choses qui enchevêtrent l’âme et empêchent son progrès spirituel. En ce sens, l’ascétisme est étranger à l’esprit de l’islam et n’apparaît parmi les musulmans que comme une pratique exotique. Mais ce terme peut être utilisé, peut-être pas très précisément, pour désigner la sobriété et la simplicité puritaines qui évitent tout luxe et tout faste et s’efforcent délibérément de conserver un mode de vie primitif, simple et abnégatif. Dans ce dernier sens, l’ascétisme ou le puritanisme étaient une marque distinctive du « vieux croyant » par opposition à l’Arabe sécularisé de type omeyyade, et cette attitude a toujours eu ses admirateurs. Les historiens font constamment référence avec éloge à la vie sobre des premiers califes et des « compagnons » du Prophète, et décrivent comment ils s’abstinrent non pas par pauvreté mais pour se [p. 183] mettre sur un pied d’égalité avec leurs sujets et pour préserver le mode de vie traditionnel du Prophète et de ses premiers disciples, et très souvent dans les traditions reconnues nous trouvons mention du mode de vie simple et dépouillé des premiers musulmans. Cette simplicité apparaît très tôt comme la marque distinctive du musulman strict et souligne la différence entre lui et les disciples mondains des Omeyyades. Des exemples semblables se retrouvent parmi les musulmans dévots d’aujourd’hui. Ceux-ci n’étaient pas des soufis, mais on peut les considérer comme les précurseurs des soufis. L’historien al-Fakhri, décrivant la vie abstinente des premiers califes, dit qu’ils s’efforçaient par cette retenue de se sevrer des convoitises de la chair. C’est une lecture d’une idée plus tardive dans une pratique beaucoup plus ancienne, qui était à l’origine conçue simplement comme une adhésion plus précise au Prophète, qui était incapable de jouir d’aucun luxe ou d’aucune splendeur ; mais cela montre que les générations ultérieures étaient enclines à attribuer un motif plus nettement ascétique à la vie affectée de simplicité des premiers musulmans, et il ne fait aucun doute que le puritanisme primitif, mal compris par les siècles ultérieurs, a contribué à répandre l’ascétisme.
Al-Qushayri (cité par Browne : Lit. Hist. of Persia, i. pp. 297-8), après avoir fait référence aux « Compagnons » et aux « Disciples » du premier âge de l’Islam, mentionne ensuite les « ascètes » ou « dévots » comme les élus d’une époque ultérieure, ceux qui étaient les plus profondément concernés par les questions de religion, et enfin les soufis comme ces élus d’une époque encore plus tardive, « dont les âmes étaient fixées sur Dieu et qui préservaient leurs cœurs des désastres de l’insouciance ». Historiquement, c’est une erreur, car les saints du premier Islam étaient inspirés par un esprit de stricte adhésion à la vie traditionnelle de leurs ancêtres [p. 184] du désert et rejetaient le luxe comme une « innovation », un esprit très semblable à celui observé chez les anciens prophètes hébreux ; Les soufis, eux, n’étaient pas des adeptes de la tradition, mais ils évitaient les plaisirs corporels, qu’ils considéraient comme un enchevêtrement de la chair qui entravait le progrès de l’esprit. Ils n’étaient donc en aucun cas les successeurs des « Compagnons », mais étaient influencés par des idées nouvelles, inconnues de l’islam primitif. Pourtant, en apparence, les résultats étaient très semblables, ce qui a amené les deux à être liés et a contribué à la coutume ultérieure de lier les premiers puritains aux ascètes d’une époque ultérieure. Dans sa forme la plus ancienne, l’islam faisait également un puissant appel à la peur, un appel fondé non pas sur la sévérité divine, mais sur la justice divine et sur la conscience de l’homme de sa propre nature pécheresse et de son indignité, et sur le passage fugace de la vie vécue dans ce monde présent. Il y avait une concentration intense sur le Jour du Jugement et sur les périls du pécheur, un enseignement que même le lecteur le plus occasionnel perçoit dans le Coran : mais tout cela ne convenait pas tout à fait à l’Arabe, bien qu’il ait certainement tendance à adopter un ton de tristesse en poésie. Le résultat inévitable de cet enseignement fut l’ascétisme au sens puritain, ou peut-être devrions-nous dire, un ton de sévérité en religion.
D’après Jami, l’une des plus grandes autorités persanes en matière de soufisme, le terme « soufi » fut d’abord appliqué à Abu Hashim (mort en 162), un Arabe de Kufa qui passa la plus grande partie de sa vie en Syrie. Il est représentatif des premiers dévots musulmans qui suivaient la simplicité de la vie du Prophète et étaient [p. 185] profondément influencés par l’enseignement coranique sur le péché, le jugement et le bref passage de la vie terrestre. Des dévots similaires, revendiqués comme soufis par des auteurs soufis ultérieurs, mais plus précisément des dévots qui étaient leurs précurseurs, apparaissent au cours du IIe siècle, comme Ibrahim b. Adham (mort en 162), Da’ud de Tayy (mort en 165), Fadayl de ‘Iyad (mort en 188), Ma’ruf de Karkh (mort en 200), et d’autres, hommes et femmes. Parmi ces textes, on trouve les prémices d’une théologie ascétique dans les dictons et les récits traditionnels de leur vie et de leur conduite, une hagiologie qui met l’accent sur leurs pénitences et leur mortification. Parmi ces textes, le plus important est l’enseignement enregistré de Ma’ruf de Karkh, d’où nous pouvons citer la définition du soufisme comme « l’appréhension des réalités divines », qui, dans un sens légèrement modifié peut-être, devient la note clé du soufisme ultérieur.
Pouvons-nous retracer l’origine de ces premiers reclus ? Von Kremer (Herrsch, p. 67) considère ce type comme une croissance arabe indigène développée à partir d’influences chrétiennes préislamiques. Le monachisme chrétien que nous connaissons était familier aux Arabes dans le pays bordant le désert syrien et dans le désert du Sinaï : nous en avons des preuves à la fois chez des écrivains chrétiens comme Nilus et chez les poètes préislamiques, comme dans les mots d’Imru l-Qays :
Ami, regarde l’éclair, il a brillé et est parti,
comme l’éclat de deux mains sur un pilier couronné :
Est-ce que sa flamme a jailli ? ou était-ce la lampe d’un
moine qui a versé de l’huile sur la mèche torsadée ?
[p. 186]
La vie d’ermite était connue jusqu’en Arabie et la tradition rapporte que Mahomet reçut son premier appel alors qu’il s’était retiré dans la grotte de Hira et y vivait en reclus, revenant périodiquement chez lui et emportant de la nourriture avec lui dans la grotte (cf. Bukhari : Sahih, i.). Il semble en effet probable que les premiers reclus de l’Islam aient été inspirés par l’exemple du monachisme chrétien, soit directement, soit par l’intermédiaire de la retraite traditionnelle de Mahomet. Mais ces reclus n’étaient pas nombreux et il faut reconnaître qu’ils négligent le commandement coranique du mariage (Coran 24, 32).
Ainsi, l’ascétisme primitif se caractérise par un quiétisme pieux, une abstinence puritaine de l’étalage de richesses et de l’auto-indulgence, une stricte simplicité de vie plutôt qu’une pauvreté et une mortification volontaires, une retraite occasionnelle du monde et seulement dans de rares cas l’adoption permanente de la vie d’ermite. Un exemple de ce type se trouve chez Abu l-'Abbas as-Sabti (mort en 184), fils du calife Harunu r-Rashid, qui renonça au rang et à la fortune pour une vie de méditation et de retraite.
Dans la dernière partie du IIIe siècle, on commence à trouver des traces d’un « nouveau soufisme », inspiré par des idéaux religieux autres que ceux qui avaient dominé l’islam primitif, et qui développa à partir de ces idéaux une théologie qui lui est propre, qui ne fut pas admise comme orthodoxe pendant longtemps. L’ascétisme [p. 187] existe encore, mais alors que, d’un côté, il commence à prendre un caractère plus défini dans la recherche délibérée de la pauvreté et de la mortification, il est, d’un autre côté, relégué à une place subalterne en tant que simple étape préparatoire de la vie soufie, qui est techniquement décrite comme un « voyage ». La pauvreté, qui était considérée par les premiers musulmans comme une simple reproduction de la vie modeste du Prophète et de ses compagnons et comme une protestation permanente contre la sécularisation des Omeyyades, prit alors une plus grande importance en tant qu’exercice de dévotion, un changement qui apparaît clairement chez Da’ud at-Ta’i (mort en 165), qui limitait ses possessions à une natte de jonc, une brique qu’il utilisait comme oreiller et une bouteille d’eau en cuir. Dans le soufisme ultérieur, la pauvreté occupe une place de premier plan : les termes faqir, « homme pauvre », et darwish, « mendiant », deviennent synonymes de « soufi ». Mais dans l’enseignement soufi, la pauvreté religieuse ne signifie pas seulement l’absence de possessions : elle implique l’absence de tout intérêt pour les choses terrestres, l’abandon de toute participation aux possessions terrestres et le désir de Dieu comme seul but du désir. Ainsi la mortification est l’assujettissement de la partie mauvaise de l’âme animale, le nafs qui est le siège de la convoitise et des passions, et donc le sevrage de l’âme des intérêts matériels, une « mort à soi et au monde » comme début d’une vie pour Dieu.
Quelle fut la source de la théologie développée dans le soufisme plus récent ? Il ne fait aucun doute qu’elle était néoplatonicienne, comme l’ont prouvé le Dr Nicholson (Selected [p. 188] Poems from the Diwan of Shams-i-Tabriz, Cambridge, 1898, et The Mystics of Islam, Londres, 1914) et le professeur Browne (Literary Hist. of Persia, Londres, 1902, chap. xiii). Elle fait partie de l’influence qui s’est exercée sur l’islam lors de l’introduction de la philosophie grecque sous les Abbassides. Mais comme dans la philosophie et dans d’autres transmissions culturelles, l’influence grecque directe a été précédée par une influence indirecte exercée par le syriaque et le persan, il en fut de même dans la théologie néoplatonicienne, car des influences néoplatoniciennes s’étaient déjà exercées sur les Syriens et les Perses à l’époque préislamique. Au premier rang des influences directes ultérieures, il faut placer la soi-disant Théologie d’Aristote, que l’on peut sans exagération qualifier de manuel de néoplatonisme le plus important et le plus largement diffusé qui ait jamais paru. C’est, comme nous l’avons déjà dit, une traduction abrégée des trois derniers livres des Ennéades de Plotin. Or, la mystique de Plotin est philosophique et non religieuse, mais elle se prête très facilement à une interprétation théologique, de même que le néoplatonisme dans son ensemble devint très facilement un système théologique entre les mains de Jamblique, des païens de Harran et d’autres ; et les soufis étaient enclins à faire cette application, tandis [p. 189] que les falasifa se limitaient à son côté philosophique. Il semble probable que l’influence du pseudo-Denys s’est exercée sur l’Islam à peu près à la même époque. Les écrits pseudo-dionysiaques se composent de quatre traités, dont deux, un traité « Sur la théologie mystique » en cinq chapitres, et un traité « Sur les noms de Dieu » en treize chapitres, ont été la principale source de la théologie mystique chrétienne. La première référence à ces écrits se trouve en 532 après J.-C., lorsqu’on prétendit qu’ils étaient l’œuvre de Denys, l’Aréopagite, élève de saint Paul, ou du moins qu’ils représentaient son enseignement. À plusieurs endroits, l’auteur cite Hiérothée comme son maître, ce qui nous permet d’identifier la source comme un moine syrien nommé Étienne Bar Soudaili, qui écrivait sous le nom de Hiérothée (cf. Asseman, Bibl. Orient. ii. 290-291). Ce Bar Sudaili était abbé d’un couvent d’Édesse et fut impliqué dans une controverse avec Jacques de Sarugh, de sorte que nous pouvons situer les écrits à la fin du Ve siècle après J.-C. Ils furent traduits en [syriaque](./Errata n° e28) très peu de temps après leur première parution en grec et, comme ils sont familiers aux chrétiens syriaques, ils ont dû être indirectement connus des musulmans. Nous n’avons aucune preuve directe de leur traduction en arabe, mais Mai donne des fragments d’autres œuvres de Bar Sudaili qui apparaissent dans des manuscrits arabes dans son Spicilegium Romanum (iii. 707). La vision traditionnelle des relations entre le soufisme et la philosophie est décrite dans l’anecdote citée par le professeur Browne (Lit. Hist. of Persia, ii. 261, d’Akhlag-i-Jalali) du soufi Abu Sa’id b. Abi l-Khayr (mort en 441 A.H. = 1049 A.D.), qui aurait rencontré et conversé avec Ibn Sina ; quand ils se séparèrent, Abu Sa’id dit d’Ibn Sina, « Ce que je vois, il le sait », tandis qu’Ibn Sina disait, « Ce que je sais, il le voit ».
[p. 190]
Mais d’autres influences secondaires ont joué en Irak et en Perse, et elles deviennent importantes quand on se rappelle que c’étaient les populations de ces régions qui avaient, dans une large mesure, remplacé les Arabes comme chefs de l’islam pendant la période abbasside. En ce qui concerne les soufis, nous ne pouvons probablement attribuer aucune influence à la religion zoroastrienne proprement dite, qui avait un caractère national et non ascétique ; mais les religions manichéenne et masdékite, les deux « églises libres » de Perse, présentent un ton nettement ascétique, et quand nous constatons, comme c’est le cas, que beaucoup des premiers soufis étaient des convertis du zoroastrisme, ou les fils de tels convertis, nous sommes enclins à soupçonner que, bien que professant cette religion reconnue, ils étaient selon toute probabilité en réalité des Zindiqs, c’est-à-dire des hérétiques secrets et des initiés de la secte manichéenne ou masdékite faisant profession extérieure de culte plus reconnu, comme c’était la pratique courante de ces Zindiqs. Il faut aussi noter les influences gnostiques transmises par les Saniya de la région marécageuse entre Wasit et Bassora, les Mandéens, comme on les appelle pour les distinguer des Sabéens de Harran. Le soufi Ma’ruf de Karkh était lui-même le fils de parents sabéens. Et là encore, nous ne devons pas négliger la probabilité d’influences bouddhistes, car la propagande [p. 191] bouddhiste avait été active à l’époque préislamique en Perse orientale et en Transoxiane. Des monastères bouddhistes existaient à Balkh, et il est intéressant de noter que l’ascète Ibrahim b. Adham (mort en 162 – cf. supra) est traditionnellement décrit comme un prince de Balkh qui quitta son trône pour devenir darwich. Un examen plus approfondi, cependant, ne semble pas que l’influence bouddhiste ait pu être très forte, car il existe des différences essentielles entre les théories soufies et bouddhistes. Une ressemblance superficielle existe entre le nirvana bouddhiste et le fana ou réabsorption de l’âme dans l’esprit divin du soufisme. Mais la doctrine bouddhiste représente l’âme comme perdant son individualité dans la placidité sans passion de la quiétude absolue, tandis que la doctrine soufie, bien qu’enseignant aussi une perte d’individualité, considère la vie éternelle comme consistant dans la contemplation extatique de la Beauté Divine. Il existe un parallèle indien au fana, mais il ne se trouve pas dans le bouddhisme, mais dans le panthéisme védantique.
On admet généralement que le premier représentant de la doctrine soufie fut l’Egyptien ou Nubien Dhu n-Nun (mort en 245-246), élève du juriste Malik ben 'Anas, qui vécut à une époque où l’influence hellénistique se répandit dans le monde islamique. Il était en effet presque contemporain d’Abdullah, le fils de Maymum, dont nous avons déjà parlé. L’enseignement de Dhu n-Nun fut consigné et systématisé par al-Junayd de Bagdad (mort en 297), et il contient la doctrine essentielle du soufisme, comme de tout mysticisme, dans l’enseignement du tawhid, l’union finale de l’âme avec Dieu, doctrine qui s’exprime d’une manière qui ressemble beaucoup à l’enseignement [p. 192] néoplatonicien, sauf que dans le soufisme le moyen par lequel cette union doit être atteinte n’est pas l’exercice de la faculté intuitive de la raison mais la piété et la dévotion. Cependant, les deux se rapprochent beaucoup lorsque nous découvrons dans les enseignements des philosophes ultérieurs que l’exercice le plus élevé de la raison consiste dans l’appréhension intuitive des vérités éternelles plutôt que dans toute autre activité de l’intellect. D’après Jami, Al-Junayd était persan, et c’est principalement entre les mains des Perses que les doctrines du soufisme se développent et s’orientent vers le panthéisme. L’agnosticisme et le panthéisme sont tous deux présents pratiquement dans le néoplatonisme ultérieur ; l’agnosticisme concernant la Cause Première inconnaissable, le Dieu de l’Intellect Agent est une émanation, doctrine qui se développe dans l’enseignement des philosophes et des Ismaéliens et des sectes apparentées ; mais l’enseignement soufi concentre son attention sur le Dieu connaissable, que le philosophe décrirait comme l’Intellect Agent ou Logos, et cela se développe plus généralement dans une direction panthéiste. Les doctrines ainsi développées et exprimées par al-Junayd furent hardiment prêchées par son élève, ash-Shibli de Kurasan (mort en 335).
Al-Husayn b. Mansur al-Hallaj (mort en 309) était un condisciple d’ash-Shibli et montre que le soufisme était allié à des éléments extrêmement peu orthodoxes. Il était d’origine zoroastrienne et en contact étroit avec les Qarmates et semble avoir soutenu les doctrines généralement associées aux ghulat ou chiites extrêmes, telles que la transmigration, l’incarnation, etc. [p. 193] Il fut mis à mort comme hérétique pour avoir déclaré « Je suis la vérité », s’identifiant ainsi à Dieu. Les récits qui nous sont donnés à son sujet montrent de grandes divergences d’opinions : pour la plupart, les premiers historiens, abordant le sujet d’un point de vue orthodoxe, le représentent comme un magicien rusé qui, par de prétendus miracles, gagnait un certain nombre d’adhérents, mais les auteurs soufis ultérieurs le considèrent comme un saint et un martyr qui a souffert pour avoir révélé le grand secret de l’union entre l’âme et Dieu. La doctrine du hulul, ou de l’incarnation de Dieu dans le corps humain, était l’un des principes cardinaux du ghulat. Selon al-Hallaj, l’homme est essentiellement divin parce qu’il a été créé par Dieu à sa propre image, et c’est pourquoi, dans le Coran 2, 32, Dieu ordonne aux anges d’adorer Adam. Dans le hulul, qui est considéré comme un tawhid ayant lieu dans cette vie présente, la divinité de Dieu entre dans l’âme humaine de la même manière que l’âme à la naissance entre dans le corps. Cet enseignement est une fusion des anciennes croyances persanes préislamiques concernant l’incarnation et des théories philosophiques du néoplatonisme, de l’Intellect ou âme rationnelle ou esprit, comme l’appellent plus communément les auteurs anglais, la partie ajoutée à l’âme animale comme émanation de l’Intellect Agent, auquel [p. 194] elle reviendra finalement et avec laquelle elle s’unira (cf. Massignon : Kitab al-Tawasin, Paris, 1913). C’est une illustration extrêmement intéressante de la fusion des éléments orientaux et hellénistiques dans le soufisme, et montre que les doctrines théoriques du soufisme, quelles qu’elles aient pu emprunter à la Perse et à l’Inde, reçoivent leurs hypothèses interprétatives du néoplatonisme. C’est intéressant aussi parce qu’il montre en la personne d’al-Hallaj un point de rencontre entre le soufi et le philosophe de l’école ismaélienne.
L’enseignement d’Abu Yazid ou Bayazid de Bistam (mort en 260), qui était également d’origine zoroastrienne, était très similaire. L’élément panthéiste est très clairement défini : « Dieu », disait-il, « est un océan insondable » ; lui-même était le trône de Dieu, la Tablette préservée, la Plume, la Parole – toutes des images tirées du Coran – Abraham, Moïse, Jésus et Gabriel, car tous ceux qui obtiennent l’être véritable sont absorbés en Dieu et deviennent un avec Dieu.
Les vues panthéistes et la doctrine du hulul sont fréquentes dans l’enseignement soufi, mais elles ne sont en aucun cas universelles. En fait, nous ne pouvons pas faire une déclaration précise de la doctrine soufie dans le détail, mais seulement des principes et des tendances générales. Les soufis ne forment pas une secte, mais sont simplement des adeptes de tendances mystiques répandues dans toutes les branches de la communauté musulmane. Au IIIe siècle, ils sont surtout importants parmi les chiites, et les vues chiites semblent donc être incorporées au soufisme, mais elles n’en font pas partie intégrante. Des conditions exactement similaires se produisent dans le christianisme, où le mysticisme a fleuri dans les sectes protestantes les plus extrémistes ainsi que dans les ordres contemplatifs de l’Église catholique, et, malgré [p. 195] les différences théologiques, a une quantité considérable de matériaux communs. Il faut seulement noter qu’il n’existe aucune base de mysticisme à moins que de telles relations entre l’âme humaine et Dieu ne soient présupposées, comme le suggère le néoplatonisme. La mystique chrétienne, au sens propre, ne commence en Occident qu’avec la traduction en latin des œuvres du Pseudo-Denys au IXe siècle après J.-C., et la mystique musulmane date de la traduction de la Théologie d’Aristote. D’autre part, il faut aussi remarquer que la mystique exerce une forte influence modificatrice sur la théologie en général. La tendance de la mystique est vers un type latitudinaire : elle s’oppose par conséquent, consciemment ou inconsciemment, à l’enseignement dogmatique défini et donc à la théologie et à la philosophie spéculatives.
A première vue, le mysticisme musulman semble organisé comme une secte. On fait souvent référence aux différents « grades » des soufis. Mais il ne s’agit pas de grades officiels comme ceux des ismaéliens et autres groupes similaires, mais de stades successifs sur le chemin de la sainteté personnelle : ce n’est rien de plus qu’une terminologie fantaisiste, peut-être empruntée à certaines sectes, car il semble que le soufisme ait fleuri le plus tôt et le plus librement dans certains des groupes chiites les plus extrémistes. Il était et est très courant que le débutant sur le chemin de la sainteté se place sous la direction d’un guide spirituel expérimenté, qui lui sert de maître et qui est connu sous le nom de cheikh, de murshid ou de pir. Dans de nombreux cas, cet apprentissage implique une obéissance [p. 196] absolue et aveugle au maître, car le renoncement aux désirs et aux inclinations personnelles et à tout ce qui peut être décrit comme une volonté personnelle est l’une des formes d’abnégation exigées de ceux qui cherchent à se détacher des intérêts terrestres. Du groupement de fidèles autour d’un maître éminent est née la fondation de confréries darwiches, parfois sous forme de confréries de laïcs qui poursuivent leurs occupations profanes et se réunissent de temps à autre pour des exercices et des instructions religieuses, et parfois sous forme de communautés permanentes vivant dans une stricte obéissance sous la direction d’un cheikh. Des traces de telles institutions monastiques apparaissent à Damas vers 150 après l’Hégire, et au Khorasan une cinquantaine d’années plus tard. Aucun des ordres existants de l’Islam ne semble cependant être aussi ancien. Nous entendons parler d’un cheikh Alwan (vers 149), dont le sanctuaire se trouve à Djedda, et qui est le fondateur présumé de la communauté Alwaniya, un organisme qui n’existe plus aujourd’hui que comme une subdivision de l’ordre rifa’ite. Il existe également des ordres connus sous les noms d’Adhamiya, Bastamiya et Saqatiya, qui font remonter leur origine à Ibrahim b. Adham (cf. ci-dessus), à Bayazid Bastami et à Sari as-Saqati respectivement, mais dont l’origine réelle est incertaine.
Au VIe siècle, nous sommes sur un terrain plus sûr. Il n’y a aucune raison de mettre en doute la prétention de l’ordre rifa’ite de faire remonter sa fondation à Abu l-‘Abbas Ahmad b. ‘Ali l-Hasan ‘Ali ibn Abi l-‘Abbas Ahmad Rifa’i (mort en 578), originaire du village d’Umm Abida, près de la confluence du Tigre et de l’Euphrate. De son vivant, il rassembla un grand nombre de disciples qu’il incorpora dans un ordre en 576, les membres vivant en communauté sous un cheikh, à qui ils devaient une obéissance aveugle, mais ayant aussi, comme [p. 197] d’autres ordres, un certain nombre d’adhérents laïcs. Mourant sans descendance, la direction de son ordre passa à la famille de son frère. Elle existe aujourd’hui en deux branches principales : i. les Alwaniya, déjà mentionnées, et ii. les Gibawi, qui sont surtout connus pour leur association avec la cérémonie de la dawsa, au cours de laquelle le cheikh avait l’habitude de chevaucher sur les corps prosternés de ses disciples. De tous les ordres qui fleurissent actuellement en Egypte, c’est celui qui est le plus enclin aux pratiques fanatiques lors de ses zikr ou réunions de prières, les membres se coupant, s’enfonçant des brochettes et des couteaux tranchants dans le corps, avalant des serpents, etc., et permettant au nom de Dieu, souvent répété, de devenir finalement un gémissement à moitié articulé. Ils se distinguent généralement par des turbans noirs. Les Qadariya revendiquent ‘Abdu l-Qadir Jilani (mort en 561) comme leur fondateur. Dans leur zikr, il n’y a pas de cracheur de feu, d’avaleur de serpents ou d’automutilation comme les Rifa’ites, mais seul le nom de Dieu est répété, toujours clairement énoncé et suivi d’une pause. Les Badawiya furent fondées par Abu l-Fita Ahmad (mort en 675), dont le sanctuaire se trouve à Tanta, en Basse-Égypte. Le zikr est d’un genre sobre, le nom divin étant répété à voix haute sans couper, cracheur de feu, etc. Les Mawlawiya ou darwishes danseurs furent fondées par le poète mystique persan Jalalu d-Din Rumi, l’auteur du poème connu sous le nom de Masnawi. Les Suhrwardiya font remonter leur origine à Shihabu d-Din, un soufi panthéiste de Bagdad, qui fut mis à mort par Saladin en 587.
Dans chacun de ces ordres, un cours d’instruction spécial a pris une forme plus ou moins conventionnelle, [p. 198] et certains grands maîtres ont écrit des ouvrages qui ont servi de manuels et ont ainsi imprimé leurs vues au soufisme en général. Pourtant, le fait demeure que l’enseignement soufi est essentiellement éclectique et ne peut être formulé qu’en principes et tendances généraux. Parmi ceux-ci, les suivants semblent être d’application la plus générale :
(i) Dieu seul existe ; Dieu est la seule réalité, tout le reste est illusoire. C’est ainsi que les soufis traduisent la doctrine de l’unité de Dieu. Au sens strict, « Dieu » signifie ici l’intellect agent, c’est-à-dire la révélation de Dieu qui en lui-même est inconnaissable, mais les soufis ne font pas cette distinction philosophique claire, ou alors ils considèrent délibérément la révélation de Dieu comme étant Dieu. Mais il y a dans l’homme une âme rationnelle, qui est à Dieu ce qu’une image en miroir est à l’objet qu’elle reflète, et qui est capable d’approcher la réalité divine. Comme tout ce qui n’est pas Dieu n’est qu’illusoire, il est évident qu’une connaissance de Dieu, la Réalité, ne peut être atteinte par l’intermédiaire des choses créées, et ainsi les soufis ont été amenés, comme les néoplatoniciens, à attacher plus de valeur à l’intuition immédiate de l’âme rationnelle qu’à l’utilisation d’arguments, et donc à placer la révélation directe au-dessus de ce qu’on appelle ordinairement la raison. C’est une ligne de développement commune à toutes les formes de mysticisme, et elle se traduit par une préférence pour l’extase ou une expérience spirituelle similaire au détriment du récit de la révélation passée telle qu’elle est donnée dans le Coran. La doctrine de l’extase (hal ou maqama) fut formulée pour la première fois par Dhu-n-Nun, [p. 199] et implique fana ou « disparition », c’est-à-dire l’insensibilité aux choses de ce monde, et finalement baqa ou « persistance » en Dieu. Habituellement, cette expérience s’accompagne d’une perte de sensation, bien que ce ne soit pas toujours le cas, et il existe de nombreuses légendes de saints soufis qui les représentent comme totalement inconscients de la violence des blessures ; et cela ne se limite pas à la légende, car la plupart des souffrances extraordinaires sont endurées, apparemment avec une placidité parfaite, par les darwishes de nos jours, peut-être en accord avec des lois psychologiques qui sont imparfaitement comprises, et c’est l’idée sous-jacente des exercices subis par les darwishes Rifa’i et d’autres. L’exercice connu sous le nom de zikr (dhikr) ou « souvenir », conformément au commandement du Coran 33, 41, « souviens-toi souvent de Dieu », est une tentative de progresser vers l’état extatique. C’est peut-être sous l’influence du Soufi que nous voyons la philosophie encline à préférer la connaissance obtenue par l’intuition immédiate ; c’est certainement sous cette influence que l’extase est considérée comme un moyen d’obtenir une telle appréhension directe de la vérité chez les philosophes ultérieurs.
(ii) La doctrine soufie de Dieu comme seule réalité a une influence directe non seulement sur la création mais aussi sur le problème du bien et du mal. De même qu’une chose ne peut être connue que par son contraire, la lumière par l’obscurité, la santé par la maladie, l’être par le non-être, de même Dieu ne peut être révélé à l’homme que comme réalité contrastée avec la non-réalité, [p. 200] et le mélange de ces deux opposés produit le monde des phénomènes dans lequel la lumière est révélée par un fond d’obscurité, laquelle obscurité n’est elle-même que l’absence de lumière ; ou bien, de même que l’être procède par émanations successives de la Cause Première, et devient plus faible ou moins réel à chaque émanation à mesure qu’il s’éloigne de la grande Réalité, il devient incidemment plus perceptible à mesure qu’il devient moins réel. Ainsi le mal, qui n’est que la négation de la beauté morale de la Réalité, apparaît dans la dernière émanation comme l’arrière-plan irréel qui est le résultat inévitable d’une projection de l’émanation de la Cause Première, qui est entièrement bonne, dans un monde de phénomènes. Le mal n’est donc pas réel, il n’est que le résultat, le résultat inévitable, du mélange de la réalité et de l’irréalité, comme le suggère la doctrine selon laquelle tout ce qui n’est pas Dieu est irréel.
(iii.) Le but de l’âme est l’union avec Dieu. Cette doctrine du tawhid, comme nous l’avons vu, a été exprimée très tôt dans la théologie mystique musulmane. Le Dr Nicholson est d’avis que « la conception soufie de la disparition (fana) du moi individuel dans l’être universel est certainement d’origine indienne. Son premier grand représentant fut le mystique persan Bāyazīd de Bistām, qui l’a peut-être reçue de son maître, Abū ‘Alī de Sind (Scinde) » (Nicholson : Mystics of Islam, p. 17). Mais ce n’est là qu’une façon particulière de présenter une doctrine qui a une portée beaucoup plus large et qui est présente dans tous les enseignements mystiques, y compris celui des néoplatoniciens. [p. 201] Dans le sens le plus élevé, c’est la base de l’éthique soufie, car le summum bonum est défini comme l’union de l’âme individuelle avec Dieu, et tout ce qui y contribue est bon, tout ce qui la retarde est mauvais, et cela est vrai du christianisme et de toutes les autres formes de mysticisme également. Nous ne pouvons pas dire avec certitude que la doctrine de l’état unitif est empruntée au néoplatonisme, au bouddhisme ou au gnosticisme ; c’est la propriété commune de tous et c’est la conclusion naturelle des prémisses mystiques quant à la nature de Dieu et de l’âme humaine. Il se peut bien que certaines présentations de cette doctrine présentent des détails indiens, mais dans ce domaine comme dans toutes les autres parties de la spéculation soufie, il semble que la théorie constructive employée pour former un système théologique était néoplatonicienne : même dans le mysticisme, l’esprit grec a exercé son influence en analysant et en construisant des hypothèses.
Dès son plus jeune âge, le désir de l’âme de s’unir à sa source divine commença à prendre des formes empruntées à l’expression de l’amour humain. Nous pouvons peut-être dire, avec une certaine hésitation, que c’est là un mode de manifestation typiquement oriental, bien que ce ne soit qu’un moyen d’exprimer un désir qui est caractéristique du mauvais mysticisme. Nous le retrouvons plus tard, mais de façon beaucoup plus restreinte, dans le mysticisme chrétien, et il n’est pas facile de voir la ligne de contact réelle, s’il y en a une. Peut-être devons-nous nous contenter de le considérer comme un moyen d’expression indépendant du désir de l’âme.
L’essor de l’enseignement soufi ne se fit pas sans opposition, principalement pour trois raisons : (i) les soufis préconisaient la prière constante [p. 202] sous forme de relations silencieuses incessantes avec Dieu, et tendaient ainsi à abandonner les salawat fixes ou cinq prières obligatoires à heures fixes, l’un des devoirs obligatoires de l’islam et l’une de ses marques distinctives. En fin de compte, la position soufie était que ces observances rituelles fixes étaient destinées à la population en général qui n’avait pas fait de progrès dans la connaissance spirituelle plus profonde, mais pouvaient être ignorées par ceux qui étaient plus mûrs dans la grâce, une position qui est étroitement parallèle à celle atteinte par les philosophes ; (ii) ils ont introduit les zikirs ou exercices religieux, consistant en une répétition continue du nom de Dieu, une forme de dévotion inconnue de l’islam plus ancien, et par conséquent une innovation (iii) beaucoup d’entre eux adoptèrent la pratique du tawakkul, ou dépendance complète à l’égard de Dieu, négligeant toute sorte de travail ou de commerce, refusant l’aide médicale en cas de maladie et vivant de l’aumône demandée aux fidèles. Toutes ces « innovations » rencontrèrent une opposition très nette, principalement, sans doute, parce qu’elles répugnaient au ton sobre de l’islam traditionnel, qui s’est toujours méfié du fanatisme oriental. L’objection la plus sérieuse, à savoir [p. 203] qu’elles se dispensaient réellement de la religion du Coran, est implicite, sinon exprimée ; elles introduisirent une conception entièrement nouvelle de Dieu et un nouveau modèle de valeurs religieuses ; si les idées soufies prévalaient, les pratiques de la religion musulmane seraient au mieux les usages tolérables et inoffensifs de ceux qui n’étaient pas initiés à la religion vitale. En fait, cependant, les principes philosophiques avancés par les œuvres aristotéliciennes néoplatoniciennes en circulation générale étaient si influents et considérés comme conciliables avec le Coran que le soufisme, dans la mesure où il était néoplatonicien, n’apparaissait pas comme destructeur de l’islam, mais seulement en désaccord avec l’usage coutumier.
Le soufisme était néanmoins généralement considéré comme hérétique, non seulement à cause des « innovations » que nous avons mentionnées, mais aussi à cause de l’étroite alliance entre les doctrines de ses partisans les plus extrémistes et celles des chiites les plus avancés. Il est en effet très significatif qu’il se soit développé principalement parmi les mêmes éléments qui étaient les plus à l’écoute de la philosophie et qui adhéraient encore aux idées zoroastriennes et masdékites. La mauvaise réputation du soufisme était sans doute due en grande partie aux mauvaises fréquentations qu’il fréquentait. Ce n’est qu’à l’époque d’al-Ghazali (mort en 505) que le soufisme a commencé à prendre sa place dans l’islam orthodoxe. Al-Ghazali, orphelin de père dès son plus jeune âge, avait été éduqué par un ami soufi. Devenu ash’arite et président de l’académie nazimite de Bagdad, il se trouva en difficulté spirituelle et passa onze ans à la retraite et à la pratique de la dévotion. En conséquence, lorsqu’il reprit son travail d’enseignant en 449, son enseignement était fortement teinté de mysticisme, pratiquement [p. 204] un retour aux principes qu’on lui avait enseignés dans ses premières années. Comme al-Ghazali devint au fil du temps l’influence dominante de la scolastique musulmane, un soufisme modifié et orthodoxe fut introduit dans la théologie sunnite et s’est maintenu depuis. En même temps, il réduisit le soufisme à une forme scientifique et donna, ou plutôt soutint, une terminologie dérivée de Plotin. Un tel soufisme peut être décrit comme une théologie mystique musulmane purgée de ses ajouts chiites. Cette admission d’un soufisme modifié dans l’église orthodoxe de l’Islam a eu lieu au sixième siècle de l’Hégire.
Au siècle suivant, le soufisme apparut en Espagne, mais il y fut transmis par un intermédiaire orthodoxe et se distingue donc du mysticisme asiatique. Le premier soufi espagnol semble avoir été Muhyi d-Din ibn Arabi (mort en 638), qui voyagea en Asie et mourut à Damas. Il était un disciple d’Ibn Ham, qui, comme nous le verrons plus loin, représente un système de jurisprudence d’un type encore plus réactionnaire que celui d’Ibn Hanbal. En Espagne même, le principal soufi était Abdu l-Haqq ibn Sab’in (mort en 667), qui montre l’attitude espagnole la plus caractéristique d’un soufi qui était aussi un philosophe, car le soufisme espagnol était essentiellement spéculatif. Comme beaucoup d’autres philosophes de la période muwahhidienne, il adhérait extérieurement aux Zahirites, le parti le plus réactionnaire de l’orthodoxie la plus étroite.
Au VIIe siècle, nous avons aussi Jalalu d-Din Rumi (mort en 672), qui acheva pratiquement l’âge d’or du soufisme. Bien que persan, il était un sunnite orthodoxe. Il était originaire de Balkh, mais son père fut contraint de quitter cette ville et d’émigrer vers l’ouest, et s’installa [p. 205] finalement à Qonya (Iconium), où il mourut. Jalalu d-Din avait été éduqué par son père, et après sa mort, il chercha à poursuivre son instruction à Alep et à Damas, où il tomba sous l’influence de Burhanu d-Din de Tirmidh, qui avait été l’un des élèves de son père, et continua sa formation dans les doctrines soufies. Après la mort de ce maître, il entra en contact avec l’excentrique mais saint Shams-i-Tabriz, un homme d’une grande puissance spirituelle mais illettré, qui laissa une grande empreinte sur son époque par son formidable enthousiasme spirituel et l’étrange grossièreté de sa conduite et de son caractère. C’est après la mort de Shams-i-Tabriz que Jalalu d-Din commença son grand poème mystique, le Masnawi, une œuvre qui a atteint une éminence et une vénération extraordinaires dans tout l’Islam turc. Comme nous l’avons déjà mentionné, Jalalu d-Din fonda un ordre de Darwishes connu sous le nom d’ordre Mawlawi, ou « darwishes dansants », comme les appellent les Européens.
Le cours du soufisme doctrinal commence avec Dhu n-Nun et se termine avec Jalalu d-Din ; les auteurs ultérieurs ne font guère plus que répéter leur enseignement sous une forme littéraire nouvelle, et il suffira de sélectionner quelques exemples typiques. Au VIIIe siècle, nous avons 'Abdu r-Razzaq (mort en 730), un soufi panthéiste qui écrivit un commentaire sur l’enseignement de Muhiyyu d-Din ibnu l-'Arabi et le défendit. Il défendit la doctrine du libre arbitre en affirmant que l’âme humaine est une émanation de Dieu et partage donc le caractère [p. 206] divin. Ce monde, soutient-il, est le meilleur monde possible : il existe des différences de conditions et la justice consiste à les accepter et à adapter les choses à leur situation ; en fin de compte, toutes les choses cesseront d’exister car elles seront réabsorbées en Dieu, la seule réalité. Les hommes sont divisés en trois classes : la première comprend les hommes du monde, dont la vie est centrée sur eux-mêmes et qui sont indifférents à la religion ; une deuxième classe contient les hommes de la raison, qui discernent Dieu intellectuellement par ses attributs et manifestations externes, et comme troisième classe sont les hommes de l’esprit, qui perçoivent Dieu intuitivement.
Bien que le soufisme ait désormais pris une place reconnue dans la vie de l’islam, il n’a pas échappé à des contestations occasionnelles. Le principal opposant fut le réformateur hanbalite, Ibn Taymiya (mort en 728), qui représentait la théologie réactionnaire mais populaire. Il rejetait l’adhésion formelle à une quelconque école, écartait toute importance attachée à l’ijma ou « consensus » hormis celui fondé sur l’accord des compagnons du Prophète ; il dénonçait la théologie scolastique d’al-Ash‘ari et d’al-Ghazali, et définissait les attributs divins selon les principes établis par Ibn Hazm. À cette époque, le soufi an-Nasr al-Manbiji était éminent au Caire, et Ibn Taymiya lui écrivit une lettre dénonçant la doctrine soufie de l’ittihad comme une hérésie. De là naquit une querelle entre les deux forces rivales de l’islam, l’orthodoxie traditionnelle et le mysticisme, au cours de laquelle Ibn Taymiya fut persécuté et emprisonné. Vers la fin de sa vie, [p. 207] en 726, il émit une fatwa ou déclaration d’opinion contre la légalité de la vénération des tombeaux des saints et de l’invocation des saints, y compris du Prophète lui-même. Il fut en cela le précurseur de la réforme wahibi du XVIIIe siècle. Il existe des manuscrits dans lesquels les œuvres d’Ibn Taymiya sont copiées de la main de 'Abdu l-Wahhab, qui était évidemment un proche étudiant de ce réformateur, dont il reproduit toutes les théories.
Ash-Sha’rani du Caire (mort en 973) est un exemple typique du soufi orthodoxe de la fin de la période. Il était un disciple d’Ibn ‘Arabi dans ses grandes lignes, mais sans son panthéisme. Ses écrits sont un étrange mélange de spéculations élevées et de superstitions humbles, sa vie fut remplie de relations avec des djinns et d’autres êtres surnaturels. La vérité, affirme-t-il, ne peut être atteinte par l’aide de la raison, mais seulement par la vision extatique. Le wali est l’homme qui possède le don d’illumination (ilham), ou d’appréhension directe du spirituel, mais cette grâce diffère de l’inspiration (wahy) accordée aux prophètes, et le wali doit se soumettre à la direction des révélations prophétiques. Tous les walis sont essentiellement sous l’autorité du qutb, mais le qutb est inférieur aux compagnons de Mahomet. Quelle que soit la règle (tariqa) qu’un darwich suive, il est guidé par Dieu, mais ash-Sha’rani lui-même préférait la règle d’al-Junayd. Les opinions diverses des canoéistes sont adaptées aux différents besoins des hommes. Ash-Sha’rani fut le fondateur d’un ordre darwich qui forme une subdivision de la Badawiya (cf. ci-dessus). Ses écrits ont une influence considérable dans l’islam moderne et constituent le programme de ceux qui prônent une réforme néo-soufie.