[p. 162]
Pensando al bel ch’ età non cangia o verno.
Michel-Ange.
L’une des différences les plus profondes entre Arabes et Perses se manifeste dans l’étendue et le caractère de la poésie mystique de chaque peuple. En ce qui concerne la Perse, les noms de Saná’í, ‘Aṭṭár, Jalálu’ddín Rúmí, Sa‘dí, Hafiz et Jámí en sont suffisamment témoins. Que l’on considère la quantité ou la qualité, la meilleure partie de la poésie persane médiévale est soit véritablement mystique dans son esprit, soit tellement saturée d’idées mystiques qu’elle ne sera jamais comprise qu’à moitié par ceux qui la lisent littéralement. Lorsque nous nous tournons vers la poésie arabe de la période postérieure à l’essor et au développement des Ṣúfisim, que trouvons-nous ? Les poètes ne manquent certainement pas, bien que peu d’entre eux atteignent le premier rang et que leur production soit maigre comparée [p. 163] au génie opulent de leurs contemporains persans. Mais depuis Mutanabbí et Ma‘arri jusqu’aux bardes inconnus en Europe qui prospérèrent longtemps après la chute du califat de Bagdad, il est remarquable de constater à quel point ils possèdent rarement la note (comme dirait Newman) du mysticisme. La principale raison, je pense, réside dans la dotation raciale. L’Arabe n’a pas la passion pour un principe ultime d’unité qui a toujours distingué les Perses et les Indiens [2]. Il partage avec d’autres peuples sémitiques une incapacité à harmoniser et à unifier les faits particuliers de l’expérience : il discerne très clairement les arbres, mais pas la forêt. Comme son art, dans lequel « nous trouvons partout un sens délicat du détail, mais nulle part une grande appréhension d’un tout grand et uni [3] », sa poésie, intensément subjective dans le sentiment et donc lyrique dans la forme, ne présente qu’une série d’impressions brillantes, pleines de vie et de couleur, mais essentiellement des fragments et des moments de vie, non fondus dans la substance de la pensée universelle par une imagination qui s’élève au-dessus du lieu et du temps. Tandis que la nature maintient la poésie arabe dans des limites définies, la convention prive le poète arabe, qui n’est pas nécessairement arabe, de la forme versifiée la plus adaptée à un récit ou à une exposition continue – le mathnawi allégorique, romantique ou didactique – et ne lui laisse d’autre choix que de recourir à la prose s’il ne peut pas faire en sorte que la qaṣída ou le ghazal répondent à son objectif. Ces deux types de vers sont associés à l’amour : le ghazal [p. 164] est une poésie amoureuse, et la qaṣída, bien que son motif propre soit la louange, commence généralement « par la mention des femmes et des habitations constamment déplacées des hommes des tribus errants en quête de pâturages pendant l’hiver et le printemps ; le poète doit raconter son amour et ses troubles, et, s’il le souhaite, peut décrire la beauté de sa maîtresse [4] ». Ainsi, les modèles de la poésie mystique arabe sont les odes et les chansons profanes dont cette passion est le thème ; et l’imitation est souvent si proche qu’à moins d’avoir une idée de l’intention de l’écrivain, il peut être impossible de savoir si sa bien-aimée est humaine ou divine - en fait, la question de savoir s’il le sait toujours lui-même est une question que les étudiants du mysticisme oriental ne peuvent pas considérer comme impertinente.
Ibnu ’l-‘Arabí, un grand théosophe plutôt qu’un grand poète, mérite d’être mentionné parmi les rares Arabes qui ont excellé dans ce style ambigu [5] ; mais son maître suprême est Sharafu’ddín ‘Umar Ibnu ’l-Fáriḍ, natif du Caire, qui est né dix-sept ans après Ibnu ’l-‘Arabí et est mort cinq ans avant lui (1182-1235 après J.-C.) [6]. Les deux ne semblent jamais s’être rencontrés. La description d’Ibnu ’l-‘Arabí comme le maître (ustádh) d’Ibnu ’l-Fáriḍ repose sur une interprétation tirée par les cheveux du verset,
Ô chamelier traversant le désert avec tes howdahs,
Veuillez vous arrêter près des collines de Ṭayyi’!
Ici N. détecte une allusion à Ibnu ’l-‘Arabí, qui appartenait à la tribu Ṭayyi’ [7].
Il est rare que la vie extérieure des mystiques soit riche en événements. Le principal biographe du poète, son petit-fils, ‘Alí, a beaucoup à dire sur sa beauté personnelle, son tempérament extatique, sa générosité et son altruisme, son isolement du monde et la vénération dans laquelle il était tenu par tous [8]. Comme son nom l’indique, il était le fils d’un notaire (fáriḍ). Dans sa jeunesse, il pratiquait les austérités religieuses sur le mont Muqaṭṭam près du Caire, revenant de temps en temps pour assister aux audiences du tribunal avec son père et étudier la théologie. Un jour, il rencontra un saint sous les traits d’un vieux marchand de légumes, qui lui dit que l’heure de son illumination était proche, mais qu’il devait se rendre au Ḥijáz pour la recevoir. En conséquence, Ibnu ’l-Fáriḍ [p. 165] partit pour La Mecque, où la promesse fut accomplie. Plusieurs de ses odes célèbrent les collines et les vallées des environs de la Ville Sainte, scènes qui lui sont chères par les visions et les extases qu’elles lui rappellent. Après quinze ans d’absence d’Égypte, il entendit la voix du saint, alors sur son lit de mort, lui ordonner de retourner au Caire pour prier sur lui et l’enterrer. Ibnu ’l-Fáriḍ obéit et, après avoir accompli ce pieux devoir, s’installa au Caire pour le reste de sa vie, logeant (dit-on) dans la mosquée al-Azhar, comme l’avait fait son père. Le biographe ‘Alí, dont la mère était une fille d’Ibnu ’l-Fáriḍ, mentionne deux fils du poète, Kamálu’ddín Muḥammad et ‘Abdu ’l-Raḥmán, qui furent investis de la khirqa [9] par le célèbre Ṣúfí, Shihábu’ddín Abú Ḥafṣ ‘Umar al-Suhrawardí à l’occasion de sa rencontre avec Ibnu ’l-Fáriḍ à La Mecque en 1231 ap. J.-C.
Le Díwán, édité pour la première fois par le susdit ‘Alí d’après un manuscrit de la main de l’auteur, est un mince volume comprenant une vingtaine de qaṣídas et de qiṭ‘as ainsi que quelques quatrains (rubá‘íyyát) et énigmes (algház). La plus longue ode, le Naẓmu ’l-sulúk ou « Le progrès du mystique », généralement connu sous le nom de Tá’iyyatu ’l-kubrá [10], a été omise de l’édition de Marseille, qui est par ailleurs complète. En raison de son caractère explicatif et descriptif, ce poème se distingue des odes purement lyriques, et je l’ai traité comme une œuvre indépendante. L’Ode au vin (Khamriyya) et plusieurs autres pièces ont été publiées avec une traduction en prose française dans l’Anthologie arabe de Grangeret de Lagrange (Paris, 1828), et on en trouvera quelques autres dans la Chrestomathie arabe de De Sacy. L’Italie possède une traduction en prose des poèmes mineurs par P. Valerga (Florence, 1874). Il n’y a rien en anglais, sauf quelques fragments qui ne représentent guère une centaine de lignes [p. 166] en tout [11]. J’espère persuader mes lecteurs que le Díwán d’Ibnu 'l-Fáriḍ, bien qu’il ne plaise pas à tous les goûts, est trop curieux et exquis pour être laissé de côté par ceux qui s’intéressent à la poésie orientale.
Quant à la qualité subtile de sa pensée autant que de son style, il serait difficile de faire mieux que ce qu’écrivait un critique français il y a quatre-vingt-dix ans :
L’intelligence parfaite de ses productions ne peut être que le fruit d’une étude longue et approfondie de la poésie arabe. Deux causes principales les rendent d’un accès difficile. La première, c’est qu’il arrive souvent à ce poëte de quintessencer le sentiment ; et alors ses idées sont si subtiles, si déliées, et, pour ainsi dire, si impalpables, qu’elles échappent presque aux poursuites du lecteur le plus attentif : souvent même elles se disparoissent dès qu’on les touche pour les transporter dans une autre langue . On voit qu’il a pris plaisir, par un choix de pensées extraordinaires, et par la singularité des tours, à mettre à l’épreuve la sagacité de ceux qui étudient ses ouvrages. Au reste, les lettres de l’Orient pensent qu’un poëte est sans génie et sans invention, ou bien qu’il compte peu sur leur intelligence, quand il n’a pas soin de leur ménager des occasions fréquentes de faire briller cette pénétration. qui sait découvrir les sens les plus cachés. Il faut donc que le poëte arabe, si’l veut obtenir les suffrages et l’admiration des connaisseurs, n’oublie pas de porter quelquefois à l’excès le raffinement et la subtilité dans ses compositions, d’aiguiser ses pensées, et de les envelopper de telle sorte dans les expressions, qu’elles se présentent au lecteur comme des énigmes, qu’elles réveillent son attention, piquent sa curiosité, et mettent en jeu toutes les facultés de son esprit. Or, il faut convenir qu’Omar ben-Fâredh n’a point manqué à ce devoir prescrit aux poëtes arabes, et qu’il n’a point voulu que ses lecteurs lui reprochent de leur avoir supprimé les occasions de montrer leur sagacité [^ 532].
Cela décrit très bien un trait général et évident du style d’Ibnu ’l-Fáriḍ, trait qui est entièrement absent de la poésie préislamique et de la poésie islamique primitive, bien que depuis l’époque de Mutanabbí, qui le premier l’a fait connaître, il se soit maintenu, non seulement comme une mode locale ou temporaire, mais avec toute la force d’une tradition fixe et presque universellement acceptée. Bien [p. 167] qu’Ibnu ’l-Fáriḍ n’ait rien de commun avec l’imitatorum seruum pecus, il n’a ni tenté ni désiré nager à contre-courant ; et il est probable que seul son mysticisme l’a sauvé des pires excès de l’esprit métaphysique. Chez lui, comme chez Méléagre et Pétrarque, « la religion de l’amour est réduite à une théologie ; aucune subtilité, aucune fluctuation de fantaisie ou de passion n’est laissée de côté [12] ». Si ses vers abondent en fantasmes, si une grande partie est énigmatique au dernier degré, ces fantasmes et ces énigmes ne sont pas, en règle générale, des ornements rhétoriques ou des tours de passe-passe intellectuels, mais, comme des vrilles jaillissant d’une racine cachée, elles sont étroitement liées aux états d’âme qu’elles décrivent. Il peut être difficile de croire, d’après ce que rapportent ses amis les plus intimes, qu’il avait l’habitude de dicter ses poèmes au moment où il sortait d’une transe extatique profonde, pendant laquelle « il se tenait tantôt debout, tantôt assis, tantôt couché sur le côté, tantôt enveloppé comme un mort ; et il passait ainsi dix jours consécutifs, plus ou moins, sans manger, ni boire, ni parler, ni bouger ». Son style et sa diction ressemblent davantage au travail de choix et au plus fin des joyaux d’un artiste méticuleux qu’aux prémices d’une inspiration divine. Pourtant, je ne suis pas enclin à douter de l’affirmation selon laquelle sa poésie était composée d’une manière anormale [13]. L’histoire du mysticisme recense de nombreux exemples de ce genre. Blake disait qu’il était ivre de vision intellectuelle chaque fois qu’il prenait un crayon ou un burin dans sa main. « Sainte Catherine de Sienne », nous dit-on, « dictait son grand Dialogue à ses secrétaires alors qu’elle était en état d’extase [14]. » « Quand Jalálu’ddín Rúmí fut noyé dans l’océan de l’Amour, il avait l’habitude de saisir un pilier de sa maison et de se mettre à tourner [p. 168] autour. Pendant ce temps, il versifiait et dictait, et les gens écrivaient les vers [15]. » Puisque la forme de cette composition automatique dépendra en grande partie des matériaux stockés dans le cerveau du mystique et des modèles littéraires qui lui sont familiers, nous ne devons pas être surpris si ses visions et révélations trouvent parfois une expression spontanée dans un style artificiellement élaboré. La passion intense et le ravissement ardent de la poésie d’Ibnu ’l-Fáriḍ concordent avec ce récit de la manière dont elle a été produite [16]. Qu’il ait pu l’écrire sans être sous l’influence de l’extase, je peux le concevoir [17] ; mais qu’il l’ait écrite de sang-froid, pour le bien de ceux qui pourraient prendre plaisir à aiguiser leur esprit sur elle, me semble incroyable.
Le caractère double de la poésie mystique islamique la rend attrayante pour beaucoup de ceux qui sont éloignés du mysticisme pur. Ibnu ’l-Fáriḍ ne serait pas aussi populaire en Orient s’il était compris entièrement dans un sens spirituel. Le fait que certaines parties du Díwán ne puissent raisonnablement être comprises dans aucun autre sens ne nous obligerait peut-être pas à considérer l’ensemble comme spirituel, à moins que cette vision de sa signification ne soit confirmée par la vie du poète, le verdict de ses biographes et commentateurs, et l’accord de l’opinion critique musulmane ; mais dans l’état actuel des choses, nous pouvons déclarer, avec Nábulusí, que « dans toute description érotique, que le sujet soit masculin ou féminin, et dans toute image de jardins, de fleurs, de rivières, d’oiseaux et autres, il se réfère à la Réalité divine manifestée dans les phénomènes, et non à ces phénomènes eux-mêmes [18] ». Cette Réalité, c’est-à-dire Dieu (ou, dans certains passages, Mahomet conçu comme le Logos), est le Bien-Aimé auquel le poète s’adresse et qu’il célèbre sous de nombreux noms – tantôt comme [p. 169] l’une des héroïnes de la chanson arabe, tantôt comme une gazelle ou un conducteur de chameaux ou un archer lançant des regards mortels ; le plus souvent comme Lui ou Elle. Les Odes conservent la forme, les conventions, les thèmes et les images de la poésie amoureuse ordinaire : leur sens intérieur ne s’impose presque jamais, bien que sa présence soit partout suggérée par une étrange exaltation du sentiment, des fantaisies finement dessinées dans lesquelles (comme le remarque le même critique français) le poète est ravi « au-delà des bornes de la droite raison », des obscurités mystérieuses de la diction et des harmonies subtiles du son. Si Ibnu l-Fáriḍ avait suivi l’exemple d’Ibnu l-Arabí et écrit un commentaire sur ses propres poèmes, il aurait pu ajouter considérablement à notre connaissance de ses croyances mystiques, mais je ne suis pas sûr qu’il aurait eu une valeur interprétative beaucoup plus grande que le travail de ses commentateurs, qui prétendent expliquer le sens ésotérique de chaque verset des Odes. Bien que cette analyse puisse être utile dans certaines limites, nous devons reconnaître qu’elle est peu susceptible de révéler. Un éminent érudit vint voir Ibnu l-Fáriḍ et lui demanda la permission d’écrire un commentaire sur son chef-d’œuvre, le Naẓmu l-Sulúk. « En combien de volumes ? — Deux. » Le poète sourit. « Si j’avais voulu, dit-il, j’aurais pu écrire deux volumes de commentaires sur chaque verset de ce poème [19]. » Plus il y a d’interprètes, plus il y a d’interprétations, comme le savent bien ceux qui ont consacré du temps et des efforts à l’étude du mysticisme.La poésie de ce genre suggère plus qu’elle ne dit, et signifie tout ce qu’elle peut suggérer.
Mais nous ne pouvons pas nous passer des commentateurs, et ils nous seront d’un grand secours si nous apprenons à les utiliser avec discrétion. Lorsqu’ils manient leur texte comme des philologues et tentent d’attacher des significations mystiques précises à des mots et à des phrases particulières, le procédé est aussi fatal à la poésie que le résultat risque d’être éloigné de la vérité. Ils ont en revanche l’immense avantage d’être Ṣúfís, c’est-à-dire de savoir par tradition et par expérience ce que les Européens ne peuvent acquérir que par l’étude et percevoir par la sympathie. Ils sont les concitoyens du poète dans le monde idéal où il a puisé son inspiration, ils ont rêvé ses rêves et ont marché sur son chemin vers son but, ils ne ratent pas le sens principal de son allégorie même s’ils se trompent sur certains détails.
Quiconque a lu le Díwán d’Ibnu ’l-Fáriḍ en [p. 170] arabe admettra que si une traduction complète en vers anglais serait une entreprise chimérique, certaines odes entières et pas mal de passages dans d’autres se prêtent à cette forme de traduction. C’est pourquoi, au lieu de me limiter à la prose, j’ai cherché ici et là à saisir au moins les ombres de choses qu’aucune version en prose ne peut reproduire.
Má bayna ḍáli 'l-munḥaná wa-ẓilálihi
ḍalla 'l-mutayyamu wa-'htadá bi-ḍalálihi [20].
Là où les lotus surplombent la vallée et jettent leur ombre
L’amant frénétique s’est égaré.
Seul avec des pensées confuses
Quel amour a mis dans son cerveau,
Il a perdu et dans sa défaite
J’ai retrouvé le chemin :
Voici, sur le versant sud de cette gorge
La vision tant désirée, qui semblait loin de son espoir.
C’est ‘Aqíq [21], mon ami !
Halte ! ici passer était étrange.
Fais semblant d’être ravi, si tu l’es
Ne sois pas ravi en effet, et laisse ton œil se promener librement :
La mienne, avec des larmes qui débordent, ne peut pas aller plus loin.
Demandez à la Gazelle qui se couche dans cette vallée,
Connaît-il mon cœur, sa passion et sa détresse ?
Se délectant de la fierté de sa beauté pour s’attarder,
Il ne se soucie pas de l’humiliation de mon amour.
Que mon moi mort soit sa rançon ! Ce n’est pas un don :
Je suis tout à lui, mort ou vivant !
Tu crois qu’il sait que j’aime son absence
Même si j’ai aimé sa présence ? que je bouge
Chaque nuit, son image apparaît à mon œil éveillé ?
Un fantasme dans un fantasme [22].
Alors ne me laisse jamais avoir de saveur
De la paix des conseillers, comme je ne me suis jamais plié
Une oreille attentive à leur argumentation !
Par sa douce grâce et sa faveur,
[p. 171]
Je jure que mon cœur ne s’est pas fatigué, quand il s’est fatigué,
De l’amour-désir.
Malheur à moi, si je pouvais gagner l’eau claire d’Udhayb
Et avec sa froideur éteignez les flammes intérieures !
Mais puisque mon désir n’osait pas souiller ce noble ruisseau,
Ah ! comme j’ai soif
Pour son mirage étincelant !
L’ode suivante, bien que typiquement subtile, ne présente aucune difficulté particulière :
Tih dalálan fa-anta ahlun li-dháká
wa-taḥakkam fa-'l-ḥusnu qad a’tákdá [23].
Feins un dédain timide, car tu as bien droit à cela ;
Et dominateur, car la Beauté t’a donné le pouvoir.
À toi appartient la parole : alors fais ce que tu veux,
Depuis que la Beauté t’a fait souverain sur moi.
Si dans la mort je serai uni à toi,
Dépêche-toi, afin que je sois ta rançon !
Et essaie, de toutes les manières que tu juges bonnes, ma passion,
Car là où est ton plaisir, mon choix l’accompagne.
Quoi qu’il arrive, tu es plus proche de moi
Que moi, puisque sans toi je n’aurais pas existé.
Je ne suis pas de ton nombre : assez de gloire,
C’est en t’aimant que je m’incline dans une humble adoration.
Et même si je ne prétends pas – ce serait une relation trop élevée –
Que ta faveur soit avec toi, et toi en vérité mon Maître,
Pourtant, il me suffit de penser que je t’aime
Et compté par mon peuple parmi tes tués.
Oui, dans cette tribu tu possèdes un homme mort, vivant
Par toi, qui as trouvé doux de mourir par amour ;
Un esclave et un bien qui n’a jamais aspiré à la liberté
Et même si tu étais parti, tu ne le laisserais pas seul ;
Que la beauté voilée par la crainte ravit tant,
Il sent délicieux même ce voile de tourment,
Quand tu es rapproché de lui par l’assurance de l’espérance,
L’art emporté au loin par la peur de briser les ténèbres.
Maintenant, par son avance prompte quand il te rend visite,
[p. 172]
Par sa retraite alarmée quand tu l’effraies,
Je jure que mon cœur est fondu : oh, permets-le
Pour te supplier pendant qu’il lui reste un reste d’espoir ;
Ou ordonne de dormir (mais, je pense, il te désobéira,
Obéissant autrement) passe légèrement sur mes paupières ;
Car dans un rêve, peut-être, se lèvera devant moi
Ton fantôme et révèle-moi un mystère.
Mais si tu ne veux pas attiser les dernières braises de ma vie
Avec la main de l’espoir, et tes tous besoins doivent m’annuler [24],
Et si la loi de l’Amour n’est même pas un sommeil agité
Laisse-moi pénétrer dans mes paupières et interdit notre rencontre,
Épargne-moi un œil, afin qu’un jour, avant que je périsse,
Peut-être pourrai-je voir ceux qui t’ont vu [25] !
Hélas, combien ce désir est loin ! Non, jamais
Mes cils ont osé embrasser la terre que tu as foulée,
Car si mon messager avait apporté une parole de gentillesse
De toi, et si la vie était à moi, je crierais : « Prends-la ! »
Assez de sang a jailli de ces paupières gercées :
Ah, ne t’ai-je pas encore montré ce qui te contentera ?
Protège contre ta haine un homme affligé,
Qui t’aimait tendrement avant de savoir ce qu’était l’amour !
Accordez que les langues inciviles et furtives lui interdisent
Pour aller près de toi : par qui t’as-tu été interdit ?
Accorde que ta beauté l’ait poussé à une telle passion,
Mais qui t’a poussé à te séparer de lui ?Qui penses-tu ?
Qui penses-tu avoir prononcé la sentence que tu devrais mépriser ?
Qui a donné la sentence selon laquelle tu devrais aimer un autre ?
Par mon cœur brisé et mon humiliation,
Par mon besoin le plus amer, par ton abondance,
Ne me laisse pas aux forces qui m’ont trahi
De ma propre force : vers toi je me tourne dans la faiblesse.
Tu m’as mal traité quand j’avais un peu de patience :
Maintenant, pour sa perte, que Dieu t’aide à me consoler !
Mépris sur mépris ! Peut-être auras-tu pitié
Ma plainte, ne serait-ce que pour m’entendre dire : « C’est possible. »
Les fauteurs de troubles t’ont fait honte avec mon départ
[p. 173]
Et j’ai révélé que j’avais oublié ton amour.
Je n’ai pas aimé avec leur cœur, pour que je puisse jamais
Oublie-toi, Dieu nous en préserve ! Laisse-les donc babiller !
Comment pourrais-je t’oublier ? A chaque éclair
Cela clignote, voici que mon œil se lève pour te rencontrer.
Si sous la lumière de ton lithám [26] tu souris
Ou tu respires doucement – et tes nouvelles arrivent dans le vent –
Heureuse est mon âme quand l’aube claire de tes dents de côté
Se brise à ma vue, et souffle vivement ton parfum.
Dans tes frontières, tous t’aiment, néanmoins
Ma seule valeur achète tout ce qui se trouve à l’intérieur de tes frontières [27].
Il y a en toi une notion qui t’a rendu cher
À l’œil de l’esprit, j’ai fixé mon regard sur tes perfections.
Les seigneurs de la beauté, vous êtes dans la grâce et la bonté
Excellest ainsi, ils ont faim de ta notion.
Sous mon drapeau les amoureux seront rassemblés
Au jugement, comme au-dessous du tien tous les beaux.
Jamais la terrible maladie ne m’a éloigné de toi : c’est pourquoi
Tu te détournes alors de moi, ô charmeur dédaigneux ?
Tu es présent avec moi en ton absence de moi,
Et dans ta cruauté je sens une bonté.
Appris par le désir à rester éveillé pendant les longues heures de la nuit,
Mon œil a gagné à te voir alors qu’il ne dort pas.
Ô heureuse, heureuse nuit où j’ai poursuivi ta vision avec mon filet de veille !
La pleine lune, étant ta copie, représentait
À mon œil qui ne dort jamais, l’image de ton visage [28] ;
Et sous une forme si étrangère ton apparition
Apaisé la fièvre de mes yeux : je t’ai vu, toi, aucun autre.
Ainsi Abraham d’autrefois, l’ami d’Allah,
Il leva les yeux, tandis qu’il scrutait les cieux [29].
[p. 174]
Maintenant, l’obscurité totale est devenue éblouissante pour nous,
Puisque tu m’as donné ta splendeur pour guide ;
Et quand tu es de mon œil en apparence extérieure
Tu es parti, je le jette à l’intérieur, pour te trouver.
De Badr sont ceux avec qui tu as passé la nuit.
Non, pas de Badr : ils ont voyagé à ta lumière [30].
Que les hommes empruntent mon rayonnement extérieur,
Ce n’est pas étrange, quand mon intérieur est ta demeure.
Depuis que tu m’as appelé pour embrasser ta bouche,
Le musc persiste partout où mon nom est prononcé,
Et l’air riche grouille dans chaque lieu de rencontre
Avec des épices, une métaphore de ton arôme.
La beauté de toutes choses vues m’a tenté, en disant :
« Profite de moi », mais j’ai dit, « je vise au-delà de toi.
Ne me séduis pas, toi-même par mon Bien-Aimé
Désemparé, en qui tu ne sembles qu’une idée [31].
Éloigné, il est puissant sur les âmes des hommes [32] ;
Dévoilé, il fait des ascètes ses esclaves consacrés.
Pour lui, j’ai échangé ma vérité contre l’erreur,
Mon droit pour le mal, ma modestie pour la mauvaise réputation [33].
Mon cœur a avoué son amour Un : puis mon tour
Pour toi, c’était le dualisme, une croyance que je n’aime pas.
[p. 175]
La beauté elle-même est folle de passion pour lui—
Ô ami qui me gronde, que ton amitié me manque !
Si tu avais vu sa beauté, tu ne la verrais jamais.
Ce qui m’avait fasciné, t’avait sûrement fasciné.
A l’apercevoir je pardonne mon insomnie,
Et « ceci pour cela » dis-je à mes yeux endoloris.
Après avoir lu un peu de poésie d’Ibnu ’l-Fáriḍ, on peut avoir une vue d’ensemble de l’ensemble. Toutes ses odes sont des variations sur un même thème, et les variations elles-mêmes ont une certaine uniformité intérieure. Non seulement les mêmes « leitmotivs » reviennent sans cesse, mais les mêmes métaphores, les mêmes idées et les mêmes paradoxes réapparaissent sans cesse sous de nouveaux atours. Bien que les traducteurs doivent regretter cette monotonie, qu’ils ne peuvent rendre que fastidieuse, je pense que la plupart d’entre eux conviendraient que le poète en a triomphé grâce à la délicatesse de son art, à la beauté de sa diction et à la « douceur liée » de sa versification – de puissants sortilèges pour enchanter ceux qui le lisent dans sa propre langue. Le Díwán est un miracle de réussite littéraire, mais la forme serait froide et vide sans l’esprit qu’il renferme. Comme Sidney, Ibnu ’l-Fáriḍ a regardé dans son cœur avant d’écrire. Ses vers sont chargés du feu et de l’énergie de ses sentiments les plus intimes.
Là où les yeux rencontrent les âmes dans la bataille,
Je suis l’homme assassiné que ce n’était pas un crime de tuer.
Au premier regard, avant que l’amour ne surgisse en moi,
À cette beauté toute glorieuse j’ai été voué.
Que Dieu bénisse un cœur déchiré qui pleure,
Et des couvercles que la passion ne me laisse pas fermer,
Et les côtes sont usées,
Leur courbure proche de la rectitude façonne
Par la lueur intérieure,
Et des mers de larmes d’où je n’avais jamais échappé
Mais pour le feu des soupirs !
Comme sont douces les maladies qui se cachent
Moi de moi-même, mes preuves fidèles à l’Amour !
Bien qu’après la triste soirée soit venue l’aube triste,
Il ne pouvait pas bouger
Une fois pour désespérer mon esprit : je n’ai jamais pleuré
[p. 176]
À l’agonie, « Partez ! »
J’aspire à chaque cœur que la passion a secoué,
Et chaque langue que l’amour rend volubile,
Et toute oreille sourde s’est fermée à la réprimande,
Et chaque couvercle qui n’est pas baissé dans un sommeil terne.
Vers un amour qui n’a pas d’yeux fondants !
Sur une flamme d’où aucun ravissement ne s’envole [34] !
En contraste exquis avec ce prélude très travaillé se trouve un autre passage de la même ode, décrivant la vision mystique de la beauté divine se révélant dans toutes les choses belles.
Même s’il est parti, chacun de mes membres le contemple
Dans chaque charme, grâce et beauté :
Dans la musique du luth et du roseau fluide
Mêlé en consort avec des airs mélodieux;
Et dans les creux verts où dans la fraîcheur du soir
Les gazelles errent en broutant, ou au lever du jour ;
Et là où les nuages rassemblés laissent tomber leur pluie
Sur un tapis fleuri tissé de fleurs ;
Et où à l’aube avec des jupes traînantes
Le zéphyr m’apporte son baume le plus doux ;
Et quand dans les baisers de la bouche du flacon
Je suce la rosée de vin sous une ombre agréable [35].
Ici le commentateur musulman, un instant surpris de ses élucubrations sur la syntaxe et la rhétorique, s’arrête pour rendre hommage au poète, hommage d’autant plus remarquable que dans ces six vers, Ibnu ’l-Fáriḍ se rapproche autant que jamais de la conception européenne moderne de ce que devrait être la poésie. La simplicité sans fioritures est l’antithèse de son style. À notre goût, il a beaucoup trop du don d’Holopherne [p. 177] : il joue avec le son et le sens, bien que de la manière la plus délicate et la plus subtile imaginable. On pourrait écrire un traité sur son euphémisme verbal. Un vers – un exemple extrême, sans doute – servira d’échantillon parmi tant d’autres :
Amá laki 'an ṣaddin amálaki 'an ṣadin
li-ẓalmiki ẓulman minki maylun li-'aṭfati
N’as-tu aucun désir de te retirer d’une résistance qui t’a fait te détourner, par tort de ta part, de celui qui a soif de l’eau de tes dents [36] ?
Ses envolées extravagantes d’imagination sont généralement accompagnées d’une égale exaltation du sentiment et soutenues par l’élément ardent dans lequel elles se meuvent ; parfois, cependant, elles sombrent dans quelque chose de très semblable à la « douce fumée de la rhétorique », par exemple,
J’ai semé des roses sur sa joue en le regardant : mon œil a le droit de cueillir ce qu’il a planté.
Mais s’il refuse, alors ses dents (blanches comme) la camomille me seront indemnes : ce n’est pas une mauvaise affaire quand on reçoit des perles au lieu de fleurs [37].
Ils dirent : « Tes larmes ont coulé rouges. » Je répondis : « Elles ont coulé pour des causes qui sont petites en comparaison de la grandeur de mon désir :
J’ai massacré le sommeil sur mes paupières pour divertir mon invité fantôme et donc mes larmes ont coulé ensanglantées sur ma joue [38].
Les exemples suivants sont plus typiques :
Tu m’as volé mon cœur quand il était entier :
Maintenant, à mon dernier souffle, je le rends en lambeaux [39] !
Ô toi qui m’as traîtreusement pris mon cœur, comment n’as-tu pas laissé suivre le reste de moi que tu as épargné ?
Une partie de moi est rendue jalouse de toi par une partie de moi, et mon extérieur envie mon intérieur parce que tu es là [40].
[p. 178]
Je suis tellement rongé par le mal d’amour que ceux qui viennent me rendre visite se sont égarés, car comment les visiteurs peuvent-ils voir quelqu’un qui n’a pas d’ombre [41] ?
Affirmer que les amants et les mystiques se complaisent dans le paradoxe, c’est reconnaître que dans les états d’enthousiasme spirituel, nous entrons dans une région où la logique de l’expérience commune est perçue comme fausse.Cette alta fantasia façonne le langage des Odes, impose ses propres lois et se complaît dans son pouvoir de transcender les contradictions qui, pour l’intellect, sont définitives.
Quand je suis mort de son amour, j’ai vécu par lui, par la richesse de mon abnégation et l’abondance de ma pauvreté [42].
C’est l’amour ! Garde ton cœur en sécurité. La passion n’est pas une chose légère, et celui qui se laisse aller à cette passion ne l’a pas choisi quand il était sain d’esprit.
Et vivez en toute liberté, car la joie de l’amour est tristesse : son début est une maladie et sa fin est un meurtre ;
Pourtant, il me semble que la mort due au désir d’amour est une vie que mon bien-aimé m’accorde comme une bénédiction [43].
Si la séparation est ma récompense envers toi, et s’il n’y a pas de distance (réelle) entre nous, je considère cette séparation comme une union.
La répulsion n’est rien d’autre que de l’amour, tant qu’elle n’est pas de la haine ; et la chose la plus dure, à part seulement votre aversion, est facile à supporter.
Délicieux est pour moi le tourment que vous m’infligez, et l’injustice que l’Amour ordonne que vous me fassiez est justice.
Et ma patience, une patience à la fois sans toi et avec toi [44] — son amertume me semble éternellement douce [45].
Outre les deux protagonistes, la poésie amoureuse arabe introduit plusieurs personnages secondaires qui jouent un rôle favorable ou défavorable dans l’idylle. Ibnu ’l-Fáriḍ, bien sûr, les utilise de manière allégorique. L’un d’eux est le « guetteur » (raqíb), qui empêche l’amant de s’approcher. Le « calomniateur » (wáshí) représente la faculté logique et intellectuelle, qui ne peut percer au-delà des formes extérieures des choses. Plus important que ces deux personnages (à en juger par les passages fréquents de description [p. 179] et de dialogue dans lesquels il apparaît), et plus dangereux, en raison de sa plus grande plausibilité, est le « blâmeur » (lá’im) ou « injurieux » (láḥí), type du Diable, suggérant le mal et inspirant le doute, la passion sensuelle et tout ce qui détourne l’âme de la contemplation divine.
Et en faisant taire celui qui me blâmait à ton sujet, quand il n’était pas temps de discuter à ton sujet [46], mon argument était ton visage ;
Ainsi, après avoir été mon réprimandeur, il est devenu mon excuse, et même l’un de mes aides.
Et, comme je vis, vaincre par l’argumentation un guide dont les reproches m’auraient égaré, c’est comme mes plus ou moins grands pèlerinages [47].
Il a perçu que mon oreille méprisante était Rajab (sourde) à la bassesse et aux faux conseils, et que le blâme à mon égard était al-Muḥarram (interdit) [48].
Il m’a souvent demandé d’oublier ton amour et d’en chercher un autre que toi, mais comment pourrait-il changer mon objectif fixé ?
Il dit : « Répare ce qui reste en toi (de vie). » Je répondis : « Il me semble que mon esprit ne se tourne que vers la mort. »
Mon refus refusait tout, sauf de contrecarrer un conseiller qui voulait me séduire pour montrer une qualité qui n’était jamais la mienne [49],
Celui à qui il est doux de me réprimander à cause de toi, comme s’il considérait ma séparation (d’avec toi) comme sa manne et mon oubli (de toi) comme ses cailles [50].
C’est un paradoxe favori d’Ibnu ’l-Fáriḍ que la réprimande porte un message d’amour, et que le « dénonciateur » mérite d’être remercié et loué.
[p. 180]
Faites circuler le nom de ma Très Chère, ne serait-ce que pour me blâmer – car parler du Bien-Aimé est mon vin –
Qu’elle soit présente à mon oreille, même si elle est loin, comme un fantôme évoqué par le blâme, non par le sommeil.
Car son nom m’est doux dans tous les moules, même si mes réprimandes le mêlent à la dispute.
Il me semble que celui qui me blâme m’apporte la bonne nouvelle de sa faveur, bien que je n’espérais pas recevoir mon salut en retour [51].
Mais je t’ai trouvé d’une certaine manière mon bienfaiteur, bien que tu m’aurais blessé par la brûlure de ta réprimande, si je t’avais obéi.
Tu m’as fait une grâce involontaire, et si tu as fait du mal, tu es pourtant le plus juste des malfaiteurs.
Le fantôme qui me visite à l’heure du blâme [52] amène le Bien-aimé, bien qu’il habite au loin, près de l’œil de mon oreille éveillée.
Et ta réprimande est comme les chameaux de mon Bien-Aimé qui sont venus à moi alors que mon ouïe était ma vue [53].
Tu t’es fatigué et j’ai été rafraîchi par ta mention de lui, de sorte que j’ai considéré que tu m’excusais de ma passion.
Étonnez-vous donc d’un satiriste louant avec la langue d’un plaignant reconnaissant ceux qui le blâment pour son amour [54] !
Le côté hyperfantastique de la poésie d’Ibnu 'l-Fáriḍ est étonnamment atténué par un réalisme poignant, dont on ne trouve aucune trace chez ses rivaux persans. Ils ont, ce qu’il réserve à sa grande Tá’iyya, le pouvoir de s’élever eux-mêmes et leurs lecteurs avec eux dans la sphère de l’infini et de l’éternel,
Toute la passion humaine respire bien au-dessus.
Les odes arabes, au contraire, sont pleines de couleurs locales et de parfums du désert, et le traitement du sujet est intimement personnel. Jalálu’ddín Rúmí écrit comme une [p. 181] âme ivre de Dieu, Ibnu ’l-Fáriḍ comme un amoureux absorbé par ses propres sentiments. Alors que le Persan voit une vision panthéiste d’une réalité dans laquelle l’individu disparaît, l’Arabe s’attarde sur des aspects particuliers de la relation de cette réalité à lui-même.
Certains des plus beaux passages sont inspirés par le souvenir de l’auteur des années qu’il a passées dans le Ḥijáz, où (dit-il) il a laissé son cœur derrière lui lorsque son corps est retourné en Égypte [55].
Aide-moi, mon cher frère, et chante-moi l’histoire de ceux qui se sont posés dans les cours d’eau, si tu veux garder la foi d’un frère envers moi.
Et rappelle-le à mes oreilles, car l’esprit aspire aux nouvelles, même si les bien-aimés sont loin.
Quand l’angoisse de la douleur s’installe sur mon âme, l’arôme des herbes fraîches du Ḥijáz est mon baume.
Serai-je privé de la douceur de descendre vers les eaux de son pays, et détourné de lui, alors que ma vie même est dans ses dunes,
Et ses demeures sont mon désir, oui, et son printemps est ma joie et détourne de moi la détresse la plus amère,
Et ses montagnes sont pour moi une demeure printanière, et ses sables un pâturage, et ses ombres diurnes sont mes ombres (fraîches) du soir,
Et sa terre est mon aromate parfumé, et ses eaux sont une source abondante pour étancher ma soif; et dans son sol sont mes richesses,
Et ses ravins sont pour moi un jardin, et ses tentes un bouclier, et sur ses rochers mon cœur est tranquille [56] ?
Que la pluie bénisse ces lieux et ces collines, et que les averses qui se succèdent humidifient ces maisons de générosité,
Et répands abondamment sur les sanctuaires de pèlerinage et sur les cailloux d’al-Miná, et arrose abondamment les haltes des chameaux blasés !
Et que Dieu préserve mes chers compagnons de là-bas avec qui j’ai passé la nuit en me racontant des histoires de rencontres amoureuses !
Et qu’Il préserve les nuits à al-Khayf qui n’étaient qu’un rêve passé dans l’éveil d’un sommeil léger !
[p. 182]
Ah, moi, pour ce temps-là et tout ce qu’il y avait dans ce bel endroit, quand les espions n’étaient pas sur leurs gardes !
Des jours où je paissais allègrement dans les champs du Désir et trébuchais dans les jupes flottantes de la Facilité [57].
Combien merveilleux est le Temps, qui accorde des bienfaits à l’homme et le met à l’épreuve en prenant le don comme butin !
Oh, si seulement notre plaisir d’autrefois pouvait revenir une fois de plus !Alors je donnerais librement ma vie.
Hélas, vain est l’effort, et les brins du cordon du désir sont coupés, et le nœud de mon espoir est dénoué.
C’est une torture suffisante pour que je passe la nuit dans la frénésie, avec mon désir devant moi et le destin derrière moi [58].
Parmi de nombreux passages de ce genre, j’en sélectionne un qui est caractéristique, car il illustre l’habitude d’Ibnu ’l-Fáriḍ de chercher son imagerie dans la nature, telle que vue par les Bédouins [59], et aussi son sens de la valeur poétique des noms propres.
Oh si je savais si Sulaymá habite dans la vallée du domaine, où l’esclave de l’amour est fou !
Le tonnerre a-t-il frappé avec des averses éclatantes à La’la’, et la pluie jaillissant des nuages l’a-t-elle inondée ?
Et descendrai-je aux eaux d’al-‘Udhayb et de Ḥájir ouvertement, quand le mystère de la nuit est déclaré par l’aube ?
Et y a-t-il des dunes vertes dans le campement d’al-Wa’sá ? Et la joie qui s’y est passée reviendra-t-elle un jour ?
Et, ô vous chers gens d’an-Naqá, y a-t-il dans les collines du Najd quelqu’un qui rapporte de moi, pour montrer ce que mes côtes renferment [60] ?
Et sur la pente sablonneuse de Sal’, ils demandent des nouvelles d’un amant ravi à Kázima et disent : « Comment se comporte la Passion avec lui ? »
Et les fleurs sont-elles cueillies sur les branches de myrte, et dans le Ḥijáz y a-t-il des mimosas avec des baies mûres ?
Et les tamaris au détour du val, sont-ils féconds, et les yeux du Temps méprisant sont-ils endormis pour eux ?
Et y a-t-il des femmes belles à ‘Álij qui regardent timidement avec de grands yeux, comme je les connaissais autrefois, ou est-ce une chose vaine ?
[p. 183]
Et les gazelles des Deux Prés sont-elles restées là un peu de temps après nous, ou bien quelque chose ne les a-t-il pas empêchées de rester ?
Et les filles d’al-Ghuwayr me montreront-elles où demeure mon Noûm au printemps ? – combien ces lieux de résidence sont agréables !
Et l’ombre de ce saule à l’est de Ḍárij est-elle toujours étendue ? — car mes larmes l’ont arrosée.
Et Shi‘b ‘Amír prospère depuis notre départ, et réunira-t-il un jour les amoureux ?
* * * * * *
Peut-être que lorsque mes chers camarades de la Mecque pensent à Sulaymá,
ils sentiront la flamme refroidie de ce que cachent leurs poitrines,
Et peut-être que les douces nuits qui ont disparu reviendront à nous, afin qu’un homme plein d’espoir puisse gagner son désir,
Et celui qui est en deuil se réjouit, et celui qui est affligé revit, et celui qui désire est rendu heureux, et celui qui écoute frissonne de joie [61].
Il suffit d’une brève connaissance d’Ibnu ’l-Fáriḍ pour découvrir qu’il possède pleinement un don que les Arabes ont toujours apprécié chez leurs dirigeants autant que chez leurs poètes et leurs orateurs : le pouvoir d’expression concis, frappant et énergique. Il dépeint l’amant rongé par la souffrance,
Caché de ses visiteurs, n’apparaissant que
Comme un pli dans les vêtements après leur dépliage [62].
Un amour extrêmement grand a taillé mes os, et mon corps a disparu, à l’exception des deux plus petites parties de moi [63].
J’ai ressenti une telle passion pour toi que si les forces de tous ceux qui t’aiment avaient porté la moitié de ce fardeau, ils se seraient fatigués.
Mes os étaient taillés par un désir deux fois plus grand que celui de mes paupières pour mon sommeil ou de ma faiblesse pour ma force [64].
Chacune des Odes fournira des exemples de cette éloquence arabe qui a ses racines profondes dans la structure de la langue et défie toute tentative de la transplanter.
Dans sa célèbre Ode au vin (Khamriyya), Ibnu ’l-Fáriḍ développe un symbolisme qu’il n’utilise ailleurs qu’occasionnellement. Son emploi parcimonieux peut peut-être [p. 184] être attribué à son respect de la loi religieuse musulmane, tout comme le parti pris antinomique de certains mystiques persans semble s’exprimer dans la liberté de leur imagerie bachique. Selon l’habitude d’Ibnu ’l-Fáriḍ, le symbolisme est précis et circonstancié, de sorte que son interprétation est beaucoup plus déroutante que dans les odes persanes du même genre, où des idées larges et simples entraînent facilement le lecteur. J’espère que la traduction littérale ci-dessous, accompagnée des notes qui l’accompagnent, rendra le sens assez clair, bien que nous puissions douter que le poète ait toujours accepté l’interprétation donnée par son commentateur, ‘Abdu ’l-Ghaní al-Nábulusí, qui non seulement explique trop de choses mais introduit des théories philosophiques qui appartiennent à Ibnu ’l-‘Arabí plutôt qu’à Ibnu ’l-Fáriḍ. Je n’ai cependant pas besoin d’aborder cette question maintenant.
Sharibná 'alá dhikhri 'l-ḥabíbi mudámatan
sakirná bihá min qabli an yukhlaqa 'l-karmu [65].
(1) En mémoire du Bien-Aimé nous avons bu une vendange qui nous a enivrés avant la création de la vigne [66].
(2) Sa coupe est la pleine lune, elle-même un soleil qu’une nouvelle lune fait tourner. Quand elle est mêlée (à l’eau), combien d’étoiles apparaissent [67] !
(3) Sans son parfum, je n’aurais pas trouvé le chemin de ses tavernes ; et sans sa splendeur, l’imagination ne l’aurait pas imaginé [68].
[p. 185]
(4) Le temps n’en a conservé qu’un souffle : il est invisible comme une chose cachée au sein de l’esprit [69].
(5) Si l’on en parle au sein de la tribu, les membres de la tribu s’enivrent sans encourir de disgrâce ni commettre de péché [70].
(6) Il suintait des profondeurs les plus intimes des jarres (et disparaissait), et en réalité il n’en restait rien qu’un nom [71].
(7) Si jamais cela vient à l’esprit d’un homme, la joie demeurera avec lui et le chagrin s’en ira.
(8) Et si les compagnons de faveur avaient vu le scellement de son vase, ce scellement les aurait enivrés sans (qu’ils aient goûté) le vin [72] ;
(9) Et si on en avait répandu sur la terre du sépulcre d’un mort, son esprit serait revenu à lui, et son corps serait ressuscité ;
(10) Et s’ils avaient placé à l’ombre du mur où croît la vigne un homme malade à la mort, sa maladie l’aurait quitté ;
(11) Et si on avait amené dans ses tavernes un paralytique, il aurait marché, et à la mention de sa saveur, le muet aurait parlé ;
(12) Et si le souffle de son arôme avait flotté à travers l’Orient, et s’il y avait à l’Occident quelqu’un qui avait perdu le sens de l’odorat, il l’aurait retrouvé ;
(13) Et si la paume de celui qui touchait sa coupe avait été tachée de rouge, il ne se serait pas égaré pendant la nuit, l’étoile polaire étant dans sa main ;
(14) Et si elle avait été dévoilée en secret (comme une épouse) à un aveugle de naissance, il serait devenu voyant, et au bruit de sa (décantation dans la) passoire les sourds entendraient ;
(15) Et si un groupe de cavaliers montés sur des chameaux partaient pour le sol qui le portait, et qu’il y en ait parmi eux un qui ait été mordu par un serpent, le venin ne lui aurait fait aucun mal ;
[p. 186]
(16) Et si le sorcier avait inscrit les lettres de son nom sur le front d’un homme frappé de folie, l’écriture l’aurait guéri ;
(17) Et si son nom avait été blasonné sur la bannière de l’armée, ce blason aurait enivré ceux qui étaient sous la bannière.
(18) Il corrige la nature des compagnons de bienfaisance, de sorte que ceux qui manquent de résolution sont conduits par lui vers le chemin de la résolution,
(19) Et celui dont la main est étrangère à la munificence se montre généreux, et celui qui n’a pas eu de patience s’abstient à l’heure de la colère.
(20) Si l’homme le plus stupide de la tribu avait embrassé son fidám, son baiser l’aurait doté de la véritable intériorité des qualités du vin [73].
(21) Ils me disent : « Décris-le, car tu en connais la description. » Oui, je connais bien ses attributs.
(22) Pur, mais pas comme l’eau; subtil, mais pas comme l’air; lumineux, mais pas comme le feu; esprit, mais pas (joint au) corps.
(23) Le discours (divin) à son sujet était éternellement antérieur à toutes choses existantes (dans la connaissance de Dieu), où il n’y a ni forme ni trace extérieure [74] ;
(24) Et c’est par elle que toutes choses ont été créées à cause d’une providence (divine) par laquelle elles ont été voilées à quiconque est dépourvu de compréhension.
(25) Et mon esprit en fut tellement épris qu’ils (mon esprit et le vin) furent mêlés ensemble et devinrent un, non pas comme un corps pénètre un corps [75].
(26) Il y a un vin sans vigne, quand Adam est pour moi un père; il y a une vigne sans vin, quand sa mère est pour moi une mère [76].
[p. 187]
(27) La subtilité (essentielle) des vases (formes) dépend en vérité de la subtilité des réalités ; et au moyen des vases les réalités augmentent [77]
(28) Après que la division a eu lieu, de sorte que, tandis que le tout est un, nos esprits sont un vin et nos corps une vigne.
(29) Avant il n’y a pas d’« avant » et après il n’y a pas d’« après » ; il est l’« avant » de tout « après » par la nécessité de sa nature [78].
(30) Ses raisins furent pressés dans le pressoir avant le commencement des Temps, et il était orphelin bien que l’époque de notre père (Adam) soit venue après lui [79].
(31) Telles sont les beautés qui conduisent ses loueurs à le louer, et leur prose et leurs vers en son honneur sont beaux.
(32) Et celui qui ne le sait pas, frémit à son évocation, comme l’amant de Nu’m quand son nom est prononcé.
(33) Ils dirent : « Tu as bu le breuvage du péché. » Non, j’ai seulement bu ce qui, à mon avis, serait le plus grand péché auquel renoncer.
(34) Santé aux gens du monastère chrétien ! Combien de fois s’en sont-ils enivrés sans en être ivres ! Pourtant ils y ont aspiré [80].
[p. 188]
(35) En moi, avant ma naissance, un transport s’est produit qui m’accompagne à jamais, même si mes os se décomposent.
(36) Prends-la pure ! Mais si tu veux la tempérer, le pire tort est de te détourner de l’eau des dents du Bien-Aimé [81].
(37) Cherchez-le dans la taverne, et là, accompagné de notes mélodieuses, demandez-lui de se déployer, car au moyen de la musique, il devient un prix [82].
(38) Le vin n’a jamais habité avec le souci en aucun lieu, tout comme le chagrin n’a jamais habité avec la chanson ;
(39) Et, même si ton ivresse n’a que la durée d’un instant, tu considéreras le Temps comme un esclave obéissant à ton commandement.
(40) Celui qui vit sobre est sans joie dans ce monde, et celui qui ne meurt pas ivre manquera le chemin de la sagesse.
(41) Qu’il pleure sur lui-même, lui dont la vie est gaspillée sans part ni lot dans le vin !
La Khamriyya constitue un lien entre les poèmes d’amour et la grande Ode dans laquelle Ibnu ’l-Fáriḍ décrit sa propre expérience mystique et la présente (à l’exception, toutefois, de la plus haute étape de toutes) comme une doctrine pour les autres. Cette Ode, le chef-d’œuvre de l’auteur, porte un titre simple et approprié, Naẓmu ’l-sulúk, « Le poème du progrès du mystique » ; la signification du nom al-Tá’iyyatu ’l-kubrá, sous lequel elle est communément connue, a été expliquée ci-dessus [83]. La Tá’iyya, avec ses 760 vers, est presque aussi longue que tous les poèmes mineurs réunis, si l’on laisse de côté les quatrains et les énigmes. Elle a été éditée en 1854 par Joseph von Hammer et peut être étudiée dans le texte entièrement vocalisé qu’il a copié d’un excellent manuscrit en sa possession. Transcrire [p. 189] est une chose, traduire en est une autre ; et comme « traduire » une œuvre littéraire implique généralement qu’on ait essayé de la comprendre, je préfère dire que Von Hammer a traduit le poème en vers rimés allemands par une méthode qui lui est propre, qui semble avoir consisté à choisir deux ou trois mots dans chaque distique et à remplir le vide avec toutes les idées qui pourraient lui plaire. Peut-être, dans un sens, la Tá’iyya est-elle intraduisible, et elle offre certainement un très léger encouragement au traducteur dont le but peut être défini comme une « reproduction artistique ». D’un autre côté, il m’a semblé qu’une version littérale en prose avec des notes explicatives permettrait au moins au lecteur de suivre le cours du poème et de se familiariser avec son sens, tandis que quiconque s’aventurerait sur le texte arabe profiterait des travaux d’un condisciple et ne serait pas aussi susceptible de se décourager.
Voyager à travers d’étranges mers de pensées, seul.
Bien que formellement une ode (qaṣída), la Tá’iyya s’adresse à un disciple, de sorte que son ton dominant est didactique et descriptif, l’exposition n’étant interrompue que de temps à autre par des accents de pur enthousiasme lyrique. Non que le poème manque de beauté ou de puissance ; une grande partie, sinon la majeure partie, combine ces qualités, et dans la version suivante, j’ai essayé d’en conserver quelques traces. Ibnu ’l-Fáriḍ illustre ici la doctrine selon laquelle les phénomènes ne sont que le moyen illusoire par lequel l’âme agit dans le monde. À cette fin, il compare l’âme au montreur de la lanterne d’ombres qui jette ses marionnettes sur un écran, se tenant hors de vue pendant qu’il les manipule [84]. Le passage commençant
Et c’est ainsi que maintenant tu ris de joie
décrit les différentes scènes et incidents du théâtre d’ombres et les émotions suscitées chez les spectateurs.
Voici, derrière le voile mystérieux
Les formes des choses sont montrées sous toutes leurs formes
[p. 190]
D’apparence multiple ; et en eux
Une providence toute sage a uni ce qui existe
Opposés par nature : muets ils prononcent la parole,
Inertes ils se déplacent et sans splendeur brillent [85].
Et c’est ainsi que maintenant tu ris de joie,
Puis tu pleures aussitôt, comme une mère sur son enfant mort,
Et ils pleurent, s’ils soupirent, pour le plaisir perdu,
Et tu trembles, s’ils chantent, avec la joie de la musique.
Les oiseaux gazouillant sur les branches ravissent ton oreille,
Pendant que leurs douces notes t’attristent intérieurement ;
Tu t’étonnes de leurs voix et de leurs paroles.
Langues expressives et inintelligibles !
Sur terre, les chameaux traversent le désert,
En mer, les navires foncent rapidement dans les profondeurs ;
Et tu vois deux armées, l’une sur terre,
Sur mer une autre—des multitudes d’hommes,
Vêtus, pour leur bravoure, d’une cotte de mailles en fer
Et clôturé avec des pointes d’épée et de lance.
Les troupes de terre marchent à cheval ou à pied,
Cavaliers audacieux et infanterie obstinée ;
Les guerriers de la mer montent certains sur le pont,
Certains grimpent aux mâts comme des lances droites et hautes.
Ici, lors de l’assaut, ils frappent avec des épées brillantes,
Là, ils poussèrent avec de dures flèches brunes des lances tremblantes ;
Partie noyée par le feu des flèches tirées en averses,
Une partie a brûlé avec des flots d’acier qui transpercent comme des flammes [86] ;
Ceux-là se précipitent en avant, offrant leur vie,
Ceux qui chancellent, brisés sous la honte de la déroute ;
Et tu vois des catapultes lancer des pierres
Contre les forteresses et citadelles fortes,
Pour les ruiner. Et des apparitions étranges
Tu peux apercevoir des esprits nus et invisibles [87],
[p. 191]
Qui ne porte aucune forme amicale de l’humanité,
Car les génies n’aiment pas les hommes.
Et dans le ruisseau
Le pêcheur jette son filet et en retire du poisson ;
Et astucieusement l’oiseleur tend un piège
Pour que les oiseaux affamés puissent y tomber pour le maïs.
Et des monstres voraces détruisent les navires en mer,
Et les lions dans la jungle déchirent leur proie,
Et dans l’air des oiseaux, et dans la nature
Certains animaux en chassent d’autres. Et tu vois
Bien d’autres formes encore, dont je passe les noms,
Je fais confiance au choix des échantillons, même s’ils sont peu nombreux.
Regardez maintenant ce qui ne persiste pas
Devant tes yeux et en un instant s’efface.
Tout ce que tu vois est l’acte d’un seul
Dans la solitude, mais étroitement voilé, il est.
Qu’il soulève l’écran, aucun doute ne subsiste :
Les formes s’évanouissent, lui seul est tout ;
Et toi, illuminé, tu sais que par sa lumière
Tu trouves ses actions dans la nuit des sens [88].
Ibnu ’l-Fáriḍ nous rappelle plus souvent Dante que Lucrèce, mais ces vers peuvent être rapprochés d’un passage du De rerum natura (2, 323 s.) où l’auteur illustre « le mouvement perpétuel des atomes se déroulant sous une apparence de repos absolu » par une image « tirée de la pompe des affaires humaines et du joyeux apparat des armées » :
Praeterea magnae légiones cum loca cursu
camporum complent belli simulacra cientes,
fulgor ibi ad caelum se tollit totaque circum
aere renidescit tellus supterque uirum ui
excitur pedibus sonitus clamoreque montes
icti reiectant uoces ad sidera mundi
et circumuolitant equites mediosque repente
tramittunt ualido quatientes impete campos.
[p. 192]
« La vérité et la plénitude de la vie dans ce passage sont immédiatement perçues, mais l’élément de sublimité est ajouté par la pensée dans les deux lignes avec lesquelles le passage se termine, qui réduit l’ensemble de ce spectacle émouvant et sonore à l’immobilité et au silence -
et tamen est quidam locus altis montibus unde
stare uidentur et in campis consistere fulgor [89].”
Un effet similaire et peut-être même plus frappant est produit quand Ibnu ’l-Fáriḍ, après avoir apporté devant ses lecteurs le spectacle de la vie agitée et des conflits qui remplissent le monde, le transforme aussitôt en une vision d’ordre et d’harmonie éternels —
Tout ce que tu vois est l’acte de l’Un.
En lisant le Tá’iyya, c’est un plaisir rare de rencontrer même dix ou vingt lignes consécutives comme celles-ci, qui ne nécessitent aucun commentaire pour les interpréter. Pourtant, le poème, dans son ensemble, n’est pas trop cryptique dans son expression. Ceux qui reprochent à un écrivain son obscurité devraient se demander si sa signification aurait pu être exprimée plus clairement ; et si oui, s’il peut invoquer de bonnes et suffisantes raisons pour son manquement. Sur ces points, je pense qu’Ibnu ’l-Fáriḍ obtiendra un acquittement, si nous nous rappelons qu’il était lié par les formes et les modes poétiques de son époque. L’obscurité ne réside pas tant dans son style que dans la nature de son sujet.
Combien peu un cœur peut communiquer sous forme de pensée, ou une langue s’exprimer sous forme de parole [90] !
[p. 193]
Si son symbolisme lui a parfois servi de masque quand la franchise aurait été dangereuse [91], il l’utilise généralement comme le seul moyen possible de communiquer la vérité mystique, et dans son propre cercle, sans doute, il l’a assez bien compris. Nous, au contraire, devons commencer par l’apprendre et finir par reconnaître qu’aucun effort intellectuel ne nous conduira au stade d’où part un initié mahométan.
Ce qui rend l’interprétation du poème particulièrement incertaine, c’est que le récit de l’auteur de son expérience religieuse et mystique est de nature psychologique et n’éclaire que faiblement sa position théologique. Était-il vraiment un panthéiste ou un mystique orthodoxe dont le sentiment d’unité avec Dieu s’exprimait dans le langage du panthéisme ? La Tá’iyya reflète-t-elle les doctrines d’Ibnu ’l-‘Arabí, comme le croient ses commentateurs ? Bien que ces questions ne puissent être ignorées par quiconque tente de traduire ou d’expliquer le poème, il n’est pas facile d’y répondre définitivement. J’ai suivi Káshání dans l’ensemble ; néanmoins, je considère que son interprétation représente un point de vue étranger à celui d’Ibnu ’l-Fáriḍ. Logiquement, la doctrine mystique de l’ittiḥád (Einswerden) conduit au monisme panthéiste d’Ibnu ’l-‘Arabí ; mais ceux qui trouvent dans la Tá’iyya une version poétique de ce système confondent mysticisme et philosophie. Dans certains passages, cependant, nous rencontrons des idées philosophiques [92] et pouvons en tirer des conclusions. Bien qu’elles ne me paraissent pas soutenir l’idée qu’Ibnu 'l-Fáriḍ était un disciple d’Ibnu 'l-'Arabí, elles impliquent le panthéisme et le monisme sur le plan de la pensée spéculative, où les commentateurs et les théologiens [p. 194] (et non les poètes et les mystiques) ont l’habitude de s’attarder. Je considère donc que l’interprétation de K., si fausse soit-elle par rapport à l’esprit du poème, le place dans un milieu intelligible pour nous et transmet sa signification sous une forme relativement adéquate. Et mes lecteurs verront immédiatement comment le contenu mystique de la Tá’iyya ainsi que ses implications philosophiques sont illustrés par l’essai précédent sur l’Insánu ’l-Kámil.
Ibnu ’l-Fáriḍ était-il consciemment panthéiste ? Je ne le crois pas. Mais dans l’état unitif permanent qu’il dit avoir atteint, il ne peut parler autrement que panthéistement : il est tellement immergé dans l’Unité qu’il s’identifie tantôt à Mahomet (le Logos islamique), tantôt à Dieu dont il assume et fait siens les attributs.
Beaucoup de ces passages sont tels qu’aucune religion médiévale autre que l’Islam n’aurait toléré, et il n’est pas étonnant qu’il ait été accusé d’hérésie. Ses adversaires l’accusèrent de soutenir la doctrine de l’incarnation (ḥulúl) et de prétendre être le Quṭb. Il désavoue le hula l et montre en quoi il diffère de sa propre doctrine (vv. 277 ss.). En ce qui concerne le Quṭb, la référence la plus explicite se trouve aux vv. 500-1 :
C’est donc vers moi que se tournent les cieux, et émerveille-toi de leur Quṭb (Pôle) qui les entoure, bien que le Pôle soit un point central.
Et il n’y avait pas de Quṭb avant moi, auquel je devais succéder après avoir passé trois degrés (de sainteté), bien que les Awtád s’élèvent au rang de Quṭb à partir du rang de Badal.
Voici un autre verset suspect (313) :
Et mon esprit est un esprit pour tous les esprits (des êtres créés) ; et tout ce que tu vois de beauté dans l’univers découle de la générosité de ma nature.
Le poète se déclare manifestement un avec le Quṭb spirituel (le Logos), qu’il distingue au v. 501 du Quṭb terrestre (le chef de la hiérarchie Ṣúfí). Ce dernier préside au monde visible. À sa mort, lui succède l’un des trois saints connus sous le nom d’Awtád, qui sont ses prochains en dignité et qui sont eux-mêmes sortis des rangs [p. 195] des quarante Abdál ou Budalá 1. La domination du Quṭb spirituel, le Pôle réel (al-Quṭbu ’l-ḥaqíqí), s’étend sur les choses créées des mondes visibles et invisibles. Il n’a ni prédécesseur ni successeur, car il est l’Esprit de Mahomet, c’est-à-dire l’essence de l’Homme et la cause finale de la création 2. Ibnu ’l-Fáriḍ ne professe donc pas cette doctrine hérétique (quṭbiyya, quṭbániyya) au sens que les Ṣúfís lui attribuent ordinairement. Sa « Pôle » n’est pas la vice-gérance temporelle déléguée par Mahomet au saint suprême de tous les temps, mais une pure conscience d’être un avec l’Esprit, qui, en tant qu’image parfaite de Dieu, englobe toutes choses de sa connaissance, de sa puissance et de sa gloire.
Ma traduction couvre les trois quarts du poème 3. Les passages omis sont généralement sans importance, mais j’ai donné un résumé chaque fois que j’ai pensé que cela serait utile.
162:1 J’ai utilisé les éditions et commentaires suivants :
(a) Díwán d’Ibnu 'l-Fáriḍ, éd. par Rushayyid b. Ghálib al-Daḥdáḥ (Marseille, 1853). Celui-ci contient les poèmes mineurs, avec un commentaire grammatical de Ḥasan al-Búríní ainsi que des extraits du commentaire mystique de 'Abdu 'l-Ghaní al-Nábulusí.
(b) Le Tá’iyyatu 'l-kubrá, avec le commentaire de 'Abdu 'l-Razzáq al-Káshání portant le titre Kashfu 'l-wujúhi 'l-ghurr li-ma’ání naẓmi 'l-durr (Le Caire, a.h. 1319).
(c) Le Tá’iyyatu 'l-kubrá, avec le commentaire d’al-Nábulusi intitulé Kashfu 'l-sirri 'l-ghámiḍ fi sharḥi Díwán Ibni 'l-Fáriḍ (Ms. au British Museum, Add. 7564-5 Riche.). Le commentaire du Tá’iyya commence à f. 176 du premier tome.
(d) Le Tá’iyyatu 'l-kubrá, éd. avec une traduction en vers allemand de Hammer-Purgstall (Vienne, 1854).
Concernant la traduction italienne du Tá’iyyatu 'l-kubrá par Sac. Ignazio Di Matteo (Rome, 1917) et la précieuse notice du professeur Nallino parue dans Rivista degli studi orientali, vol. VIII (Rome, 1919), quelques remarques seront trouvées dans la préface de ce volume.
Les abréviations Díwán, K. et N. se réfèrent respectivement à (a), (b) et (c). ↩︎
163:1 Le zoroastrisme lui-même n’exclut pas le principe moniste. Il semble incertain si Ormuzd et Ahriman étaient en antagonisme direct et égal l’un envers l’autre, ou si Anra Mainyu (Ahriman), l’esprit mauvais, et Spenta Mainyu, le bon esprit, étaient conçus comme des émanations opposées d’Un (Ormuzd) qui est au-dessus d’eux deux. En tout cas, la lutte entre Ormuzd et Ahriman se termine par la destruction complète de ce dernier. ↩︎
163:2 Nöldeke, Esquisses de l’histoire orientale, traduit par J. S. Black, p. 20. ↩︎
163:3 Sir Charles Lyall, Ancienne poésie arabe, p. xix. ↩︎
164:1 L’auteur actuel a édité et traduit un recueil d’odes mystiques d’Ibnu ’l-‘Arabí, intitulé Tarjumán al-Ashwáq, dans l’Oriental Translation Fund, New Series, vol. xx (Londres, 1911). ↩︎
164:2 La date de sa naissance est habituellement donnée comme étant 1181 après J.-C., mais voir Nallino, op. cit., p. I, note 3. ↩︎
164:3 Díwán, p. 4, 1. 13 s. et p. 75, 1. I s. ↩︎
164:4 La Vie d’Ibnu 'l-Fáriḍ par son petit-fils a été imprimée comme introduction au Díwán (pp. 3-24). Une notice plus courte, extraite de mon manuscrit du Shadharátu 'l-dhahab, a été publiée dans le JRAS. pour 1906, pp. 800-806. Voir aussi Ibn Khallikán, No. 511 (traduction de De Slane, vol. n, p. 388 s.). ↩︎
165:1 Voir p. 22 supra. ↩︎
165:2 C’est-à-dire la Grande Ode rimant en t. Elle est ainsi nommée afin de la distinguer de la Tá’iyyatu ’l-ṣughrá, c’est-à-dire la Petite Ode rimant en t (Díwán, p. 142 fol.). ↩︎ ↩︎
165:3 Voir l’Histoire littéraire de la Perse du professeur Browne, vol. 11, p. 504, mon Histoire littéraire des Arabes, p. 397 fol., et Le Don et le Derviche, pp. 105-9. Une version latine d’une ode entière (Díwán, p. 306 fol.) est donnée par Sir William Jones dans ses Poeseos Asiaticae commentarii (Œuvres, éd. par Lord Teignmouth, vol. VI, p. 74). ↩︎
167:1 J. W. Mackail, Épigrammes choisis de l’anthologie grecque, p. 34. ↩︎
167:2 Préface du Díwán, p. II, 1. 20. ↩︎
167:3 Evelyn Underhill, Mysticisme, p. 352. ↩︎
167 : 4 Introd. à Poèmes sélectionnés du Dīvāni Shamsi Tabriz, p. XL. ↩︎
168:1 Bien entendu, ces remarques ne s’appliquent pas à de nombreux passages du Tá’iyyatu ’l-kubrá, qui, en ce qui concerne son but didactique, a le même rapport aux odes mineures que le Masnaví de Jalálu’ddín Rúmí à son Díwán. ↩︎
168:2 Le professeur Nallino (op. cit. p. 17) souligne qu’à une époque ultérieure les Odes étaient souvent chantées dans les concerts musicaux des Ṣúfís et suggère qu’elles ont été composées dans ce but. ↩︎
168:3 Díwán, p. 52, l. 8 fol. Búríní (ibid. p. 202, 12 fol.) affirme que la poésie d’Ibnu 'l-Fáriḍ n’est pas toujours mystique. Les deux vers qu’il cite pourraient avoir un sens allégorique aussi facilement que beaucoup d’autres du même genre dans le Cantique des Cantiques ; et, en tout cas, ils sont extraits de _rubá’í_s. Le fait qu’Ibnu 'l-Fáriḍ soit connu pour avoir écrit une épigramme amoureuse (Díwán, p. 549, 9 fol. Ibn Khallikán, traduction de De Slane, vol. II, p. 389), et qu’il en ait peut-être écrit d’autres, ne prouve rien contre ceux qui trouvent du mysticisme dans chaque ligne des Odes. ↩︎
169:1 Préface du Díwán, p. 11, l. 1 suiv. ↩︎
170:1 Díwán, p. 263 et suivantes. Le professeur Browne a donné une traduction de cette ode dans son Literary History of Persia, vol. ii, p. 504. ↩︎
170:2 Une vallée avec des fontaines et des palmiers dattiers dans les environs de Médine. ↩︎
170:3 La forme de rêve (khayál) du Bien-Aimé dans l’imagination du poète (khayál). ↩︎
171:1 Díwán, p. 230 suiv. ↩︎
172:1 Littéralement, « si ton éternité (baqá) exige mon décès (faná). » ↩︎
172:2 Selon N. les mots « ceux qui t’ont vu » se réfèrent à la Lumière de Mahomet, qui émanait de la Lumière de Dieu. ↩︎
173:1 Un voile couvrant la partie inférieure du visage. ↩︎
173:2 « Dans tes frontières » : littéralement « dans ta réserve (ḥimá). » L’Essence Divine est préservée (rendue inaccessible) par les formes spirituelles et sensibles dans lesquelles elle se voile. Comme le poète bédouin se vante de lui-même afin d’affirmer la dignité de sa tribu, ainsi lorsque les saints musulmans se vantent des dons uniques que Dieu leur a accordés, ce n’est pas de l’autoglorification, mais un remerciement à Celui « de qui découlent toutes les bénédictions ». ↩︎
173:3 L’Être réel se manifeste dans les phénomènes, tout comme la lumière du soleil est réfléchie par la lune. ↩︎
173:4 Voir Cor. 6, 76 et suiv. « Et quand la nuit l’enveloppa, il vit une étoile et dit : C’est mon Seigneur ; mais quand elle se coucha, il dit : Je n’aime pas les dieux qui se couchent. Et quand il vit la lune se lever, il dit : C’est mon Seigneur ; mais quand il la vit se coucher, il dit : En vérité, si mon Seigneur ne me dirige pas, je serai du nombre des égarés » (traduction de Sale). ↩︎
174:1 Dans ce verset, il y a un jeu intraduisible sur le double sens de Badr, qui signifie (I) un lieu entre La Mecque et Médine où le Prophète remporta sa mémorable victoire sur les idolâtres mecquois en 624 après J.-C. ; (2) une pleine lune. Ainsi, les ahlu Badr sont pour les musulmans plus que ce que les οἱ μαραθωνομάχαι étaient pour les Grecs du temps de Platon, tandis que l’expression suggère également l’illumination parfaite réservée aux adeptes du mysticisme. La politique irlandaise d’il y a quarante ans fournirait un parallèle exact, si les Moonlighters étaient considérés comme des héros nationaux et des saints. Le poète dit que les hommes de Badr, c’est-à-dire la noble compagnie des mystiques, ne voyagent pas tant dans la lumière que les phénomènes dérivent de la Réalité que dans la lumière de la Réalité elle-même. ↩︎
174:2 La beauté matérielle n’est pas digne d’être aimée sauf dans la mesure où elle est l’une des idées (attributs et manifestations) de la Beauté Absolue. ↩︎
174:3 Quand Dieu se retire (de l’œil intérieur du mystique), Il impose encore Ses commandements à l’âme, afin qu’elle accomplisse ses œuvres bonnes et mauvaises prédestinées. ↩︎
174:4 L’Amour Divin balaie les normes conventionnelles de vérité, de droit et d’honneur. ↩︎
176:1 Díwán, p. 331 suiv. ↩︎
176:2 Ibid. p. 347, 1. 6 suiv. Cf. Shelley, Epipsychidion:
Dans les solitudes
Sa voix m’est parvenue à travers les murmures des bois,
Et des fontaines, et des odeurs profondes
Des fleurs…
Et des brises, qu’elles soient faibles ou fortes,
Et de la pluie de chaque nuage qui passe,
Et du chant des oiseaux d’été,
Et de tous les sons, tout silence. ↩︎
177:1 Ibid. p. 173. Il est vrai, comme l’a observé le professeur Nallino (op. cit. p. 16), que certaines odes sont moins artificielles dans leur style que d’autres. ↩︎
177:2 Ibid.p. 467. ↩︎
177:3 Ibid.p. 165. ↩︎
177:4 Ibid. p. 108. ↩︎
177:5 Ibid. p. 278. ↩︎
178 : 1 Díwán, p. 410. ↩︎
178:2 Ibid. p. 384. ↩︎
178:3 Ibid. p. 391 suiv. ↩︎
178:4 « Patience sans toi », c’est-à-dire en supportant ta séparation d’avec moi ; « patience avec toi », c’est-à-dire en supportant la douleur que tu me fais souffrir, en tant qu’objet de mon amour. ↩︎
178 : 5 Díwán, p. 402. ↩︎
179:1 Le poète était absorbé dans la contemplation du Bien-Aimé et ne pouvait échanger quelques mots avec son critique. ↩︎
179:2 C’est-à-dire en convainquant mon « blâmeur » de l’erreur de ses voies j’ai acquis autant de mérite religieux qu’en faisant le pèlerinage à la Mecque. Il est méritoire de combiner le grand pèlerinage (ḥajj) avec le petit pèlerinage ('umra). ↩︎
179:3 Rajab est le septième et al-Muḥarram le premier mois de l’année musulmane. ↩︎
179:4 C’est-à-dire l’inconstance. ↩︎
179:5 Díwán, p. 179 s. Le dernier verset fait allusion à la manne et aux cailles qui tombèrent du ciel sur les Israélites (Cor. 2, 54). Dans l’original il y a un double jeu de mots : mann (séparation), mann (manne), salwat (oubli), salwá (cailles). ↩︎
180:1 Díwán, p. 443 suiv. ↩︎
180:2 C’est-à-dire l’image ou la vision du Bien-Aimé qui apparaît lorsque son nom est prononcé par le « blâmateur ». ↩︎
180:3 Comme les chameaux amènent l’aimé aux yeux de l’amant, ainsi la réprimande l’amène à l’oreille de l’amant. ↩︎
180 : 4 Díwán, p. 275 suiv. Cf. p. 346, ch. 5, et p. 429, l. 27—p. 420, l. 6. ↩︎
181:1 Ibid. p. 370, 1. 22. ↩︎
181:2 Le mot arabe pour rochers (ṣafá) est aussi le nom d’un pic près de la Mecque, et c’est peut-être sa signification ici. ↩︎
182:1 Lecture avec le commentateur ḥayá au lieu de ḥibá. ↩︎
182:2 Díwán, p. 297 suiv. ↩︎
182:3 Ceci est bien sûr assez différent du traitement pictural de la vie et du paysage du désert que nous trouvons dans les odes préislamiques. ↩︎
182:4 Lecture . ↩︎
183 : 1 Díwán, pp. ↩︎
183:2 Ibid. p. 6. ↩︎
183:3 Ibid. p. 70. « Les deux plus petites parties » sont le cœur et la langue. ↩︎
183:4 Ibid. p. 160, l. 24 suiv. ↩︎
184:1 Díwán, p. 472 suiv. ↩︎
184:2. L’âme était enivrée du vin de l’Amour Divin (c’est-à-dire qu’elle était ravie dans la contemplation de Dieu) pendant sa préexistence dans la connaissance éternelle de Dieu avant la création du corps. ↩︎
184:3 La pleine lune est l’Homme Parfait, c’est-à-dire le gnostique ou le saint en qui Dieu se révèle complètement et qui est, pour ainsi dire, rempli d’Amour Divin. La nouvelle lune est le gnostique voilé par son individualité, de sorte qu’il ne manifeste qu’une partie de la Lumière Divine, non la totalité ; il fait circuler le vin de l’Amour, c’est-à-dire qu’il expose et fait connaître aux autres les Noms et les Attributs de Dieu. Lorsque le vin est arrosé, c’est-à-dire lorsque la pure contemplation est mêlée à l’élément de la religion, le chercheur de Dieu obtient une direction spirituelle et est comme un voyageur guidé par les étoiles dans son voyage nocturne. ↩︎
184:4 Le commentaire de N. sur ce verset est typiquement abscons. Il interprète « son parfum » comme la sphère de l’Intelligence primordiale, d’où émanent toutes les choses créées ; « ses tavernes » comme les Noms et Attributs Divins ; « sa splendeur » comme l’intellect humain, qui est un éclair de l’Intelligence primordiale. L’Amour Divin, étant de l’essence de Dieu, n’a de forme que dans l’imagination. ↩︎
185:1 « Le temps », c’est-à-dire le monde du changement. Le deuxième hémistiche peut être rendu littéralement : « c’est comme si son occultation était une dissimulation dans les poitrines des esprits (humains) ». ↩︎
185:2 « Les hommes de la tribu », c’est-à-dire les mystiques capables de recevoir l’illumination. ↩︎
185:3 Ce verset décrit la disparition progressive de l’extase du cœur du mystique. ↩︎
185:4 Je n’ai pas besoin d’embêter mes lecteurs avec l’analyse allégorique détaillée à laquelle le commentateur soumet ce verset et les neuf suivants. Ils s’expliquent d’eux-mêmes, s’ils sont pris comme une description fantaisiste des miracles accomplis par l’Amour Divin. ↩︎
186:1 Le fidám est une passoire placée sur le goulot de la bouteille, afin que le vin puisse s’écouler clair. ↩︎
186:2 Les versets 23-30 manquent dans le commentaire de Búríní et ont peut-être été insérés dans le poème par un copiste. Voir Nallino, op. cit. p. 31, note I. L’Amour divin, en tant que source éternelle de toutes les choses créées, leur est logiquement antérieur, bien qu’il ne les précède pas dans le temps, qui lui-même est créé. ↩︎
186:3 Dans la mesure où l’être réel appartient à Dieu seul, l’union mystique ne peut être comparée à la pénétration d’un corps par un autre, comme lorsque l’eau est absorbée par une éponge. ↩︎
186:4 Ce verset énigmatique se réfère à l’Etre sous ses deux aspects. Le vin signifie l’être pur, l’être phénoménal de la vigne. Dans la mesure où l’homme est en relation avec l’Esprit divin (ici identifié à Adam, que Dieu « créa à sa propre image »), il est pure réalité ; mais dans la mesure où il appartient à la Nature, il est irréel. « Sa mère » est la mère du vin, c’est-à-dire la vigne, qui est un symbole du monde matériel. ↩︎
187:1 Les « vaisseaux » sont les formes phénoménales par lesquelles l’être réel se manifeste. Elles sont « subtiles », c’est-à-dire spirituelles, car chacune de ces formes est le voile d’une réalité. Ces réalités « augmentent », c’est-à-dire apparaissent comme le Multiple, au moyen des formes que nos sens perçoivent. ↩︎
187:2 L’Être Absolu ou Dieu ou l’Amour Divin — tous ces termes sont les mêmes en essence — n’est pas conditionné par le temps. ↩︎
187:3 C’est-à-dire qu’il était orphelin avant le début de la paternité. Ceci, je pense, n’est qu’un paradoxe indiquant la nature intemporelle de la réalité. Le mot « orphelinat » (yutm) peut faire allusion à Mahomet (cf. note sur la Tá’iyya, vv. 288-9). Dans ce cas, le sens sera que Mahomet (en tant que Logos) existait avant la création d’Adam. Selon N., l’Être Absolu est rendu « orphelin » par la disparition (faná) de l’esprit dans l’homme. L’Esprit Universel ou Raison, la première émanation, peut être dit « mourir » lorsque son essence (l’esprit humain) est mystiquement réunie à l’Absolu ; et sa « mort » laisse l’Absolu, c’est-à-dire le monde phénoménal considéré comme l’autre soi de l’Absolu, « orphelin au sein de sa mère Nature ». ↩︎
187:4 Les musulmans associent au christianisme la boisson interdite par leur propre religion. Quand leurs poètes décrivent une fête arrosée de vin, la scène se situe souvent dans le voisinage d’un monastère chrétien (dayr). Ibnu 'l-Fárid dit que les chrétiens s’enivraient sans avoir bu, c’est-à-dire que leur doctrine selon laquelle Dieu se révèle dans le Christ n’est qu’un aperçu de la vérité, p. 188, qui est pleinement réalisée par les saints musulmans, que Dieu se révèle dans chaque atome de l’existence. Cf. la Tá’iyya, v. 730 s. et p. 140 supra. ↩︎
188:1 C’est-à-dire cherchez à contempler l’Essence Divine seule, ou si vous devez chercher autre chose, que ce soit la première et la plus haute manifestation de cette Essence, à savoir, l’Esprit ou la Lumière de Mahomet, qui est appelé figurativement « l’eau des dents du Bien-Aimé ». ↩︎
188:2 Les Ṣúfís ont toujours connu la valeur de la musique comme moyen d’induire l’extase. Cf. Les Mystiques de l’Islam, p. 63 s.; DB Macdonald, La religion émotionnelle dans l’Islam telle qu’elle est affectée par la musique et le chant dans le Journal de la Royal Asiatic Society, 1901, pp. 195 s. et 748 s., et 1902, p. 1 s. ↩︎
189:1 Voir v. 679 de la traduction en prose infra. ↩︎
190:1 « Les formes des choses », c’est-à-dire les marionnettes, représentent des phénomènes qui en eux-mêmes sont sans vie et passifs : toute leur vie et leur activité sont l’effet de la manifestation en eux des actions et des attributs de la Réalité. ↩︎
190:2 Le feu grégeois auquel Von Hammer trouve ici une allusion est, je pense, un ignis fatuus. ↩︎
190:3 Les génies (Jinn) sont décrits comme des créatures éthérées, dotées de la parole, transparentes (de sorte qu’elles sont normalement invisibles), et capables de prendre diverses formes. ↩︎
191:1 Tá’iyya, vv. 680-706. ↩︎
192:1 W. Y. Sellar, The Roman poets of the Republic, p. 403. Je donne la traduction de Munro: « De nouveau, lorsque de puissantes légions remplissent de leurs mouvements toutes les parties des plaines, faisant semblant de faire la guerre, l’éclat s’élève alors vers le ciel, et toute la terre autour brille d’airain, et sous un bruit est élevé par le puissant piétinement des hommes, et les montagnes frappées par les cris font écho aux voix des étoiles du ciel, et les cavaliers volent de tous côtés et soudain, en tournant, parcourent le milieu des plaines, les secouant avec la véhémence de leur charge. Et pourtant il y a un endroit sur les hautes collines, d’où ils semblent s’arrêter et se reposer sur les plaines comme un point lumineux. » ↩︎
192 : 2 Tá’iyya, v. 489. ↩︎
193:1 Tá’iyya, vv. 395-6. ↩︎
193:2 Par exemple l’émanation (fayḍ) dans vv. 403-5. Les mondes spirituel et sensible tirent leur vie de l’Esprit Universel et de l’Ame Universelle (v. 405 ; cf. v. 492). Dans v. 455, les termes Ḥallájian, láhút (divinité) et násút (humanité) sont utilisés de la même manière que par Ibnu 'l-'Arabí, pour désigner les aspects intérieurs et extérieurs de l’Être avec lequel le mystique « unifié » ne fait qu’un (cf. Massignon, Kitáb al-Ṭawásín, p. 139). Des allusions à la préexistence de l’âme apparaissent dans vv. 41, 257-8, 428, 670 et 759. Contrairement à Jílí, Ibnu ’l-Fáriḍ ne montre aucun signe de connaissance de la terminologie philosophique d’Ibnu ’l-‘Arabí ou, autant que je l’ai observé, d’avoir été directement influencé par lui à un degré considérable. ↩︎