(100 [1]) Cesse donc de prétendre aimer, et appelle ton cœur à autre chose, et chasse ton erreur de toi par celui (l’état) qui (est le meilleur).
(101 [2]) Et évite le terme de l’union : il est loin et n’a jamais été atteint (de ton vivant), et voici que tu es vivant. Si tu es sincère, meurs !
(102) Tel est l’Amour : si tu ne meurs pas, tu n’obtiendras en rien la satisfaction de ton Bien-Aimé. Alors choisis la mort ou laisse mon amour tranquille !
(103) Je lui dis : « Mon esprit est à toi, c’est à toi de le prendre. Comment serait-il en mon pouvoir ?
(104) Je ne suis pas de ceux qui détestent mourir en amour – je suis toujours fidèle (à la mort) : ma nature refuse toute autre chose.
(105) Que puis-je espérer qu’on dise de moi, sinon : « Un tel est mort d’amour » ? Qui me garantira cette (mort) ? — car c’est ce que je recherche.
(106) Oui, il me plaît bien que ma vie se termine par le désir avant que tu sois gagné, si ma prétention à t’aimer s’avère réelle ;
(107 [3]) Et si je ne peux pas justifier une telle prétention à ton égard, parce qu’elle est trop élevée, je me contente de ma fierté d’être réputé ton amant ;
[p. 211]
(108) Et si je meurs d’angoisse sans la réputation, tu n’auras fait aucun tort à une âme qui se complaît dans le martyre ;
(109) Et si tu veux verser mon sang en vain et que je ne sois pas considéré comme un martyr, c’est une grâce suffisante pour moi que tu connaisses la cause de ma mort.
(110) Il me semble que mon esprit ne vaut pas assez pour être offert en échange de l’union (wiṣál) avec toi, car il est trop usé pour être apprécié.
Le poète fait alors référence à l’avertissement selon lequel il doit montrer sa sincérité en mourant à lui-même. Le Bien-Aimé le menace-t-il de mort ?
(115) « Pour moi, ta menace est une promesse, et son accomplissement est le souhait d’un amant fiancé qui résiste fermement aux coups de toute calamité, sauf l’absence (de toi).
(116) Je suis venu espérer ce que d’autres craignent : secourez par là l’esprit d’un mort qui est préparé pour la vie (éternelle) !
En passant (faná) le mystique gagne la vie immortelle en Dieu (baqá).
(120) Si elle laisse mon sang couler par amour pour elle, elle a pourtant établi mon rang sur les hauteurs de la gloire et de l’éminence.
(121) Si je perds ma vie en échange de son amour, j’en suis le gagnant, et si elle détruit mon cœur, elle le rendra entier une fois de plus.
Mais c’est là une gloire intérieure, qui le fait mépriser par ses semblables.
(126) C’est comme si je n’avais jamais été honoré parmi eux mais qu’ils m’avaient toujours méprisé aussi bien dans la fortune facile que dans la fortune difficile.
(127) S’ils m’avaient demandé : « Qui aimes-tu ? » et si j’avais déclaré son nom, ils auraient dit : « Il raconte une parabole » ou « Un soupçon de folie l’a frappé ».
(128) Pourtant, si l’abaissement pour elle avait été impossible, ma passion ne m’aurait pas été douce, et sans l’amour, ma gloire n’aurait pas été dans l’abaissement.
(129) C’est grâce à elle que je suis doté de la compréhension d’un fou, de la santé d’un malade et de la gloire de l’ignominie.
[p. 212]
Les lignes suivantes, curieusement subtiles dans leur psychologie et leur formulation, représentent le « soi » (nafs) comme désirant l’Amour Divin, mais gardant son désir hors de portée de la perception mentale.
(130 [4]) Mon âme communiquait secrètement son désir de son amour à mon cœur seul, là où l’intellect était incapable de l’espionner ;
(131) Car je craignais que ce récit, s’il était raconté, ne transportât le reste de moi-même, de sorte que le langage de mes larmes ne dévoilerait mon secret.
(132 [5]) Afin de garder ce secret, une partie de moi (mon âme) trompait une autre partie de moi (mon intellect), mais mon mensonge en le cachant était en réalité ma façon de dire la vérité.
(133) Et quand ma première pensée (intuitive) refusait de la divulguer à mes côtes (mes facultés mentales), je la protégeais aussi de ma réflexion,
(134 [6]) Et j’ai fait de mon mieux pour le cacher, de sorte que je l’ai oublié et j’ai été amené à oublier ma dissimulation de ce que mon âme avait confié à mon cœur.
(135) Et si en plantant ces désirs je cueille le fruit de la souffrance, que Dieu bénisse une âme qui a souffert pour ses désirs,
(136) Car de tous les vœux de l’amour, le plus doux à l’âme est celui par lequel celle qui lui a fait se souvenir et oublier, l’a voulue souffrir.
(137) Elle mit pour la garder un homme pris de moi qui devait surveiller contre moi l’approche amoureuse de mes pensées spirituelles ;
(138 [7]) Et s’ils, sans que l’esprit les perçoive, s’introduisent dans mon cœur sans entrave, je baisse les yeux avec une crainte respectueuse.
[p. 213]
(139) Mon œil se détourne si je cherche ne serait-ce qu’un regard, et si ma main est tendue pour prendre librement (sa volonté d’elle), elle est retenue.
(140) Ainsi, dans chacun de mes membres, il y a une avancée provoquée par l’espoir, et, en conséquence de la crainte née de la vénération, une retraite provoquée par la peur.
Le poète tente maintenant de décrire l’union mystique de l’amant avec l’Aimé.
(144 [8]) C’est mon amour fou pour elle qui me rend jaloux d’elle ; mais quand je reconnais ma valeur (d’être néant), je renie ma jalousie,
(145) Et mon esprit est ravi dans une joie extatique (envers elle), bien que je n’absous pas mon âme de concevoir un désir.
(146 [9]) Mon oreille la voit, bien qu’elle soit loin de l’œil, sous la forme du blâme qui me visite dans mes heures de veille,
(147) Et quand elle est mentionnée, mon œil estime mon oreille chanceuse, et la partie de moi qui reste (dans la conscience) envie la partie qu’elle a fait disparaître.
(148 [10]) En réalité, j’ai guidé mon Imam (chef de prière), et toute l’humanité était derrière moi. Où que je regarde, là était ma (vraie) direction.
(149) Tandis que je priais, mon œil la voyait devant moi, mais mon cœur me voyait devant tous mes Imams.
(150 [11]) Et il n’est pas étonnant que pendant la prière l’Imam se soit tourné vers moi, puisque dans mon cœur demeurait celle qui est la qibla de ma qibla,
(151 [12]) Et cela vers moi avait fait face à toutes les six directions avec tout leur contenu de piété et de pèlerinage plus ou moins grand.
[p. 214]
(152 [13]) C’est à elle que j’adresse mes prières au Maqám, et je vois dans celles-ci qu’elle m’a prié.
(153 [14]) Nous sommes tous deux un seul adorateur qui, par respect pour l’État uni, s’incline devant son essence dans chaque acte d’inclinaison.
(154) Personne ne m’a prié sauf moi-même, et je n’ai prié personne d’autre que moi-même dans l’accomplissement de chaque génuflexion.
(155) Jusqu’à quand garderai-je le voile ? Voici que je l’ai déchiré ! C’était dans mon engagement de fidélité que je devais défaire les boucles des rideaux.
(156 [15]) Je lui ai donné ma fidélité avant qu’elle ne m’apparaisse lors de la signature de l’alliance, un jour où il n’y avait pas de jour, dans mon état primitif.
(157) Je n’ai acquis ma fidélité envers elle ni par l’ouïe, ni par la vue, ni par l’acquisition, ni par l’attrait de ma nature,
(158 [16]) Mais j’étais épris d’elle dans le monde du commandement, où il n’y a aucune manifestation, et mon ivresse était antérieure à mon apparition (dans le monde créé).
(159 [17]) Les attributs qui nous divisaient et qui n’existaient pas là-bas (dans le monde du commandement), l’Amour les fit disparaître ici (dans le monde créé), et ils s’évanouirent ;
(160 [18]) Et j’ai trouvé que ce que j’avais rejeté sortait de moi vers moi et revenait de moi avec un accroissement,
[p. 215]
(161 [19]) Et dans ma contemplation (de l’essence divine) je me suis vu doté des attributs par lesquels j’étais voilé de moi-même pendant mon occultation,
(162 [20]) Et je vis que j’étais indubitablement celle que j’aimais, et que pour cette raison mon moi m’avait renvoyé à moi-même.
(163 [21]) Mon moi avait été bouleversé par l’amour de lui-même sans que je m’en aperçoive, bien que dans ma contemplation il n’ignorât pas la vérité de la chose.
Ibnu ’l-Fáriḍ continue en montrant que le calomniateur et le détracteur (qui symbolisent respectivement les attributs sensuels et intellectuels du moi) ne font en réalité qu’un avec l’Amant-Aimé. Il explique ensuite plus en détail ce qu’il entend par la disparition (faná) de ces attributs (v. 159), et décrit les étapes successives par lesquelles son moi (nafs) fut peu à peu dépouillé de toutes les affections qui s’interposaient entre lui et un amour purement désintéressé.
(168) J’ai cherché à m’approcher d’elle en me sacrifiant, en comptant sur elle comme ma récompense et sans espérer aucune (autre) récompense d’elle ; et elle m’a attiré près d’elle.
(169) J’offris volontiers ce qui était à moi (de bonheur promis) dans le monde à venir et ce qu’elle pourrait peut-être me donner (de sa grâce),
(170 [22]) Et avec un désintéressement total, j’ai laissé derrière moi tout égard pour cela (le sacrifice de soi), car je ne voulais pas que mon moi soit ma bête de somme.
(171 [23]) Je l’ai cherchée avec pauvreté, mais comme l’attribut de pauvreté m’a enrichi, j’ai jeté à la fois ma pauvreté et ma richesse.
[p. 216]
(172 [24]) Le fait que j’aie abandonné ma pauvreté et mes richesses m’a assuré le mérite de ma quête : j’ai donc abandonné mon mérite,
(173) Et en le rejetant, mon propre bien est apparu : ma récompense était celle qui m’a récompensé, rien d’autre.
(174) Et c’est par elle, et non par moi-même, que j’ai commencé à guider vers elle ceux qui d’eux-mêmes s’étaient égarés du droit chemin, et c’est elle qui les a (réellement) guidés.
Les vers suivants (175-196) montrent le poète comme un directeur d’âmes, prêchant le désintéressement, la pauvreté, l’humilité et le repentir, exhortant son disciple à ne pas perdre de temps et à se garder de dire « Demain je travaillerai », lui ordonnant de fuir la vaine gloire et l’ambition, lui faisant remarquer que le vrai gnostique est silencieux dans la mesure où les mystères qui lui sont révélés sont incommunicables. Il faut renoncer à toute activité personnelle, à toute conscience de soi.
(194 [25]) Soyez voyant et regardez ; soyez entendant et retenez (ce que vous entendez) ; soyez langue et parlez, car la voie de l’union (avec le Bien-aimé) est la meilleure.
Le détachement ou l’isolement (tafríd) de l’âme de tous les désirs et affections coûte une douleur amère.
(197 [26]) Autrefois mon âme était pleine de reproches : quand je lui obéissais, elle me désobéissait, ou si je lui désobéissais, elle m’obéissait.
(198) Je l’ai donc amenée à ce dont une partie était plus dure que la mort et je l’ai fatiguée pour qu’elle me donne du repos,
(199) De sorte qu’elle en vint à supporter tout fardeau que je lui imposais, et si je l’allégeais, elle était affligée.
210:100 (100) « Cet état qui est le meilleur », c’est-à-dire la disparition complète (faná) du moi (nafs). Ainsi N., mais K. traduit « cette qualité qui est la meilleure », à savoir la véracité. Dans ce cas, le sens sera : « Ne prétends pas aimer, mais donne à ta passion son vrai nom, et que la véracité te purge de tes fausses prétentions. » ↩︎
210:101 (101) « Éviter le quart de l’union » : cf. note sur v. 98. Pour la signification de « union » (walí) voir note sur le verset 441. ↩︎
212:130 (130) Le nafs ne peut aimer Dieu purement et sans intérêt : c’est pourquoi le poète ne dit pas qu’il aime, mais seulement qu’il désire aimer. Il communique ce désir au sirr, l’organe de la contemplation mystique, le « fondement de l’âme » d’Eckhart, mais le refuse à l’intellect ('aql). ↩︎
212:132 (132) « Ma fausseté, etc. » — c’est-à-dire la dissimulation est l’un des signes du véritable amour. ↩︎
212:134 (134) Les mots « j’ai été amené à oublier » indiquent le stade supérieur d’inconscience qui est produit chez le mystique par un acte de la volonté divine, lorsque sa propre volonté a entièrement cessé. ↩︎
212:138 (138) Wahm, traduit ici par « esprit », est proprement la faculté de jugement, qui par son activité empêche la pensée de Dieu (kháṭiru ’l-ḥaqq), résidant dans le fond de l’âme (sirr), de pénétrer dans le cœur (qalb). Pour cette raison, elle est décrite dans le verset précédent comme un « observateur » (muráqib). ↩︎
213:144 (144-5) La jalousie implique la dualité, et ce n’est que lorsqu’elle est niée que l’esprit (rúḥ) peut atteindre l’unité avec Dieu. L’unité spirituelle complète est incompatible avec le désir de l’âme (nafs) pour la vision. ↩︎
213:148 (148) Les lignes suivantes décrivent un état unitif dans lequel le mystique, en perdant son individualité apparente, réalise son unité essentielle avec Celui qu’il aime et adore. ↩︎
213:150 (150) « Ma qibla » est le point vers lequel les musulmans se tournent lorsqu’ils prient, c’est-à-dire la Ka’ba, qui (comme toute autre chose créée) se tourne en adoration vers l’Être qui lui confère l’existence. ↩︎
213:151 (151) « Les six directions » sont au-dessus, en dessous, devant, derrière, à droite et à gauche. ↩︎
214:152 (152) Le Maqám Ibráhím, c’est-à-dire la place où Abraham se tenait, est un rocher situé à l’est de la Ka’ba. ↩︎
214:153 (153) Dans l’union mystique, l’unité de l’Être est révélée : l’adorateur et l’Adoré ne se distinguent que comme aspects d’une même réalité. ↩︎
214:156 (156) Ceux qui interprètent ce verset selon la doctrine d’Ibnu ’l-‘Arabí en déduisent que « Je me suis engagé à aimer Dieu avant la création du Temps, lorsque toutes choses, bien que non encore objectivées sous des formes matérielles, existaient comme objets de connaissance dans l’essence divine. » Dieu ne s’est manifesté à Ses créatures qu’au mot « Sois ! » elles sont sorties de l’essence divine (qui, de ce point de vue, est appelée « le monde du commandement ») dans le monde de la création. Il n’est cependant pas du tout certain qu’Ibnu ’l-Fáriḍ ait considéré l’esprit humain comme éternellement préexistant. Cf. Nallino, op. cit., p. 535 et suiv. « L’alliance » se réfère à l’engagement pris par chaque âme, avant son existence terrestre, d’aimer Dieu pour toujours. Voir note sur le verset 69. ↩︎
214:158 (158) « Le monde du commandement » est le monde invisible ou intelligible. ↩︎
214:159 (159) L’Amour Divin permet au mystique de se débarrasser des attributs du moi qui l’empêchent d’atteindre l’union avec Dieu. ↩︎
214:160 (160) Le complément et la consommation de la mort à soi (faná) est la vie éternelle en Dieu (baqá). Dans cette vie, les attributs perdus sont restaurés, mais « avec un accroissement », c’est-à-dire qu’ils ont été « déifiés » et se manifestent dans le processus éternel de la manifestation divine, « sortant de moi », c’est-à-dire de l’Unité indifférenciée, « vers moi », c’est-à-dire vers l’Unité dans la pluralité, et retournant de nouveau « de moi », c’est-à-dire de l’Un dans le Multiple à l’Un qui demeure lorsque le Multiple a disparu. ↩︎
215:161 (161) « Dans ma contemplation », c’est-à-dire dans l’état de baqá après faná. « Pendant mon occultation », c’est-à-dire dans l’état précédant faná, lorsque le mystique est voilé par ses attributs phénoménaux de son vrai moi. ↩︎
215:162 (162) Cf. la Tradition : « Celui qui se connaît lui-même connaît son Seigneur. » ↩︎
215:163 (163) Tant que le « soi » est attaché à ses désirs, il est aveugle à sa véritable nature, qui ne lui est révélée que lorsque Dieu est le seul objet de contemplation. ↩︎
215:170 (170) C’est-à-dire « Je ne voulais pas atteindre mon but au moyen de quoi que ce soit directement ou indirectement lié au moi. » Le commentateur cite la Tradition : « Honorez les animaux que vous offrez en sacrifice, car ils vous feront traverser le Pont de Ṣiráṭ (au Paradis). » ↩︎
215:171 (171) Celui qui est vraiment pauvre (au sens mystique) ne se considère pas comme possédant quoi que ce soit — pas même la pauvreté. ↩︎
216:172 (172-3) Il ne suffit pas de se considérer comme ne possédant rien : il faut éliminer la pensée qu’un tel état d’esprit est méritoire. ↩︎
216:194 (194) Dans l’état unitif (jam‘), c’est Dieu qui voit, entend et parle à travers le mystique, qui est devenu Son organe de vue, d’ouïe et de parole. ↩︎
216:197 (197) L’épithète « répréhensible » (lawwáma) s’applique à l’âme alors qu’elle est encore engagée dans la lutte contre les passions ; après que celles-ci ont été vaincues, elle est dite « calme » (muṭma’inna). Dans le premier état, l’âme est désobéissante (pécheresse) si ses désirs sont satisfaits, et obéissante (vertueuse) si ses désirs sont contrariés. ↩︎