(200) Et je l’ai chargée de tâches, non, j’ai pris soin qu’elle s’en charge elle-même, jusqu’à ce que je m’attache à ma tribulation.
[p. 217]
(201) Et en la corrigeant je la privai de tout plaisir en la retirant de ses habitudes, et elle devint calme.
(202) Aucune terreur ne restait devant elle, mais je l’affrontais, tant que je voyais que mon âme n’y était pas encore purgée,
(203 [1]) Et chaque étape que j’ai traversée dans mon progrès était une ‘ubúdiyya que j’ai accomplie à travers ‘ubúda.
Lorsque l’âme est complètement dénuée d’affections, elle devient une avec Dieu. Dans le premier verset du passage suivant, le pronom féminin, qui jusqu’ici désignait l’âme soit comme se reprochant ses actions et ses désirs, soit comme étant dans un calme sans passion, subit un changement de sens, de sorte que « elle », qui représentait un individu, désigne maintenant le Soi Universel.
(204 [2]) Jusqu’alors j’avais été épris d’elle, mais lorsque j’ai renoncé à mon désir, elle m’a désiré pour elle et m’a aimé,
(205) Et je suis devenu un bien-aimé, non, quelqu’un qui s’aime lui-même : ce n’est pas comme ce que j’ai dit auparavant, que mon âme est mon bien-aimé.
(206 [3]) Par elle je suis sorti de moi-même vers elle et je ne suis pas revenu à moi-même : quelqu’un comme moi ne tient pas la doctrine du retour.
(207) Et dans un orgueil généreux, j’ai détaché mon âme de mon départ, et je n’ai pas consenti à ce qu’elle se joigne à moi à nouveau,
(208) Et j’ai été rendu absent (inconscient du) détachement de mon âme, de sorte qu’en ma présence (union avec Dieu) je n’ai pas été poussé (dérangé) en montrant un quelconque attribut (d’individualité).
[p. 218]
Dans un passage d’une grande éloquence et d’une grande beauté, le poète s’efforce d’analyser son expérience de l’état unitif et d’en révéler le mystère, dans la mesure où il peut être exprimé sous une forme symbolique.
(209 [4]) Voici, je dévoilerai le début de mon unité et je l’amènerai à sa fin dans une humble descente depuis mon exaltation.
(210 [5]) En se dévoilant, elle a dévoilé l’Être à mon œil, et je l’ai vue avec ma vue dans chaque chose vue.
(211) Et quand elle apparut, je fus amené à contempler ce qui est caché en moi, et à travers la révélation de mon lieu secret, j’ai découvert que j’étais elle ;
(212 [6]) Et mon existence s’évanouit dans ma contemplation et je fus séparé de l’existence de ma contemplation, l’effaçant, ne la maintenant plus.
(213 [7]) Et dans la sobriété qui suivit mon ivresse, je conservai l’objet que, pendant l’effacement de mon existence, je contemplais en celle par qui il me fut révélé,
(214 [8]) De sorte que dans la sobriété après l’effacement de moi-même je n’étais autre qu’elle, et quand elle se dévoila, mon essence devint dotée de mon essence.
(215) Quand elle (mon essence) n’est pas appelée « deux », mes attributs sont les siens, et puisque nous sommes un, son aspect extérieur est le mien.
(216 [9]) Si on l’appelle, c’est moi qui réponds, et si on me convoque,
[p. 219]
elle répond à celui qui m’appelle, et crie « Labbayk ! » (« À ton service ! »).
(217) Et si elle parle, c’est moi qui converse. De même, si je raconte une histoire, c’est elle qui la raconte.
(218 [10]) Le pronom de la deuxième personne n’est plus en usage entre nous, et par sa suppression je suis élevé au-dessus de la secte qui sépare (l’Un du Multiple).
(219) Or, si, par manque de jugement, ton entendement ne permet pas la possibilité de considérer deux comme un et refuse de l’affirmer,
(220) Je ferai en sorte que des indications qui te sont cachées te soient démontrées comme des expressions qui te sont claires ;
(221 [11]) Et, comme ce n’est pas le moment d’être ambigu, je l’expliquerai au moyen de deux illustrations étranges, l’une tirée de l’ouïe et l’autre de la vue,
(222) Et je prouverai ce que je dis par des preuves, en montrant une parabole comme quelqu’un qui dit la vérité - car la Vérité est mon appui.
(223 [12]) Parabole d’une femme frappée de catalepsie, par la bouche de laquelle, tandis qu’elle est possédée par un esprit, un autre — pas elle — t’annonce des nouvelles ;
(224) Et à partir des paroles prononcées sur sa langue par une langue qui n’est pas la sienne, les preuves des signes sont démontrées comme étant vraies,
(225) Car il est connu comme un fait que l’auteur des paroles merveilleuses que tu as entendues est un autre qu’elle, bien que dans le sens (matériel) elle les ait prononcées.
[p. 220]
(226 [13]) Si tu en avais été un, tu aurais ressenti intuitivement la vérité de ce que j’ai dit ;
(227 [14]) Mais, si tu le savais, tu étais voué au polythéisme secret avec une âme qui s’écartait de la direction de la Vérité ;
(228) Et celui dans l’amour duquel l’unification de son bien-aimé n’est pas accomplie tombe par son polythéisme dans le feu de la séparation d’avec son bien-aimé.
(229 [15]) Rien, sauf l’altérité, n’a gâché ton rang élevé, et si tu t’effaces, ta prétention à l’avoir atteint sera effectivement établie.
(230) Je fus moi-même ainsi pendant un certain temps, avant que le voile ne soit levé. N’ayant pas de clairvoyance, je m’attache encore au dualisme,
(231 [16]) Maintenant me perdant et m’unissant (à Dieu) par la contemplation, maintenant trouvant (Dieu) et m’éloignant (de moi-même) par l’extase.
(232) Mon intellect, en étant attaché à ma présence (à moi-même), me séparait (de Dieu), tandis que ma privation [p. 221] (d’individualité), par l’envahissement de mon existence propre par mon absence (de moi-même), m’unissait (à Dieu).
(233 [17]) J’avais l’habitude de penser que la sobriété était mon nadir, et que l’ivresse était ma voie d’ascension vers elle (la Bien-Aimée), et que mon effacement de moi-même était le but le plus éloigné que je pouvais atteindre ;
(234) Mais lorsque j’ai enlevé le film de moi, je me suis vu rendu à la conscience, et mon œil a été rafraîchi par l’Essence (Divine) ;
(235) Et au moment de ma seconde séparation je fus enrichi par une guérison de mon appauvrissement (perte de soi) dans l’ivresse, de sorte que (maintenant) mon union (jam‘) est comme mon unité (waḥda, individualité = tafriqa, séparation).
(236) Mortifie-toi donc afin de pouvoir contempler en toi et de toi une paix au-delà de ce que j’ai décrit, une paix née d’un sentiment de calme.
[p. 222]
(237 [18]) Après ma mortification, j’ai vu que celui qui m’a amené à voir et m’a conduit à mon (vrai) moi, c’était moi ; non, que j’étais mon propre exemple,
(238 [19]) Et que ma position (à Arafat) était une position devant moi-même; non, que mon retournement (vers la Ka’ba) était vers moi-même. De même, ma prière était pour moi-même et ma Ka’ba de moi-même.
(239) Ne te laisse donc pas séduire par ta beauté, ni te laisser abuser par ta suffisance, ni abandonner à la confusion de la folie;
(240 [20]) Et abandonne l’erreur de la séparation, car l’union te permettra de trouver la bonne voie, la voie de ceux qui rivalisaient entre eux dans la recherche de l’unité (ittiḥád) ;
(241 [21]) Et déclare l’absoluité de la beauté et ne sois pas amené à la juger finie par ton désir d’un clinquant clinquant ;
(242) Car le charme de chaque beau jeune homme ou de chaque belle femme leur est prêté par sa beauté.
(243) C’est Elle qui a rendu fou Qays, l’amant de Lubná, et tout homme amoureux, comme le Majnún de Laylá ou le Kuthayyir de 'Azza.
(244) Chacun d’eux désirait passionnément Son attribut (la Beauté Absolue) qu’Elle revêtait sous la forme d’une beauté qui brillait dans une beauté de forme.
(245) Et cela uniquement parce qu’Elle apparaissait dans des phénomènes. Ils supposaient que ces (phénomènes) étaient autres qu’Elle, alors que c’était Elle qui s’y manifestait.
(246 [22]) Elle se montrait en se voilant (en eux), et Elle était cachée par les objets dans lesquels Elle se manifestait, prenant des teintes de diverses nuances dans chaque apparition.
[p. 223]
(247) A la première création Elle est devenue visible à Adam sous la forme d’Eve avant la relation de maternité,
(248) Et il l’aima, afin que par elle il devienne père et que la relation de filiation soit établie par l’intermédiaire du mari et de la femme.
(249 [23]) Ce fut le début de l’amour des manifestations les unes pour les autres, alors qu’il n’y avait pas encore d’ennemi pour les éloigner par la haine (mutuelle).
(250) Et Elle n’a cessé de se révéler et de se cacher pour une cause (divinement ordonnée) à chaque époque selon les temps fixés.
(251) Elle apparaissait à ses amants sous toutes sortes de déguisements, sous des formes d’une beauté merveilleuse,
(252) Parfois comme Lubná, puis comme Buthayna, et parfois elle était appelée 'Azza, qui était si chère (à Kuthayyir).
(253) Elles ne sont pas différentes d’Elle, et elles n’ont jamais existé. Elle n’a pas d’égale dans Sa beauté.
(254) Tout comme Elle m’a montré Sa beauté revêtue des formes des autres, de même en vertu de l’unité (ittiḥád)
(255) Je me suis montré à elle dans chaque amant fasciné par la jeunesse ou par une femme d’une rare beauté ;
(256 [24]) Car, bien qu’ils m’aient précédé (dans le temps), ils n’étaient pas autres que moi dans leur passion, dans la mesure où j’étais antérieur à eux dans les nuits de l’éternité ;
[p. 224]
(257) Ils ne sont pas autres que moi dans ma passion, mais je suis devenu visible en eux pour me revêtir de toutes les formes,
(258) Parfois j’apparais comme Qays, parfois comme Kuthayyir, et parfois j’apparais comme Jamil qui aimait Buthayna.
(259 [25]) En eux je me suis montré au dehors et je me suis voilé au dedans. Étonnez-vous donc d’une révélation au moyen d’un masque !
(260 [26]) Les femmes aimées et leurs amants – ce n’est pas un jugement erroné – étaient des manifestations dans lesquelles nous (mon Bien-Aimé et moi) avons affiché notre (attributs d’) amour et de beauté.
(261) Tout amant, je suis lui, et elle est la bien-aimée de tout amant, et tous (amants et aimés) ne sont que les noms d’un vêtement,
(262) Noms dont j’étais l’objet en réalité, et c’est moi qui fus rendu apparent à moi-même par le moyen d’une âme invisible.
(263) J’étais toujours Elle, et Elle était toujours moi, sans aucune différence ; non, mon essence a aimé mon essence.
(264) Il n’y avait rien au monde, sauf moi-même à côté de moi, et aucune pensée d’être à côté de moi ne me vint à l’esprit.
Ayant avancé dans l’ittiḥád jusqu’à un point où le « je » est indiscernable de Dieu, Ibnu ’l-Fáriḍ commence la suite promise – « une humble descente de mon exaltation » (voir v. 209). Il raconte comment il est revenu de la liberté de l’extase à l’esclavage de la piété, comment il s’est occupé d’œuvres de dévotion et de pratiques ascétiques. Il fait ensuite une déclaration solennelle que son retour à la vie normale du mystique n’était dû à aucun motif égoïste, comme la crainte du discrédit ou l’espoir d’un honneur, mais était dicté uniquement par son souci de protéger d’une attaque les amis qu’il vénérait. Ces amis (awliyá) étaient, sans aucun doute, ses maîtres spirituels ou d’autres Ṣúfís intimement associés à lui. Quel était le danger qu’il prévoyait et dans lequel il ne voulait pas [p. 225] les impliquer ? Comme le montrent les versets suivants, il s’agissait d’une accusation d’hérésie à l’égard d’une doctrine abominable pour tous les musulmans : la doctrine de l’incarnation (ḥulúl).
(277 [27]) Si je rétracte mes paroles : « Je suis Elle », ou si je dis — et loin de moi l’idée de le dire ! — qu’Elle s’est incarnée (ḥallat) en moi, (alors je mériterai de mourir de la mort).
(278 [28]) Je ne te renvoie à rien d’invisible ; non, ni à rien d’absurde qui me prive de mon pouvoir (de démontrer sa vérité).
(279 [29]) Puisque je suis établi sur le Nom du Réel (Dieu), comment les fausses histoires d’erreur devraient-elles m’effrayer ?
(280 [30]) Remarquez maintenant que Gabriel, le messager de confiance, est venu sous la forme de Diḥya à notre Prophète au début de son inspiration prophétique.
(281 [31]) Dites-moi, Gabriel était-il Diḥya lorsqu’il apparut sous une forme humaine au vrai Guide,
(282) Qui avait une connaissance supérieure à celle de ceux qui étaient à côté de lui, dans la mesure où il savait sans ambiguïté ce qu’il voyait ?
(283) Il vit un ange envoyé vers lui avec un message, tandis que les autres virent un homme qui était traité avec respect comme étant le compagnon du Prophète ;
(284) Et dans la plus vraie des deux visions, je trouve un indice qui éloigne ma croyance de la doctrine de l’incarnation.
(285 [32]) Dans le Coran il est fait mention de « couverture » (labs), et cela ne peut être nié, car je n’ai pas dépassé la double autorité du Livre et des Traditions apostoliques.
[p. 226]
Ibnu ’l-Fáriḍ, ne parlant plus en sa propre personne mais comme le Logos (Mahomet) ou comme quelqu’un qui est fondu dans l’Absolu, dont rien – pas même l’Amour et l’Unité – ne peut être prédiqué, avertit son disciple qu’il ne doit pas viser si haut : qu’il fixe ses yeux sur la gloire de l’Amour, et il surpassera de loin ceux qui adorent Dieu dans l’espoir ou la crainte.
(286) Je te donne la connaissance. Si tu désires la dévoiler, viens sur mon chemin et commence à suivre ma loi,
(287 [33]) Car la fontaine de Ṣaddá jaillit d’une eau dont le puits abondant est avec moi : c’est pourquoi ne me parlez pas d’un mirage dans un désert !
(288 [34]) Et prends (ta connaissance) d’une mer dans laquelle je me suis plongé, tandis que ceux d’autrefois s’arrêtaient sur son rivage, observant une révérence envers moi.
(289) Le texte « Ne touche pas aux biens de l’orphelin » (Cor. 6, 153) fait allusion symboliquement à la paume d’une main qui était tenue lorsqu’elle essayait (de puiser de l’eau).
(290 [35]) Et à part moi, personne n’en a rien gagné, sauf un jeune homme qui, dans la contrainte ou dans l’aisance, n’a jamais cessé de marcher dans mes traces.
(291) Ne vous éloignez donc pas des traces de mon voyage,
[p. 227]
et crains l’aveuglement de préférer un autre à moi, et va dans mon propre chemin ;
(292) Car la vallée de Son amitié, ô camarade au cœur sobre, est dans la province de mon commandement et tombe sous ma gouvernance,
(293 [36]) Et le royaume des hauts degrés de l’Amour est mien, les réalités (de celui-ci) sont mon armée, et tous les amoureux sont mon peuple.
(294 [37]) L’amour est passé ! Voici, j’en suis séparé comme quelqu’un qui le considère comme un voile. Le désir est au-dessous de ma haute condition,
(295) Et j’ai franchi la frontière de la Passion, car l’Amour est (pour moi) pareil à la Haine, et le but que j’ai atteint dans mon ascension vers l’Unité est devenu mon point de départ.
(296 [38]) Mais sois heureux avec l’amour, car (par là) tu as été fait chef sur les meilleures créatures de Dieu qui Le servent (par dévotion et piété) dans chaque nation.
(297) Gagne ces hauteurs et vante-toi au-dessus d’un ascète qui a été exalté par des œuvres et par une âme qui s’est purgée (des convoitises mondaines) ;
(298) Et dépassez celui qui est lourdement chargé (de connaissances exotériques) – qui, si son fardeau était allégé, serait de peu de poids – celui qui est chargé d’autorités traditionnelles et de sagesse intellectuelle ;
(299 [39]) Et prends pour toi par parenté (d’amour) l’héritage du plus sublime gnostique, qui a eu soin de préférer (par-dessus tout) que son aspiration produise un effet (sur l’humanité) ;
217:203 (203) La ‘ubúdiyya et la ‘ubúda (qui signifient littéralement la relation d’un esclave à son maître) sont toutes deux des phases de la dévotion mystique. Dans la ‘ubúdiyya, le mystique s’intéresse aux moyens de se rapprocher de Dieu, par exemple, par l’ascétisme, le quiétisme, etc. Dans la ‘ubúda, qui est l’accomplissement et la consommation de la ‘ubúdiyya, il s’élève au-dessus de l’égoïsme et se perd dans la volonté de son Seigneur. ↩︎
217:204 (204-5) En cessant de vouloir pour lui-même, le mystique devient un objet de la volonté divine, c’est-à-dire un bien-aimé, et ce qui l’aime n’est autre que son vrai moi. Les mots « mon âme (moi) est mon bien-aimé » se réfèrent au verset 98 (« Tu as juré d’aimer, mais de t’aimer toi-même »), dans lequel le mystique est décrit comme s’aimant lui-même, parce qu’il s’accroche toujours à son individualité. ↩︎
217:206 (206-8) La séparation du soi, c’est-à-dire l’union avec Dieu, est réalisée par la grâce divine, non par un acte du soi. ↩︎
218:209 (209) L’unité parfaite implique finalement « une descente de l’union (jam’) à la séparation (tafriqa) et de l’Essence aux Attributs, afin que le saint puisse réparer le désordre du monde phénoménal et instruire ceux qui cherchent la Vérité, sans pour autant perdre l’union réelle avec l’Essence Divine ; non, il doit unir en lui-même à la fois l’union et la séparation, à la fois l’Essence et les Attributs » (K.). Cf. mes Mystiques de l’Islam, p. 163, et note sur le verset 218 infra. ↩︎
218:210 (210) Le commencement de l’unité avec Dieu est la révélation de Dieu de Lui-même au mystique, qui provoque faná, de sorte qu’il voit le visage dévoilé de Dieu (c’est-à-dire l’Être Réel) dans le miroir des phénomènes. ↩︎
218:212 (212) « Je me suis séparé de l’existence de ma contemplation », c’est-à-dire « je suis passé de (je suis devenu inconscient de) ma contemplation. » ↩︎
218:213 (213) L’objet retenu et sans cesse contemplé dans la sobriété (clairvoyance mystique) qui suit l’ivresse (extase) est le moi intérieur et réel, le « je » caché qui, dans le moment d’extase précédent, était contemplé en Dieu. Cf. note sur vv. 233-5. ↩︎
218:214 (214) L’ivresse ou l’effacement de soi n’est que le début de l’unité (ittiḥád). L’unité parfaite est atteinte dans la sobriété, lorsque le soi, ayant été ramené à la conscience, se connaît comme l’Essence Divine qui se révèle à elle-même. C’est l’état de « demeure après la mort » (al-baqá ba’d al faná). ↩︎
219:218 (218) Littéralement, « le ta (de la 2ème personne singulière au passé du verbe arabe) a été enlevé (ou ‘est devenu tu, le signe de la 1ère personne singulière’) entre nous, » c’est-à-dire « chacun de nous est le ‘je’ de l’autre. » « La secte qui sépare » sont ceux qui regardent les choses sous l’aspect de la séparation (farq ou tafriqa par opposition à l’union, jam‘), de sorte que, par exemple, ils considèrent leurs actes d’adoration comme procédant d’eux-mêmes, et non comme étant faits par Dieu en eux. ↩︎
219:221 (221) L’illustration tirée de l’audition (tradition orale) est la vision du Prophète de Gabriel sous la forme de Diḥya (verset 280 ss.), tandis que l’analogie parallèle tirée de l’expérience oculaire est le cas d’une « femme frappée de catalepsie » (verset 223 ss.). ↩︎
219 : 223 (223-5) Il vaut peut-être la peine de résumer l’explication du commentateur. Ittiḥád, dit-il, signifie que l’Être absolu écrase l’être de la créature individuelle de telle sorte qu’il la prive entièrement de l’exercice de ses facultés : elle semble vouloir et agir, alors qu’en réalité elle est l’organe par lequel Dieu veut et agit. A l’objection selon laquelle une telle chose est impossible, le poète répond en montrant ce qui se passe dans la catalepsie ; et il fait d’une femme le sujet de son illustration parce que le sexe féminin, en raison de la faiblesse de son esprit et de sa passivité générale (infi‘ál), est particulièrement sujet à des crises de ce genre. Or, le corps d’une femme souffrant de catalepsie est évidemment contrôlé par le djinn : sa propre personnalité (nafs) est, pour le moment, défunte (ma’zul) : autrement, comment pourrait-elle prédire les événements futurs et parler une langue qu’elle n’a jamais connue, par exemple en arabe bien qu’elle soit étrangère, et dans une langue étrangère bien qu’elle soit arabe ? Si cette relation peut exister entre une femme et un djinn, malgré la différence de leurs formes et de leurs qualités et malgré le fait que tous deux soient des êtres contingents impuissants, personne ne niera sûrement qu’elle puisse exister entre le Créateur tout-puissant et la créature qu’Il a créée à Sa propre image. ↩︎
220:226 (226) Bien que la possibilité de ittiḥád puisse être prouvée par analogie, la connaissance de sa nature réelle dépend de l’unité (waḥda) ou de la simplification (ifrád) du soi qui s’effectue en le dépouillant de ses attributs et de ses relations. Cf. verset 197 suiv. K. rend munázalatan par « intuition » (par opposition à démonstration logique), mais le mot peut être utilisé ici dans son sens ordinaire, à savoir, « un état permanent de sentiment mystique ». Voir le Glossaire de mon édition du Kitáb al-Luma‘, p. 151. ↩︎
220:227 (227) « Polythéisme secret » (shirk), c’est-à-dire l’estime de soi latente qui empêche le mystique de devenir entièrement un avec Dieu. ↩︎
220:229 (229) « L’altérité » est équivalente au « polythéisme », c’est-à-dire au fait de se considérer comme quelque chose d’autre que Dieu. ↩︎
220:231 (231-2) Ces versets sont difficilement traduisibles. Le langage du mysticisme islamique abonde en paires de termes corrélatifs, par exemple, « perdre » et « trouver », « présence » et « absence », « ivresse » et « sobriété », qui ne sont pas de simples antithèses artificielles mais expriment le fait que, comme on l’a bien dit, « la vie intérieure du Ṣúfí est dans une large mesure un balancement entre des pôles opposés » (R. Hartmann, Al-Ḳuschairîs Darstellung des Ṣûfîtums, p. 8). Cf. note sur vv. 481-2. ↩︎
221:233 (233-5) Pour les expressions employées au v. 233, cf. Cor. 53, 9 et note sur le v. 729. Ici, Ibnu ’l-Fáriḍ, écrivant en tant qu’adepte, déclare que l’état de ravissement extatique, que les soufis appellent « ivresse » et « effacement de soi », est inférieur à l’état ultérieur de clairvoyance consciente, qu’ils décrivent comme « sobriété ». Cf. Kashf al-Maḥjúb, trad., p. 184 et suiv. Je ne peux pas être d’accord avec le professeur Nallino, qui pense (op. cit. p. 73) que « sobriété » au v. 233 se réfère à la conscience normale et non mystique. Le sens des mots « mais quand j’ai enlevé la pellicule de moi, etc. » est expliqué par le commentateur ainsi : « L’existence (wujúd) est un voile (ḥijáb = ghayn, pellicule) au début de la vie mystique, ainsi qu’à son stade intermédiaire, mais non à sa fin. Le mystique est voilé au début par l’aspect extérieur de l’existence (c’est-à-dire les choses créées) de son aspect intérieur (c’est-à-dire Dieu), tandis qu’au stade intermédiaire (c’est-à-dire la période d’« ivresse » pendant laquelle il n’a aucune conscience des phénomènes), il est voilé par son aspect intérieur (Dieu) de son aspect extérieur (les choses créées). Mais quand il a atteint son but (c’est-à-dire la « sobriété »), ni les choses créées ne le voilent de Dieu, ni Dieu ne le voile des choses créées, mais Dieu se révèle au mystique sous ses deux aspects à la fois (c’est-à-dire à la fois comme le Créateur et comme l’univers des choses créées), de sorte qu’il voit avec son œil corporel la beauté de l’Essence Divine manifestée sous l’attribut de l’extériorité.
Le sens de la « séparation » (farq ou tafriqa) a été expliqué dans la note sur le verset 218 : c’est l’état où le mystique a conscience de lui-même comme individu. S’éloignant de lui-même dans l’extase de l’« ivresse », il entre dans l’état d’« union » (jam‘) où il n’a conscience de rien d’autre que de Dieu. Selon Ibnu l-Fáriḍ, le degré final et suprême de l’« unité » (ittiḥád) consiste, non dans l’« ivresse », mais dans la « sobriété », c’est-à-dire dans le retour à la conscience, « la seconde séparation », lorsque le mystique (qui dans la première « séparation » se connaissait comme « autre que Dieu ») se connaît comme sujet et objet de toute action (cf. versets 237-238), et perçoit que « union » et « séparation » sont la même chose vue de points de vue différents p. 222. L’interprétation des paroles conclusives du v. 215 est douteuse. En prenant jam’ dans un sens non mystique, nous pourrions traduire : « Ma pluralité est comme mon unité. » ↩︎
222:237 (237) L’auto-mortification prépare le mystique à la contemplation de Dieu mais ne la précède pas comme la cause précède l’effet. Dans la contemplation, il n’y a pas de dualité, mais seulement Dieu, qui se révèle à lui-même. Le poète décrit cet état d’« union » (jam’) symboliquement dans vv. 239-64. ↩︎
222:238 (238) Le « se tenir debout » sur le Mont ‘Arafát près de la Mecque est l’une des cérémonies observées par les pèlerins. ↩︎
222:240 (240) « Séparation » et « union » (farq et jam‘) sont utilisés dans le sens technique qui a été noté (cf. versets 218 et 233-5). ↩︎
222:241 (241) Le « gaud clinquant » est la beauté considérée comme un attribut des phénomènes, c’est-à-dire la beauté de la forme. ↩︎
222:246 (246) Le commentateur illustre cette doctrine — que les phénomènes révèlent ou cachent l’Être Absolu selon la mesure de la perspicacité spirituelle avec laquelle on les considère — par la parabole suivante (cf. l’allégorie des prisonniers dans la caverne de Platon au Livre VII de la République). Imaginez une maison sans aucune ouverture, à l’exception de fenêtres en verre de couleurs et de formes diverses, de sorte que lorsque le soleil tombe dessus, des rayons de forme et de couleur correspondantes se reflètent à l’intérieur. Imaginez, en outre, que dans la maison se trouvent un certain nombre de personnes qui ne sont jamais sorties et n’ont jamais vu le soleil, mais à qui on a seulement dit que c’est une simple lumière universelle qui ne possède ni couleur ni forme. Certains, percevant que les rayons réfléchis ressemblent au verre par la forme et la couleur, ne les reconnaîtront pas comme des rayons de soleil. D’autres devineront la vérité, à savoir que ces rayons sont la lumière du soleil dotée de forme et de couleur par le milieu à travers lequel elle est vue et préservant son unité intacte au milieu de toute variété d’apparence. ↩︎
223:249 (249) L’« ennemi » est Satan, qui a poussé Adam et Eve à manger le fruit défendu, après quoi Dieu leur dit : « Descendez (du Paradis), l’un de vous est ennemi de l’autre » (Cor. 2, 34). ↩︎
223:256 (256) Le commentateur cite la parole du Prophète : « Nous sommes les derniers et les premiers », c’est-à-dire les derniers dans le temps matériel, les premiers dans le temps spirituel. L’Être absolu, bien que logiquement antérieur aux phénomènes, leur est essentiellement identique. ↩︎
224:259 (259) L’Être Absolu manifeste ses attributs à travers les formes phénoménales qui cachent son essence. ↩︎
224:260 (260-4) L’amour et la beauté sont des aspects de l’auto-manifestation de l’« âme invisible » sous-jacente à tous les phénomènes, et puisque cette âme est l’Être Unique et Réel, il ne peut y avoir aucune différence essentielle entre l’amant et l’objet de son amour. Le mystique qui a atteint « l’ivresse de l’union » (sukru ‘l-jam’) n’a aucune pensée de « à côté », c’est-à-dire que pour lui rien n’existe à côté de son soi inconditionné, qui est Dieu. ↩︎
225:277 (277) « Je suis Elle », c’est-à-dire la doctrine de ittiḥád. ↩︎
225:278 (278) S’adressant au lecteur, Ibnu ’l-Fáriḍ dit : « Le Dieu vers lequel je vous dirige n’est ni en dehors du monde et de vous-même, ni en vous au sens d’« incarné », ce qui est une absurdité. » ↩︎
225:279 (279) « Fausses histoires d’erreur », c’est-à-dire des accusations d’hérésie sans fondement. ↩︎
225:280 (280) Gabriel, par l’intermédiaire de qui le Coran fut révélé à Mahomet, aurait pris la forme de Diḥya al-Kalbí, décrit comme un très bel homme, à plus d’une occasion. ↩︎
225:281 (281-4) Comme Gabriel ne s’est pas incarné dans Diḥya, ainsi Dieu ne s’est pas incarné dans le mystique « uni » à Lui. ↩︎
225 : 285 (284-5) Labs (l’acte de couvrir) est attribué à Dieu dans le Coran (cf. 6, 9 ; 50, 14) et est impliqué dans un groupe de traditions qui rapportent que Mahomet a dit : « J’ai vu mon Seigneur sous telle et telle forme. » Pour la signification du terme, voir A. J. Wensinck, The Etymology of the Arabic Djinn (Spirits) dans Verslagen en Mededeelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen, Afd. Letterkunde, 5e Reeks, Deel IV (1920), p. 506 et suivantes, qui dit : « L’action de couvrir est conçue de cette manière, que l’esprit vient sur un homme, prend sa demeure en lui et le domine, de sorte qu’il n’est plus lui-même mais l’esprit qui est sur lui ou en lui. » L’interprétation moniste des labs adoptée par Ibnu ’l-Fáriḍ diffère essentiellement de ḥulúl. Dans le premier cas, Dieu crée le « déguisement » de la phénoménalité pour ainsi se manifester à Lui-même, et rien n’existe en dehors de Lui ; tandis que ḥulúl (l’« infusion » de l’élément divin dans l’humain) dénote une relation d’immanence comparable à celle de l’esprit et du corps. ↩︎
226:287 (287) Ṣaddá était proverbiale pour la douceur et la salubrité de son eau : cf. le dicton, « De l’eau, mais pas comme Ṣaddá. » Le poète veut dire que sa connaissance découle de la contemplation de l’Essence Divine, de sorte qu’il n’a pas besoin de suivre le mirage de la spéculation intellectuelle. ↩︎
226:288 (288-9) La « mer » est un emblème de la vision béatifique qui fut refusée à Moïse (Cor. 7, 139) mais accordée à Mahomet (Cor. 53, 9). Ibnu ’l-Fárid interprète le texte « Ne te mêle pas de la fortune de l’orphelin » comme un avertissement à Moïse de ne pas empiéter sur la prérogative unique de Mahomet. Lorsque Dieu se révéla dans la gloire au mont Sinaï, Moïse tomba évanoui ; et lorsqu’il reprit ses esprits, il entendit une voix qui disait : « Cette vision ne t’est pas accordée, mais à un orphelin qui viendra après toi. » L’orphelin (yatím) est Mahomet (Cor. 93, 6). Cf. Kashf al-Maḥjúb, pp. 186 et 381. ↩︎
226:290 (290) Le commentateur identifie le « jeune » avec ‘Alí ben Abi Ṭálib, cousin et gendre du Prophète. Selon la croyance des Ṣúfís, ‘Alí reçut du Prophète une doctrine ésotérique qui lui fut communiquée à lui seul. ↩︎
227:293 (293) « Les réalités » (al-ma‘ání) sont probablement le contenu réel de toutes les expressions qui appartiennent au langage de l’amour. ↩︎
227:294 (294-5) Garder conscience d’un attribut c’est être limité par lui; en sortir c’est échapper à la limitation et percer vers l’Absolu, où tous les contraires sont réconciliés. Au verset 294, certains lisent fata 'l-ḥubbi, « Ô esclave de l’amour », au lieu de fani 'l-ḥubbu. ↩︎
227:296 (296-8) L’amant de Dieu est plus proche de Lui que l’ascète, le théologien ou le philosophe. ↩︎
227:299 (299) Le plus sublime des gnostiques », c’est-à-dire Mahomet, de qui les Ṣúfís prétendent avoir hérité non seulement leur connaissance de la religion (‘ilm) mais aussi leur connaissance mystique (ma‘rifa). Dans le plus haut degré de gnose, l’union (jam‘) se combine avec la séparation (tafriqa), de sorte que le mystique, tout en continuant dans l’état unitif, redescend une fois de plus dans le monde de la pluralité et utilise ses pouvoirs spirituels pour le bien et l’instruction de ses semblables. ↩︎