(707 [1]) Ainsi (comme le montreur) je laissais tomber entre moi et moi le rideau qui obscurcit l’âme dans la lumière des ténèbres,
(708) Qu’en produisant mes actions à intervalles réguliers, je puisse apparaître à ma sensation graduellement, l’habituant ainsi (et la préparant à une illumination complète).
(709) J’ai joint le jeu (illusion) de celui-ci à mon travail (réalité),
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afin de rapprocher de ta compréhension les fins de mes desseins lointains.
(710) Bien que son cas (celui du showman) ne soit pas (essentiellement) comme le mien, il y a une ressemblance entre nous en ce qui concerne les deux formes de manifestation :
(711) Ses figures (marionnettes) étaient les formes dans lesquelles, à l’aide d’un écran, il montrait son action : elles devenaient néant et se retiraient quand il se révélait ;
(712 [2]) Et mon âme lui ressemble en action, car ma sensation est comme les figures (marionnettes), et le vêtement (corporel) est mon écran.
(713 [3]) Quand j’ai enlevé l’écran de moi, comme il l’a enlevé (de lui), de sorte que mon âme m’est apparue sans aucun voile
(714) Et déjà le soleil de la contemplation s’était levé, et toute l’existence était illuminée, et à travers moi les nœuds de la corde d’attache (de la perception sensorielle) étaient dénoués
(715) J’ai tué le jeune homme, mon âme, tandis que d’un côté j’élevais le mur (de la conscience) pour sauvegarder mes lois et de l’autre je bloquais mon bateau (corporel),
(716 [4]) Et je me suis tourné pour répandre ma grâce reconstituante sur chaque être créé selon mes actions à chaque instant ;
(717 [5]) Et si je n’étais pas voilé par mes attributs, les objets dans lesquels je me manifeste seraient consumés par la splendeur de ma gloire.
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Une fois l’illusion de l’individualité détruite, il ne reste plus que « le Maître du spectacle », la seule personne réelle du drame.
Qui, pour le passe-temps de l’éternité,
Il conçoit, décrète, voici.
(718) Les langues de tous les êtres, si tu veux seulement les écouter, témoignent éloquemment de mon unité.
(719 [6]) Et concernant mon unicité (ittiḥád), il est descendu une Tradition certaine, dont la transmission par relation (orale) (du Prophète) n’est pas infirme,
(720) Déclarant que Dieu aime (Ses créatures) après qu’elles se soient rapprochées de Lui par des œuvres volontaires de dévotion ou par l’observance de ce qui est obligatoire ;
(721) Et le point que la doctrine nous invite à noter est rendu aussi clair que la lumière de midi par les mots « Je suis pour lui une oreille ».
(722 [7]) J’ai utilisé les moyens (religieux et dévotionnels) pour atteindre l’unification jusqu’à ce que je la trouve (l’unification), et l’agence des moyens a été l’un de mes guides (pour cela) ;
(723 [8]) Et j’ai unifié les moyens jusqu’à ce que je les perde, et le lien de (cette) unification était la voie d’approche (de l’unité) qui m’a le mieux servi ;
(724 [9]) Et j’ai dépouillé mon âme des deux, et elle est devenue célibataire (détachée du monde des relations) — pourtant elle n’avait jamais été à aucun moment autre que célibataire (dans sa vraie nature) ;
(725) Et j’ai plongé dans les mers de l’union, non, j’ai plongé en elles dans ma solitude et j’ai sorti bien des perles sans pareilles,
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(726 [10]) Afin que je puisse entendre mes actes avec une oreille qui voit, et voir mes paroles avec un œil qui entend.
(727) Ainsi, si le rossignol se lamente dans le bosquet, tandis que les oiseaux dans chaque arbre gazouillent en réponse à elle,
(728) Et si le joueur de flûte fait de la musique en accord avec les cordes touchées par la main d’une chanteuse
(729 [11]) Qui chante une tendre poésie, de sorte que les âmes (des auditeurs) montent vers leur lotus paradisiaque à chaque trille —
(730) Je prends plaisir aux effets de mon propre art, et je déclare toujours que mon union et ma société sont libres de tout partenariat avec d’autres.
Il résulte de la doctrine de ittiḥád que toutes les formes de culte sont essentiellement divines. Même le dualisme et le polythéisme représentent certains aspects dans lesquels Dieu s’exprime. Ce passage (vv. 73 I-49) doit être comparé aux vues exposées par Ibnu ’l-‘Arabí et Jílí (voir pp. 130 s. et 157 s.).
(731 [12]) Par moi l’assemblée de ceux qui louent mon nom est (attentive comme) l’oreille de celui qui lit (un livre), et pour moi la boutique du marchand de vin est (ouverte comme) l’œil d’un éclaireur ;
(732 [13]) Et pratiquement aucune main autre que la mienne n’a attaché la ceinture des infidèles ; et si elle est détachée en reconnaissance de moi, c’est ma main qui l’a détachée.
(733) Et si la niche d’une mosquée est illuminée par le Coran, aucun autel d’une église n’est vain à cause de l’Évangile ;
(734) Ce n’est pas en vain que sont révélés à Moïse pour son peuple les livres de la Torah, par lesquels les Rabbins conversent avec Dieu chaque nuit.
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(735) Et si un dévot tombe devant les pierres d’un temple d’idoles, il n’y a aucune raison pour que le zèle religieux s’en offusque ;
(736) Car beaucoup de ceux qui sont exempts de la honte d’associer d’autres personnes à Dieu au moyen de l’idolâtrie sont en esprit des adorateurs de l’argent.
(737 [14]) L’avertissement que je viens de recevoir a atteint ceux qu’il cherchait, et je suis la cause des excuses avancées dans chaque foi.
(738 [15]) Dans aucune religion les yeux des hommes n’ont été égarés, et dans aucune secte leurs pensées n’ont été perverses.
(739) Ceux qui sont tombés insouciamment amoureux du soleil n’ont pas perdu le chemin, car sa luminosité vient de la lumière de ma splendeur dévoilée ;
(740 [16]) Et si les Mages adoraient le Feu – qui, comme le raconte l’histoire, ne s’éteignit pas pendant mille ans
(741) Ils ne visaient que moi, bien qu’ils aient pris une autre direction et n’aient pas déclaré le but qu’ils avaient formé.
(742) Ils avaient vu autrefois l’éclat de ma lumière et l’avaient considéré comme un feu, de sorte qu’ils furent détournés de la vraie lumière par les rayons.
(743 [17]) Et sans le paravent de l’existence, je l’aurais dit : seule mon observation des lois imposées aux phénomènes me fait garder le silence.
(744 [18]) Ce n’est donc pas un sport sans but, et les créatures n’ont pas été créées pour errer au hasard, même si leurs actions ne sont pas bonnes.
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(745 [19]) Leurs affaires suivent un cours selon la marque des Noms ; et la sagesse qui a doté l’Essence de divers attributs les a amenés à suivre ce cours en conséquence du décret divin,
(746 [20]) Les disposer en deux poignées – « et je m’en fiche… et je m’en fiche » – l’une destinée au bonheur et l’autre au malheur.
(747 [21]) Oh, que l’âme sache qu’il en est ainsi, ou bien qu’elle ne cherche pas à le savoir (du tout), car c’est selon cela que le Coran est récité chaque matin.
(748 [22]) Et sa connaissance vient d’elle-même : c’est elle qui a dicté à mes sens ce que j’espérais (de la connaissance mystique).
(749 [23]) Si j’avais choisi un seul, j’aurais dévié (de la vérité) et j’aurais été dépouillé des signes de mon union (jam‘) en associant mon œuvre (en tant que partenaire égal) à moi-même.
Protestant qu’il n’est pas coupable d’avoir divulgué les sublimes mystères dont la grâce de Dieu l’a illuminé, le poète dit adieu à son disciple : qu’il suive les traces de son maître et qu’il ne fasse qu’un avec l’Essence, comme il ne fait qu’un avec lui.
(759 [24]) Dans le monde de la réminiscence, l’âme possède son savoir ancien – mes disciples me le demandent comme une faveur.
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(760) Hâte-toi donc de jouir de mon union éternelle, en vertu de laquelle j’ai trouvé les hommes adultes de la tribu (des Ṣúfís) pas plus sages que de petits bébés.
(761) Car mes contemporains ne boivent que la lie de ce que j’ai laissé, et quant à ceux qui m’ont précédé, leurs mérites (vantés) sont mon superflu.
260:707 (707) Le corps est obscur, dans la mesure où il appartient au monde des apparences, mais aussi lumineux, dans la mesure où la connaissance de la réalité vient d’abord à l’âme par la perception sensorielle. Considérés comme facultés de l’âme, les sens sont capables de recevoir une illumination graduelle. ↩︎
261:712 (712) L’âme agit sur les sens à travers un médium corporel de la même manière que le showman utilise un écran pour agir sur ses marionnettes. ↩︎
261 : 713 (713-5) Ces lignes décrivent les états de faná et de baqá — la levée du voile corporel et l’union qui en résulte avec la réalité — qui sont indiqués ici au moyen de métaphores qui nous sont étrangères mais faciles à comprendre pour tout musulman, puisqu’elles se réfèrent à un passage célèbre du Coran (18, 64-81). « J’ai tué le jeune homme, mon âme », c’est-à-dire que je suis mort à moi-même (faná). « Tandis que… j’élevais le mur… pour sauvegarder mes lois », c’est-à-dire que ma vie (baqá) en Dieu et par Dieu s’accompagnait du maintien de la loi religieuse. Le mystique parfait, après avoir « sabordé sa barque », c’est-à-dire avoir détruit son existence individuelle, néanmoins dans son état unitif « fait de la Loi son vêtement supérieur et du Chemin son vêtement intérieur » : cf. Les Mystiques de l’Islam, p. 163. ↩︎
261:716 (716) L’âme unifiée est une avec la source éternelle d’énergie d’où l’existence des phénomènes est diffusée et perpétuellement renouvelée. Imdád dans ce verset a sa signification habituelle : voir vv. 403-4. ↩︎
261:717 (717) Une paraphrase de la célèbre Tradition concernant les 70 000 voiles de lumière et d’obscurité qui cachent le visage d’Allah. ↩︎
262:719 (719) Le poète se réfère à un autre hadith également apocryphe (voir p. 5 supra), dont l’essentiel réside dans l’affirmation que ceux que Dieu aime sont un avec Lui, de sorte qu’Il est leur organe de vue, d’ouïe et de parole. ↩︎
262:722 (722) Bien que le mystique au début de son unification valorise les exercices de dévotion comme un moyen d’atteindre l’union avec Dieu, il finit par savoir que l’obtention de l’union ne dépend pas de causes secondaires, qui sont inexistantes en réalité, ou d’un acte qu’il pourrait s’attribuer. Cf. Kashf al-Maḥjúb, p. 202 ss.; Les Mystiques de l’Islam, p. 74 ss. ↩︎
262:723 (723) « J’ai unifié par rapport aux moyens », c’est-à-dire que j’ai perçu que Dieu est le véritable agent dans chaque acte. ↩︎
262:724 (724) « J’ai dépouillé mon âme des deux », c’est-à-dire de mon respect pour les moyens eux-mêmes (v. 722) et de mon respect pour mon unification d’eux (v. 723). Même dans ce dernier cas, il reste encore un reste de dualisme, dans la mesure où l’unification est attribuée au moi individuel. ↩︎
263:726 (726) Dans l’union (jam‘) chaque attribut est identique à tout autre attribut et à l’Essence. ↩︎
263:729 (729) Les mots « monter à leur lotus paradisiaque » dépeignent le plus haut ravissement dont l’âme est capable, car le sidratu ’l-muntaná (Coran, 53, 54) marque la limite du septième ciel, et ni prophète ni ange ne peuvent le dépasser. ↩︎
263:731 (731) « L’assemblée de ceux qui louent mon nom » fait allusion aux Ṣúfís qui se réunissent pour le dhikr (voir Les Mystiques de l’Islam, p. 45 et suivantes). Tout étudiant de la poésie mystique persane sait ce que signifie « la boutique du marchand de vin » : d’autres peuvent consulter le Gulshani Ráz de Maḥmúd Shabistarí, éd. par E. H. Whinfield, p. 78 et suivantes de la traduction anglaise. ↩︎
263:732 (732) Les chrétiens, les juifs et les zoroastriens sous la domination musulmane portaient une ceinture autour de la taille pour les distinguer des fidèles ; par conséquent, leur « perte » de cette ceinture serait un signe de leur conversion à l’islam. ↩︎
264:737 (737) Ceux qui ont désobéi au message divin délivré par les prophètes doivent être excusés au motif que Dieu n’a pas créé en eux la capacité spirituelle qui leur aurait permis de comprendre et d’obéir. ↩︎
264:738 (738) Dieu, sous un aspect ou un autre, est le véritable objet de toute croyance religieuse. ↩︎
264:740 (740) L’extinction du Feu sacré des Perses, après qu’il ait brûlé sans cesse pendant mille ans, est enregistrée parmi les présages qui se sont produits la nuit de la naissance du Prophète (572-3 ap. J.-C.). ↩︎
264:743 (743) « Si je n’apparaissais pas sous la forme de l’extériorité, comme une créature dépendante de la volonté divine et soumise à la loi divine, j’aurais dit clairement que rien n’existe en réalité sauf Un Être, qui se manifeste dans chaque pensée et chaque action. » ↩︎
264:744 (744) Le langage de ce verset est emprunté au Coran 23, 117: «Pensez-vous que Nous vous avons créés pour un jeu oisif?» et au Coran 75, 36: «L’homme pense-t-il qu’il sera laissé sans contrôle?» L’existence du mal, c’est-à-dire de l’imperfection relative, découle nécessairement de l’auto-manifestation de l’Absolu. Voir pp. 85, 93, 131. ↩︎
265:745 (745) Le bien et le mal, le salut et la perdition, sont des effets déterminés par les Noms Divins, par exemple al-Hádí (Celui qui guide droit), al-Muḍill (Celui qui égare), et par les Attributs Divins, par exemple_ i‘záz (exaltare humiles) et idhlál (deponere potentes). ↩︎
265:746 (746) Ibnu ’l-Fáriḍ fait référence à la Tradition selon laquelle lorsque Dieu créa Adam, Il tira sa postérité de ses reins en deux poignées, l’une blanche comme l’argent et l’autre noire comme le charbon, et dit : « Ceux-ci sont au Paradis et je ne m’en soucie pas ; et ceux-ci sont dans le feu de l’Enfer et je ne m’en soucie pas. » ↩︎
265:747 (747) « Car selon cela », par exemple dans Cor. 16, 95 : « Allah égare qui Il veut et guide qui Il veut. » ↩︎
265:748 (748) Cf. v. 671 et vv. 675-6. ↩︎
265:749 (749) « Si j’avais isolé », c’est-à-dire si j’avais limité l’action de l’âme en lui isolant et en lui attribuant les attributs de beauté (qui sont la source du bien), tandis que je la privais des attributs de majesté et de crainte (qui sont la source du mal), alors j’aurais élevé à côté d’elle un Être rival dans lequel ces derniers attributs et les effets qui en découlent doivent, par hypothèse, subsister. ↩︎
265:759 (759) C’est la doctrine platonicienne de l’ἀνάμνησις. Dans les rêves et dans les moments d’extase, l’âme recouvre la connaissance de l’être véritable qui lui est cachée pendant son existence corporelle. Cf. vv. 428-9 et 664 ss. ↩︎